Quelles perspectives pour la démocratie et les droits humains en Algérie ? Entretien avec Luis Martinez
Luis Martinez répond à nos questions à l’occasion de la publication du rapport intitulé « Perspectives pour la démocratie et les droits humains en Algérie », fruit de deux années de travail collectif mené entre l’Europe et l’Algérie, autour de la question de la démocratie et des droits humains. Le chercheur répond à nos questions et présente les grandes lignes de cette recherche.
Pouvez-vous nous présenter rapidement le projet du consortium DRHC et l’équipe qui le constitue? Depuis quand travaillez-vous ensemble et quels terrains avez-vous explorés?
Ce rapport est le résumé des principales conclusions tirées de documents de recherche non publiés et qui ont été discutés lors d’une série de webinaires fermés qui se sont tenus au cours de l’année 2020. Les séminaires ont été organisés conjointement par EuroMed Droits, Dignity, l’Institut danois des droits de l’homme et la Fondation euro-méditerranéenne de soutien aux défenseur-e-s des droits de l’homme, et c’est ce même regroupement qui a publié le rapport que nous présentons ici.
Au départ de cette initiative lancée en 2019 et qui regroupe une cinquantaine de personnes, ce sont des chercheur-e-s, d’origine algérienne et européenne, des défenseurs des droits humains et des organisations de défense des droits et de la démocratie travaillant en Algérie, qui ont cherché à comprendre l’émergence du mouvement Hirak au printemps 2019 et les difficultés qu’il a rencontrées dans ses tentatives d’infléchissement de la stratégie de l’armée.
Le webinaire final de ce projet a été l’occasion d’échanges critiques avec les représentants de nombreuses organisations de la société civile algérienne engagées dans le Hirak, et c’est en cela que les résultats de cette recherche sont particulièrement stimulants et riches. Nous poursuivons ce travail au-delà de ce rapport, un ouvrage collectif est en préparation.
Vous publiez ici un rapport présentant les principaux résultats de la recherche menée dans le cadre de ce projet collectif, autour de la question de la démocratie et des droits humains en Algérie. Quels sont les principaux résultats de cette recherche?
L’argument clé du rapport que nous publions est que la « révolution » a peu de chances d’aboutir à la réalisation d’une transition démocratique et au respect des droits humains en Algérie. En effet, le rapport montre qu’en vue d’une transition démocratique réussie et durable, le mouvement Hirak a tout à gagner à développer une stratégie de long terme et qu’il doit aspirer à transformer le régime et non à revendiquer un changement radical immédiat. Le Hirak doit en outre « dé-radicaliser » son programme politique, se transformer en acteur politique réformiste et participer aux élections. L’objectif des acteurs de la société civile est de parvenir à la déconstruction progressive, pacifique et négociée du régime autoritaire algérien ; de construire dans la durée un climat de confiance qui offre des assurances à l’armée quant à la préservation de ses intérêts et de ses privilèges. Dans une telle perspective, le rapport conclue que la démocratisation de l’Algérie ne peut se faire qu’avec le consentement des militaires. Or si cette période de transition est présentée comme une « révolution », « une nouvelle indépendance », elle ne fera que renforcer les inquiétudes de l’armée, déjà très nombreuses. Les activistes pro-démocratie gagneraient en effet à adopter une stratégie visant à persuader les militaires de consentir à des réformes structurelles. Aujourd’hui, en Algérie, les acteurs de la société civile nationale sont exclus des institutions politiques. Une des demandes exprimée par ces acteurs est que la communauté internationale les soutienne dans leur lutte pour leur intégration dans les grandes institutions publiques algériennes et la transformation de l’intérieur de celles-ci. Le Hirak exprime un sentiment profond de colère et d’exaspération que les acteurs de la société civile sont parvenus à canaliser, jusqu’à présent. De fait, c’est une ressource importante dans la négociation avec l’armée, mais les acteurs de la société civile doivent maintenant sortir le Hirak de la rue (et de ses slogans radicaux - « qu’ils dégagent tous », « pouvoir assassin » - et contre-productifs car ils raidissent encore davantage la position de l’armée) et le faire basculer dans le processus de la transformation du régime.
Manifestation à Alger, vendredi 13 mars 2020, avant confinement. Copyright : Shutterstock
Quels effets la crise sanitaire et la fermeture des frontières algériennes auront-elles eu sur la démocratie et les droits de l’homme en Algérie?
La crise sanitaire a stoppé la dynamique du Hirak. L’arrêt des manifestations a permis aux autorités algériennes de reprendre progressivement le contrôle de l’espace public et de la communication. De fait, l’objet « Hirak » a occupé de moins en moins de place dans les médias nationaux et internationaux. Certes, durant cette période l’hospitalisation du président Tebboune en Allemagne a replongé l’Algérie dans le spectre d’un président malade et soigné à l’étranger, mais son retour au pays s’est accompagné d’une volonté d’imposer l’agenda politique du régime et donc de réprimer le mouvement Hirak.
À la veille des élections législatives anticipées du 12 juin, la répression est très dure et cela montre bien que les militaires rejettent l’existence et les actions entreprises par le mouvement Hirak dans sa forme actuelle. Les organisations internationales de défense des droits humains sont nombreuses à dénoncer la stratégie de répression du gouvernement et certaines s’inquiètent de l’avenir des droits de l’homme en Algérie, si ce pays dérive vers le modèle de l’Égypte de Sissi par exemple.
Manifestation le 8 mars 2019, journée internationale de défense des droits des femmes. Copyright : Shutterstock
Les élections législatives algériennes ont lieu le 12 juin 2021 de manière anticipée. Pouvez-vous nous rappeler pourquoi ces élections initialement prévues en 2022 ont été anticipées et ce qui se joue?
Après la destitution du président Abdelaziz Bouteflika, l’armée a imposé son agenda politique : élection présidentielle anticipée, référendum sur la Constitution et, le samedi 12 juin 2021, élections législatives anticipées puis élections locales en septembre 2021. Il s’agit très clairement de pouvoir reconstruire une scène politique formelle qui permette à l’armée de rebasculer dans l’ombre. Comme pour les scrutins précédents, on s’attend à un taux de participation très faible ; c’était déjà le cas sous Bouteflika. Entre les appels au boycott du Hirak et des partis de l’opposition et le profond scepticisme des électeurs quant à la capacité du parlement à légiférer pour l’intérêt général, ces élections semblent ne présenter que peu d’intérêt, si ce n’est de rendre visibles les partis politiques, en particulier islamistes, et les personnalités toujours disponibles pour rejoindre les coalitions gouvernementales à venir. En fait, ces élections sont là pour démontrer que c’est l’armée qui décide de l’agenda politique et non le Hirak...
Le rapport est accessible ici en français et ici en anglais.
Propos recueillis par Miriam Périer.
Illustration de couverture : Manifestation le 13 mars 2020 à Alger. Dernière marche du vendredi avant le confinement imposé en raison de la crise sanitaire. On peut lire "Persistent, déterminé, résilient". Copyright: Shutterstock