Signature de la Charte de Marseille. Entretien avec la chercheuse Hélène Thiollet et la journaliste Julia Monfort

Lors des Assises du journalisme de Marseille 2025, une nouvelle charte a été présentée pour revoir en profondeur le traitement médiatique des questions migratoires. Intitulée « Charte de Marseille », elle se veut un outil déontologique à destination des journalistes, dans un contexte de désinformation croissante et de polarisation idéologique. Dans cet entretien, Julia Montfort, journaliste tournée vers l’enseignement du métier et membre du comité éditorial de la charte, et Hélène Thiollet, politiste, chargée de recherche CNRS au CERI Sciences Po, reviennent sur la genèse et les objectifs de ce projet inédit, et son lien avec la recherche.
Quelle est l'origine du projet de la Charte de Marseille ?
Les événements politiques de 2024 ont mis en lumière les difficultés rencontrées par de nombreuses rédactions pour traiter de manière factuelle et éclairée les questions migratoires. Les mobilités humaines constituent un enjeu politique et social majeur en France, en Europe et dans le monde contemporain. Les journalistes ont la responsabilité de couvrir ces sujets avec soin et précision. Dans la lignée des grands textes de déontologie journalistique et de la Charte pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique il est apparu nécessaire de mener une réflexion collective sur les pratiques journalistiques liées à la couverture des migrations. Le contexte actuel est marqué par une transformation de l’économie politique des médias en France (la prise de contrôle de Vivendi et de son bouquet de médias par le groupe Bolloré en 2015 notamment) qui pourrait avoir des effets politiques1 à l’instar du cas des États-Unis2, par la propagation accrue de la désinformation3 notamment via les réseaux sociaux, et une polarisation idéologique et affective croissante. Ce contexte nous a semblé propice à une réflexion sur les besoins des équipes rédactionnelles. L’objectif était d’identifier et de diffuser des bonnes pratiques pour améliorer le traitement de l’information sur les migrations. La Charte de Marseille se veut une boussole déontologique, qui reprend et applique les textes de référence existants aux questions migratoires. Il ne s’agit nullement d’une « police de l’information » ou d’une instance de contrôle. Elle précise les modalités d’application de l’éthique journalistique sur les questions de migration et encourage les journalistes à se former sur cette thématique exigeante. À travers ses 11 articles, elle promeut une couverture précise et complète des migrations, dans le respect de la loi et de la dignité des personnes.
Comment s’est déroulée l’élaboration de la charte, et qui y a participé ?
En 2024, un comité éditorial composé de 7 personnes et dont fait partie Julia Montfort s’est constitué, réunissant Leila Amar, journaliste du média en ligne Guiti News, Antoine Chuzeville, journaliste à France Télévision, représentant du Syndicat National des Journalistes (SNJ), ainsi qu’Eric Nahon, et Sedera Ranaivoarinosy, journalistes et respectivement membres des associations Journalisme et Citoyenneté et du Réseau international des journalistes IJNet en français. Pour élaborer la charte, le comité s’est appuyé sur des textes déontologiques de référence tels que la Déclaration de Munich, la Charte d’éthique professionnelle du SNJ et la Charte mondiale d’éthique de la Fédération Internationale des Journalistes (FIJ). Il s’est également inspiré des chartes de Rome et d’Idomeni sur le traitement des migrations, ainsi que d’une étude menée par l’association Désinfox-Migrations, en lien avec le projet de recherche DIMIG “Discours et Migrations” financé par l’Institut Convergence Migrations et le projet CMD « The Crisis of Migration Discourses » tous deux pilotés par Hélène Thiollet au CERI Sciences Po. Le collectif de la charte pour un journalisme à la hauteur des enjeux climatiques, cité plus haut, a également été consulté.
En mars 2025, le texte a été présenté lors d’un atelier aux Assises du journalisme de Tours. Le collectif a intégré les suggestions émises par un panel composé de 30 journalistes français et exilés, de représentants syndicaux et d’étudiants en journalisme. Le comité éditorial a également mené des entretiens avec des chercheurs, des experts en migrations et des journalistes impliqués dans des projets de chartes similaires, afin d’identifier les facteurs de succès de ces initiatives. Un sondage auprès de journalistes exerçant en France a permis de mieux comprendre les réalités des rédactions et de proposer des réponses adaptées à leurs besoins pratiques. Le 29 avril 2025, la Charte a été officiellement lancée lors des Assises du journalisme de Marseille.
Quelle réaction la charte a-t-elle suscité dans les médias ?
La Charte de Marseille a immédiatement suscité un large intérêt médiatique et un engouement au sein des rédactions. À ce jour, 35 médias l'ont signée, parmi lesquels France Médias Monde, Deutsche Welle, Alternatives Économiques, Mediapart, Loopsider, Politis, L’Humanité, So Good, Splann, La Marseillaise, Au Poste, Euradio, Mediarama, Rue89 Bordeaux et Rue89 Lyon. Elle a également reçu le soutien des principaux syndicats de la profession : SNJ, CFDT Journalistes, FIJ, SNJ-CGT et la GAARD, syndicat des réalisateurs de reportages et documentaires. Reporters sans Frontières figure également parmi les soutiens, tout comme six écoles de journalisme. Par ailleurs, de nombreux journalistes signent la charte à titre individuel.
La charte a aussi suscité l’intérêt et les critiques des médias véhiculant des valeurs conservatrices, où le temps d’antenne accordé aux migrations n’a jamais été aussi important. Pour les initiateurs de la charte, tous les débats qu’elle suscite sont une avancée : la communauté médiatique doit s’interroger et débattre. Le texte de la charte n’est qu’un point de départ pour réfléchir collectivement à l’amélioration des pratiques, à la lutte contre la désinformation, le racisme et les discriminations, qui sont condamnés par la loi. Sans objectif partisan, la charte milite pour le respect des règles d’une profession exigeante, pilier de nos démocraties. Nous appelons les médias à débattre et à s’engager à nos côtés pour respecter la loi et les principes déontologiques fondamentaux qui régissent la profession.
Quel rôle joue la recherche dans l’élaboration de cette charte et dans le traitement médiatique des migrations ?
Les migrations sont un sujet à la fois complexe et explosif. La couverture médiatique des phénomènes migratoires, notamment depuis l’été 2015, a été profondément transformée par ce qui a été appelé la « crise migratoire ». Le grand public a ressenti le besoin de mieux comprendre les mouvements de réfugiés syriens en Europe et les politiques d’accueil ou de non-accueil mises en place dans les pays européens. Cette période a été déterminante pour inciter les journalistes non seulement à couvrir plus et mieux les questions migratoires, mais aussi à réfléchir sur le rôle des médias dans la politisation de cette question.
Depuis 2015, ces enjeux de politisation ont été amplifiés, notamment lors des campagnes présidentielles et à travers des cycles médiatiques récurrents. Les recherches menées par Hélène Thiollet et Michelle Reddy, avec Etienne Toureille (Université de Rouen) et Romain Leconte (École Normale Supérieure) ont même montré que les migrations étaient non seulement l’objet d’une polarisation médiatique, mais aussi qu’elles étaient devenues un « marronnier » dans la presse écrite, instrumentalisable en période électorale. Ces recherches soulignent la nécessité d’interroger à la fois l’intensité et les modalités du traitement journalistique des faits migratoires. Ainsi, elles mettent en évidence le décalage entre la réalité des flux migratoires et leur représentation journalistique, ainsi que le rôle de la presse dans la construction et l’accentuation de cette politisation.
Des projets comme DIMIG, qui explore les discours médiatiques sur les mobilités humaines, ont permis d’établir un lien entre les interrogations des journalistes et le travail des chercheurs. Les journalistes ont exprimé le besoin de renforcer leur lien avec la recherche en sciences sociales, besoin clairement exprimé dans la charte. Les chercheurs, de leur côté, souhaitent également mieux communiquer avec la communauté médiatique. Le rôle d’organisations comme Désinfox-Migrations ou d’institutions de médiation comme l’Institut Convergence Migrations est central pour assurer la diffusion de l’information scientifique vers le grand public, à travers les médias traditionnels ou les réseaux sociaux. Ce lien renforce les journalistes dans leurs pratiques et leur éthique professionnelle, rendant la recherche directement utile à la société.
- En savoir plus sur la recherche sur les migrations au CERI.
- Le groupe de recherche Migrations et mobilités.
Propos recueillis par Miriam Périer, CERI.
- 1. Voir Cage, Julia and Hengel, Moritz and Herve, Nicolas and Urvoy, Camille, Political Bias in the Media. Evidence from the Universe of French Broadcasts, 2002-2020 (16 février 2022). Disponible sur le site du SSRN: https://ssrn.com/abstract=4036211 ou http://dx.doi.org/10.2139/ssrn.4036211 ou https://theses.hal.science/tel-04452730 ou l’enquête RSF : https://rsf.org/fr/l-achat-du-silence-enqu%C3%AAte-rsf-sur-les-clauses-de-confidentialit%C3%A9-qui-font-taire-les-journalistes
- 2. Martin, Gregory J., and Ali Yurukoglu. 2017. "Bias in Cable News: Persuasion and Polarization." American Economic Review 107 (9): 2565–99.
- 3. Voir Emeric Henry, Ekaterina Zhuravskaya, Sergei Guriev (2020). "Facts, Alternative Facts and Fact Checking in Times of Post-Truth Politics"