Sciences sociales et psychanalyse : vers un nouveau dialogue
Le dialogue entre les sciences sociales et la psychanalyse a été, en France, vif et fécond jusqu’aux années 1990. En raison de l’intérêt porté à la psychologie, aux affects, comme de la sensibilité des fondateurs de l’Ecole des Annales, cet effort fut particulièrement perceptible chez les historiens. Un peu plus tôt, dès 1950, Roger Bastide avait posé les jalons d’une discussion entre la sociologie et la psychanalyse, mais sans succès. Du côté de la philosophie, on citera le travail de Paul Ricoeur sur Freud publié au milieu des années 1960. L’attention portée au cours de ces mêmes années à l’Ecole de Francfort a certainement maintenu vivants les apports de Freud à la compréhension critique de l’expérience du XXe siècle. Chez les philosophes du politique tels que Cornelius Castoriadis, Claude Lefort ou Marcel Gauchet, la référence à la psychanalyse fut également très importante. Du côté de l’analyse politique, il y eut au début des années 1980 des publications marquantes – bien que dans des perspectives chaque fois différentes – notamment d’Eugène Enriquez, de Serge Moscovici ou de Raphaël Draï.
Il y a certes une vraie difficulté dans les sciences sociales à penser l’articulation de l’historique et du psychique, et plus largement peut-être la subjectivité, sans laquelle notre compréhension des phénomènes s’expose au risque du réductionnisme descriptif. On peut penser que la question ne se pose pas de la même manière dans les traditions française et allemande. Du côté du positivisme durkheimien, l’étude de la subjectivité est écartée par principe de méthode. L’individuation étant conçue comme une socialisation (« l’élément essentiel de la personnalité est ce qu’il y a de social en nous », selon Durkheim), l’approche laisse peu de place au psychisme et à ses dérivés que sont l’association et l’imitation, mis en valeur par Taine, Tardes, Ribot ainsi que Le Bon. En termes d’histoire des idées, on pourrait presque avancer qu’au travers de sa théorie des représentations et des croyances collectives, qui sont d’une autre nature que celles de l’individu, l’Ecole française élabore quelque chose comme un inconscient social qui écarte l’idée d’un inconscient psychique. Du côté de la mouvance weberienne, en revanche, la subjectivité retrouve son droit de cité, constituant le point de départ de toute analyse, pour autant qu’elle soit comprise dans les interactions humaines, comme autant de visées de sens qui s’inscrivent dans la culture qui leur préexiste et qu’elles contribuent à consolider.
Max Weber aura pour souci de couper la sociologie compréhensive de tout psychologisme, pour mieux s’affranchir de toute notion de race ou d’origine première, qu’elle soit ethnique ou linguistique. En cherchant à élaborer les conditions de validité universelle des jugements fondés sur la compréhension, il distinguera compréhension sociologique et compréhension psychologique : « la sociologie compréhensive n'est pas une branche de la psychologie », dit-il, allant même jusqu’à poser que ce ne sont pas les dimensions psychiques qui expliquent les institutions mais le contraire. Ainsi, dans un texte de 1904 sur l’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociale, il affirme : « On ne fait pas de progrès en allant de l’analyse psychologique des qualités humaines vers celle des institutions sociales mais […] au contraire l’éclaircissement des conditions et des effets psychologiques des institutions présuppose la parfaite connaissance de ces dernières et l’analyse scientifique de leurs relations ». Le passage de l’un à l’autre se fait par les institutions qui portent la trace des conflits et des négociations collectives. Les règles résultent des tensions humaines. Questionner les institutions, qui est l’œuvre du sociologue, c’est donc aussi questionner la psychologie. Pour conclure avec Weber qui poursuit ainsi le texte cité à l’instant : « l’analyse psychologique signifie alors tout simplement un approfondissement extrêmement intéressant dans chaque cas concret de la connaissance de leur conditionnalité historique et de leur signification culturelle ».
Au-delà des traditions sociologiques française et allemande, et sans même faire référence au soupçon d’ethnocentrisme venu de l’anthropologie, on a souvent reproché à la construction freudienne de poser comme relevant de l’invariant ou de la nature ce qui relève en réalité du social. Libido, moi, surmoi, inconscient sont, pour le sociologue des états sociaux, des états du moi façonnés par le social dans lequel l’individu s’inscrit. S’en tenant à une opposition intangible nature vs culture, pulsion vs répression, Freud se voit reprocher de ne pas voir qu’il existe une « structure » – une « disposition », selon Norbert Elias – dans l’individu, qui rend possible l’adaptation à la répression : l’autocontrôle. La question reprise par de nombreux anthropologues est ici posée de la dimension « processuelle » des phénomènes touchant l’inconscient et la libido qui risquent d’être pensés comme étant de toute éternité.
Un nouveau groupe de recherche du CERI, co-animé avec Paul Zawadzki, entend se pencher sur les raisons de l’assèchement du dialogue entre les sciences humaines et sociales et la psychanalyse constaté depuis près de quatre décennies, mais aussi sur les promesses que recèlent les interrogations portant conjointement sur les phénomènes politiques de la masse, du racisme, de l’extrémisme, du terrorisme, de l’antisémitisme et des nationalismes qui sont constitutifs de notre actualité. Afin d’évaluer les problèmes d’épistémologie et de méthode qui ont fait obstacle à un tel échange et à identifier les principaux conflits de paradigmes sur lesquels il a buté, il se propose d’abord de relire quelques-uns des textes de référence qui ont cherché dans la psychanalyse des ressources d’élucidation du social–historique, pour en tirer des notions (telles que répétition, pulsion, identification…) véritablement heuristiques. Cette relecture distinguera les écrits venus des sciences sociales qui prennent appui sur la psychanalyse de ceux, souvent rédigés par des psychanalystes, qui traitent leur objet au prisme exclusif de l’inconscient, afin d’en comparer les limites et les apports respectifs.
A partir de ce retour aux textes, les travaux du groupe de recherche s’interrogeront ensuite sur la fécondité et les limites des paradigmes psychanalytiques au travers des cas d’étude sur les traumatismes politiques contemporains. A ce titre, l’interrogation sur l’historicisation de l’inconscient retrouve toute sa pertinence. Comment interpréter par ce biais certains phénomènes historiques et politiques ? Y a-t-il des objets privilégiés – les violences, les passions, les phénomènes mémoriels, les haines racistes – pour lesquels l’apport de la psychanalyse serait particulièrement substantiel ? Qu’est-il de l’analyse de la conflictualité ? Les usages de la psychanalyse sont bien évidement divers, et c’est uniquement par l’analyse précise des phénomènes que l’on pourra approcher les modalités de l’articulation de l’historique et du psychique sans occulter les difficultés de leur validation proprement universitaire, sans prétendre non plus imposer un seul paradigme et donc en respectant l’autonomie méthodologique de chaque discipline.
Pour en savoir plus, rendez-vous sur la page du groupe de recherche Sciences sociales et psychanalyse sur le site du CERI.
Photo : Lev Radin, Washington, DC-January 6, 2021: Rioters clash with police trying to enter Capitol building through the front doors, Shutterstock