Réalignements stratégiques au Proche-Orient 

25/01/2021

Le 15 septembre 2020, le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, les ministres des Affaires étrangères du Bahreïn, Abdullatif Al Zayani, et des Emirats arabes unis, Abdullah bin Zayed, signaient, à Washington, sous les auspices du président Trump, les "accords d’Abraham" normalisant les relations entre Israël et les deux Etats du Golfe. Leur portée géopolitique est indéniable et témoigne de profondes transformations régionales.

Il existait bien, depuis une quinzaine d’années, des relations bilatérales discrètes entre Israël et les pays du Golfe. Mais entretenir une coopération officieuse et ponctuelle n’est pas tout à fait la même chose que d’aboutir à une normalisation pleine et entière. La dernière normalisation de cette ampleur est ancienne : elle remonte à 1994 avec le traité de paix israélo-jordanien. Surtout, il convient de remarquer que celle de l’été 2020 ignore complètement l'"Initiative de paix arabe" adoptée par les 22 pays membres de la Ligue arabe, à Beyrouth en 2002, qui liait la reconnaissance explicite de l’Etat d’Israël à son retrait de tous les territoires occupés en 1967 et à la création d’un Etat palestinien indépendant avec pour capitale Jérusalem-Est. Cette indifférence assumée souligne cruellement que le panarabisme est bel et bien mort1, et que, du coup, la question palestinienne, jadis centrale pour la cause arabe, est complètement escamotée. Cette marginalisation n’est certes pas soudaine, elle s’est effectuée progressivement au cours des trente dernières années avec un recentrement progressif sur le Golfe. Mais les accords entre Israël et deux Etats du Golfe sont une manifestation spectaculaire de cette modification en profondeur de la géopolitique régionale.

La raison d’être essentielle de ce rapprochement est stratégique : il s’agit de constituer un "front de sécurité régionale"2 qui entend faire pièce à l’Iran, mais aussi à la Turquie et à la Syrie d’Assad. L’adversaire principal est la République islamique qui a relancé, depuis le retrait américain de l’accord de Vienne sur le nucléaire, son programme d’enrichissement de l’uranium, et intervient également, de façon plus ou moins directe, dans certains pays arabes (Irak, Syrie, Liban, Yémen). Les EAU sont à la pointe de ce front, depuis que sous l’impulsion du prince-héritier Mohammed ben Zayed, ils ont entrepris de renforcer leurs capacités militaires. Cet objectif est d’autant plus décisif à leurs yeux que les dirigeants émiratis ont – comme leurs voisins saoudiens et bahreïnis – des interrogations sur la stratégie américaine à long terme. Certes, toutes les pétromonarchies accueillent des bases américaines, mais cela n’empêche pas les doutes sur l’engagement militaire des Etats-Unis. Ainsi, l’absence de toute action de représailles après l’attaque par des drones et des missiles de deux sites majeurs en Arabie Saoudite (septembre 2019), raid attribué à l’Iran par l’ONU qui réduisit la production de pétrole saoudien de moitié durant trois semaines, fut particulièrement mal vécue. Dans cette entreprise de consolidation militaire, l’entente avec Israël est indispensable, entre autres afin de pouvoir acheter de l’armement de haute technologie. L’assentiment donné par le département de la Défense en novembre 2020 à la vente de 50 F-35, de 18 drones et de divers missiles aux EAU est, à l’évidence, la conséquence directe du rapprochement avec Israël.

L’autre adversaire commun est la mouvance des Frères musulmans qui, à l’exception de la Turquie et du Qatar, n’a plus guère de soutien actif dans le Golfe et bien au-delà (Egypte). Si le Koweït se tient sur une prudente réserve, les Emirats sont à l’avant-garde du combat contre l’islamisme politique accusé de vouloir déstabiliser l’ordre régional en place. Israël, aux prises depuis trente ans avec le Hamas, partage la même préoccupation.

Evidemment, Abu Dhabi et Manama n’auraient pu faire mouvement en direction de Jérusalem sans l’approbation tacite de Riyad. Si l’Arabie Saoudite s’est gardée pour le moment de suivre ses voisins dans la normalisation avec Israël3, c’est pour éviter, comme gardienne des Lieux saints musulmans, d’apparaître comme ayant bradé la cause palestinienne, une cause arabe mais aussi islamique. Mais l’effet domino a bien eu lieu, le Soudan, en octobre, puis le Maroc, en décembre, annonçant eux aussi l’établissement de relations avec l’Etat hébreu. Cette normalisation a été en partie un passage obligé pour obtenir des avantages majeurs de la part des Etats-Unis : prêt d’un milliard de dollars et retrait de la liste des pays soutenant le terrorisme pour le Soudan ; aide de 3 milliards pour des projets d’investissements privés et reconnaissance de la souveraineté sur le Sahara occidental pour le Maroc. Les critiques très timides dont ont été l’objet ces normalisations en cascade montrent néanmoins que l’on est décidément très loin de la signature du traité de paix entre Israël et l’Egypte en 1979 qui avait suscité un tollé dans le monde arabe et conduit à la mise en quarantaine totale de l’Egypte durant une décennie.

Dans cette configuration transformée, à quoi faut-il s’attendre avec la nouvelle administration Biden ?4 A un style à l’évidence différent qui évitera les "coups" de Donald Trump, en rupture avec le consensus international. Mais les changements consécutifs à l’action iconoclaste de celui-ci, comme le transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem et la reconnaissance de la souveraineté israélienne sur le Golan, modérément critiqués en leur temps par Joe Biden, ne seront pas remis en cause. En revanche, la "vision pour une paix israélo-palestinienne" (janvier 2020) qui avalisait l’annexion par Israël de 30% de la Cisjordanie sera abandonnée au profit d’un retour aux paramètres de la solution à deux Etats… dont la concrétisation risque toutefois de continuer à être illusoire. Sur le plan régional, l’inflexion la plus attendue concerne l’accord nucléaire avec l’Iran que Joe Biden souhaiterait, sous condition, voir renaître. Si cette revitalisation était effective, elle pourrait bien avoir l’effet paradoxal d’accélérer la normalisation entre Israël et l’Arabie Saoudite, les deux pays partageant la même suspicion envers la république islamique et la même absence de confiance quant au respect de ses engagements sur la question nucléaire.

Cette question sera abordée lors du lancement du numéro hors-série d’Alternatives économiques, « Quel monde en 2021 ? » le 2 février prochain.

  • 1. Comme le pressentait déjà dès 1978 l’universitaire Fouad Ajami, dans "The end of Pan-Arabism", Foreign Affairs, Winter 1978, vol. 57 (2).
  • 2. Pour ne pas affaiblir ce front, les Etats-Unis ont également été très actifs afin que la querelle avec le Qatar au sein du Conseil de coopération du Golfe, qui s’était traduit depuis juin 2017 par un véritable blocus de ce pays par l’Arabie Saoudite, cesse. Début janvier 2021, le sommet des pays du Golfe accueillait à nouveau officiellement le Qatar.
  • 3. Une rencontre "secrète" entre Mohammed ben Salmane et Benyamin Netanyahou, en présence du secrétaire d’Etat américain, Mike Pompeo, et du chef du Mossad, Yossi Cohen, a toutefois eu le 22 novembre dans la ville saoudienne de Neom, au bord de la Mer Rouge.
  • 4. "Why America must lead again: Rescuing U.S. Foreign policy after Trump", Foreign Affairs, Vol. 99, n° 2, (March-April 2020): 64-76.
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