Quelle configuration territoriale pour l’Ukraine ?

Gilles Lepesant

19/01/2015

Les élections présidentielle (25 mai) et législatives (26 octobre 2014) ajoutées à la sécession de facto d’une partie du Sud-Est du pays et aux projets de réforme territoriale ont esquissé au cours de l’année 2014 un renouvellement profond de la géographie politique ukrainienne.

L’Ukraine après les élections

Paradoxalement, rarement la géographie électorale du pays n’aura été aussi peu polarisée qu’à l’heure où son intégrité territoriale est remise en cause. Vainqueur du scrutin présidentiel, P. Porochenko a en effet obtenu plus de 40% des voix dans 24 des 28 régions (oblasts).

La principale candidate d’opposition, Ioulia Timochenko, a recueilli moins de 13% des suffrages tandis que tous les autres candidats ont obtenu moins de 10%. Présentée par certains médias russes et occidentaux comme une force montante, l’extrême-droite a été marginalisée1.


Compte tenu des opérations militaires en cours dans le Sud-Est du pays, de la crise économique et sociale et de la pression exercée par la Russie, l’issue des élections législatives anticipées du 26 octobre dernier était incertaine. Celles-ci ont néanmoins pu être organisées (sauf en Crimée et dans les zones de combat) et ont fait l’objet d’une évaluation (provisoire) positive de l’OSCE2. Le parlement a été renouvelé (environ 250 députés, soit la moitié de l’assemblée, n’ont jamais exercé ce mandat auparavant) et apparaît dominé par des députés favorables à l’intégration européenne.

Faibles dans les régions de l’Est (notamment en raison des nombreux bureaux de vote fermés), les taux de participation ont témoigné d’une forte mobilisation de la société civile au centre et à l’Ouest du pays.


Les élections législatives ont confirmé le pouvoir en place depuis la présidentielle de mai. Elles ont en effet été remportées par le Front populaire (conduit par A. Iatseniouk, Premier ministre en place) et le bloc Petro Porochenko, formation du président en exercice3. Dans les semaines précédant le scrutin, le bloc Porochenko semble avoir souffert de sa rhétorique jugée par certains trop conciliante avec Moscou. Plus déterminé à l’égard de la Russie, moins apparenté aux oligarques, le Premier ministre a, lui, obtenu un résultat plus élevé qu’attendu ; le Président en a tiré les conséquences en le confirmant dans ses fonctions. L’enjeu pour les deux têtes de l’État est désormais de ne pas faire revivre au pays les déchirements qui avaient opposé les protagonistes de la Révolution orange (I. Timochenko et V. Iouchtchenko) et de répondre aux attentes de la population, attentes que les nombreux députés issus de la société civile ne manqueront pas de rappeler.


Les anciens partisans du président déchu, V. Ianoukovitch, ont certes subi une défaite mais également témoigné d’une capacité à se renouveler. Le Bloc d’opposition est parvenu à écarter certains membres parmi les plus controversés du Parti des régions tout en récupérant une part importante de l’électorat et des structures de ce dernier. Il a pu s’assurer du soutien de certains oligarques (dont R. Akhmetov) et écarter la concurrence incarnée par Ukraine forte de S. Tiguipko et par le Parti communiste (absent du parlement pour la première fois depuis l’indépendance). Ce dernier aurait probablement pu conserver sa représentation si les électeurs de Crimée et du Donbass (représentant environ 12% de l’électorat ukrainien) avaient pu voter.
À l’opposé du spectre politique, les législatives ont confirmé la marginalisation de l’extrême-droite : le parti Svoboda n’a pas franchi le seuil des 5% et Secteur droit n’a recueilli qu’1,8% des voix. Le Parti radical de Oleg Lashko est parvenu à entrer au parlement mais a obtenu un résultat plus modeste que celui qu’annonçaient les sondages. Enfin, Patrie, la formation de I. Timochenko, qui avait comme tête de liste une pilote faite prisonnière par l’armée russe, a franchi de justesse le seuil des 5% des suffrages.

La principale surprise du scrutin est venue de Samopronich, parti fondé en 2012 par le maire de Lviv et qui demande le renforcement des pouvoirs locaux. Les élections municipales qui se sont tenues à Kiev en mai 2014 avaient déjà illustré sa capacité à étendre son influence au-delà de l’Ouest du pays (avec 7% des voix). En obtenant en octobre 19% des suffrages, il montré sa capacité à convaincre une partie importante de la société par son discours réformateur, libéral et pro-européen.

Au final, le parlement élu renvoie l’image d’une société ukrainienne moins divisée que naguère. Les partis pro-européens y détiennent une large majorité même si le Bloc d’opposition pourrait devenir la troisième force politique de l’assemblée grâce au ralliement de députés sans étiquette. Cette présence assure la représentation des régions russophones et l’existence d’une opposition démocratique. Le pouvoir en place dispose d’une majorité suffisante pour faire voter des réformes mais le seuil des 300 députés nécessaire à l’adoption de réformes constitutionnelles sera difficile à atteindre. Au final, ce processus électoral n’a pas engendré d’abstention massive ; il n’a débouché ni sur une montée en puissance des partis d’extrême droite ni sur une déstabilisation de la scène politique.

Les défis à relever restent néanmoins majeurs. Le chômage et la pauvreté sont en hausse et l’Ukraine a perdu la main, au moins provisoirement, sur une partie de sa base industrielle située dans le Donbass. En 2012, les régions de Lougansk et de Donetsk représentaient près de 16% du PIB. Au premier trimestre de 2014, elles fournissaient 23% de la production industrielle et des exportations du pays. L’Est du pays, en déclin industriel et démographique depuis plusieurs années, s’est développé sur la base de richesses minières qui font encore aujourd’hui de l’Ukraine le quatrième producteur européen de charbon. En raison des opérations militaires qui s’y déroulent, la production de charbon du pays a diminué de 51% entre septembre 2013 et septembre 2014. Les mesures prises dans ce contexte, à savoir l’utilisation intensive des centrales nucléaires, la réduction des livraisons à la Crimée, l’importation de charbon sud-africain, ne constituent qu’une solution provisoire.

Surtout, l’issue du conflit avec les séparatistes et l’armée russe dans le Sud-Est du pays reste incertaine. Entre un arrêt des combats accompagné d’un accord sur la place de la région dans l’organisation politico-administrative de l’Ukraine d’une part et l’extension des affrontements vers Kharkiv et Marioupol d’autre part, l’éventail des scénarios possibles reste large. Concernant le statut du Sud-Est ukrainien, des parallèles ont été faits, avec la Somalie4, la Transnistrie, la République serbe de Bosnie-Herzégovine5 ou encore le Groenland. L’option d’un statut proche de celui de cette dernière région danoise est celle préconisée par S. Glazev, conseiller du Président Poutine6.
Le Sud-Est ukrainien risque au fond de devenir une enclave officiellement ukrainienne (ne serait-ce que pour épargner à la Russie le coût de sa reconstruction) qui sur le long-terme affectera la stabilité du pays. Moscou peut alterner les périodes de tension pour préserver ou accroître les gains territoriaux des séparatistes et les phases d’apaisement pour limiter les risques d’isolement de la Russie.

L’accord signé à Minsk le 5 septembre 2014 permettait d’envisager une issue politique, le texte prévoyant un cessez-le-feu et un statut pour les régions séparatistes. Le 16 septembre, le parlement ukrainien a adopté une loi spécifique pour les régions de Donetsk et de Lougansk qui prévoit notamment une amnistie pour les personnes ayant participé aux combats, l’organisation d’élections locales, une coopération facilitée avec les collectivités locales russes frontalières, une participation des gouvernements locaux à la nomination des juges et des procureurs, la possibilité pour les villes de constituer leurs propres forces de sécurité, l’extension de l’usage de la langue russe et une libéralisation des règles en matière d’investissement. Ce régime spécial a été prévu pour une durée de trois ans.

Arguant que l’accord de Minsk ne fixait pas de date pour les élections à venir dans les oblasts de Lougansk et de Donetsk et que celle proposée par le Parlement ukrainien (le 7 décembre) ne les engageait pas, les séparatistes ont décidé l’organisation d’un scrutin dès le 2 novembre. Celui-ci a eu une portée plus large que celle prévue par l’accord de Minsk puisque les électeurs furent appelés à élire non seulement des parlementaires (comme agréé par Kiev) mais également dans chacun des oblasts un « Président » (Aleksandr Zakhartchenko a recueilli 75% des voix dans celui de Donetsk,  Igor Plotnizki 63 % des voix dans celui de Lougansk). Après le référendum de mai 2014 qui a consacré l’indépendance des régions concernées, une étape supplémentaire a ainsi été franchie vers une autonomisation du Sud-Est ukrainien. Kiev en a tiré les conséquences : les allocations financières destinées aux régions séparatistes et l’exercice des pouvoirs publics dans ces régions ont été suspendus. Pour Moscou, les élections – bien que non reconnues par la Russie – permettent de doter les territoires séparatistes d’interlocuteurs vers lesquels orienter tout partenaire international souhaitant débattre de l’avenir du Sud-Est ukrainien.

Sur le plan militaire, les affrontements se sont intensifiés dans le Donbass peu après les élections, à la suite de transferts massifs d’hommes et de matériel provenant de Russie. Pour les séparatistes et leurs soutiens, l’enjeu est de renforcer la cohérence et la viabilité du territoire soustrait à l’influence de Kiev en y associant des carrefours routiers et ferroviaires, des centrales électriques, voire le débouché maritime du Donbass (le port de Marioupol). Un accès terrestre jusqu’à la Crimée permettrait en outre d’approvisionner celle-ci sans dépendre du trafic maritime soumis à des interruptions récurrentes en hiver.

Les autorités russes ont fait part de leurs ambitions à plus long terme pour la presqu’île. Une stratégie annoncée en août 2014 vise à faire de cette région défavorisée7 l’une des régions les plus riches de Russie en s’appuyant sur le tourisme, l’agriculture et les industries portuaires8. De nouvelles capacités de production sont envisagées et en octobre 2014, l’établissement d’une zone franche a été acté. D’ici à 2020, la presqu’île devrait recevoir 20 milliards de dollars afin de renforcer son autonomie (l’approvisionnement en eau et en énergie, qui provenaient à 80% d’Ukraine, ont été considérablement réduits), d’augmenter retraites et salaires et de construire un pont surplombant le détroit de Kertch. Si le projet russe permet à plusieurs groupes privés détenus par des proches du Président Poutine d’engranger des commandes, le doute demeure sur la rentabilité et la pertinence de projets susceptibles de nourrir la corruption et consentis au détriment d’investissements prévus dans d’autres régions russes.

Une solution fédérale pour l’Ukraine ?

Concernant l’organisation territoriale de l’Ukraine, la Russie plaide pour une solution fédérale dont l’ambiguïté n’a pas échappé aux dirigeants européens9. Le 17 mars 2014, le gouvernement russe a proposé que l’Ukraine devienne un « Etat démocratique fédéral » dans lequel les régions seraient indépendantes et éliraient leurs représentants. Sans disposer de compétences dans les domaines de la défense et de la politique étrangère, elles bénéficieraient de larges prérogatives en matière d’économie, de finance et de politique linguistique. La recomposition politico-administrative de l’Ukraine nécessitant apparemment l’aval de Moscou, le ministre russe des Affaires étrangères a ajouté que la Russie « n’accepterait pas de solution cosmétique ».

L’idée fédérale est discutée en Ukraine depuis les origines du pays, voire avant même sa constitution. Celle-ci était à l’origine prônée par les partisans d’une autonomie des territoires peuplés d’Ukrainiens par rapport à Moscou. Le fédéralisme devait permettre de distendre les liens avec la Russie. C’est désormais cette dernière qui promeut l’idée fédérale et les Ukrainiens, les dirigeants comme la société civile10, qui la rejettent. L’ancien président Ianoukovitch avait, à l’instar des élites de l’Est du pays depuis le début des années 1990, défendu durant sa campagne électorale une large décentralisation tout en adoptant, une fois élu, plusieurs mesures renforçant la centralisation du pays.

À l’été 2014, le Président Porochenko a proposé une réforme de la Constitution ukrainienne. Comme toutes celles qui ont auparavant affecté l’équilibre du pouvoir entre le Parlement et le Président, la réforme proposée comporte un volet consacré aux collectivités locales. Si le projet de Constitution réaffirme le caractère unitaire de l’Etat ukrainien, les changements préconisés sont significatifs. Le Conseil de l’Europe a approuvé cette évolution tout en demandant certaines améliorations11.

À ce jour, l’Ukraine est un pays centralisé qui a conservé certains traits hérités de la période soviétique. Le nom et le nombre des oblasts et des raïons12 n’ont pas varié. Comme durant la période communiste, ces entités disposent d’assemblées élues qui n’ont néanmoins qu’un rôle limité puisque la réalité du pouvoir est exercée par une administration nommée par le pouvoir central. À l’exception des villes, les autorités infra-étatiques sont pour l’essentiel un prolongement du gouvernement central, elles ne disposent d’ailleurs de quasiment aucune autonomie financière.

Le projet de Constitution propose que les oblasts soient remplacés par des régions dirigées par des exécutifs régionaux élus au suffrage universel. Les raïons (devenus districts) connaîtraient la même évolution et le nombre des communes serait réduit. Un partage de compétences clair serait établi entre l’Etat et les collectivités locales. Le texte amendant la Loi fondamentale reprend explicitement la définition donnée par la Charte européenne des collectivités locales de la gouvernance locale. Toutes les collectivités, du village à la région, pourraient « octroyer un statut spécial à la langue russe et aux autres langues des minorités nationales selon une procédure définie par voie législative ». L’appréciation de la légalité des actes adoptés par les collectivités locales relèverait du Président (le Conseil de l’Europe suggère que cette responsabilité relève du gouvernement).

Au regard des nombreuses tentatives avortées depuis l’indépendance de refondre l’organisation territoriale de l’Ukraine, ce projet de réforme institutionnelle frappe par son ambition. Le plus difficile commence néanmoins : trouver la majorité au parlement nécessaire pour voter ce texte (soit franchir le seuil requis de trois cents députés), préciser par la loi les relations entre le centre et les régions pour ce qui concerne les pratiques linguistiques et la péréquation financière (à ce jour opaque mais en cours de révision depuis la création en 2012 du Fonds d’Etat pour le développement régional), délimiter les compétences précises de chaque autorité et clarifier le sort de l’administration d’État présente en région à l’heure où une délicate procédure de lustration commence.

Réalisée plus tôt, une telle réforme aurait pu apaiser les contentieux linguistiques et identitaires et réduire le discrédit qui frappe les élites politiques. Par crainte d’amorcer un cycle de désintégration de l’Etat, les élus les plus favorables aux réformes libérales et à l’intégration européenne s’y sont néanmoins régulièrement opposés. De leur côté, les représentants de la partie orientale du pays ont soutenu l’idée d’une régionalisation tout en se gardant, une fois au pouvoir, de conduire une réforme décentralisatrice qui aurait limité le contrôle des ressources politiques et financières détenues par le pouvoir central. Qu’un nouveau contrat social puisse s’établir entre les territoires ukrainiens à l’heure où une partie du pays échappe au contrôle de Kiev ne serait pas le moindre des paradoxes de l’ère nouvelle engagée. Sans les représentants du Sud-Est du pays et avec un parlement renouvelé et moins divisé que jamais, l’Ukraine sera t-elle plus aisée à réformer ?


  • 1. Le représentant de Svoboda a obtenu 1,1% des suffrages, celui de Secteur droit 0,7%.
  • 2. OSCE, International Election Observation Mission Ukraine, Early Parliamentary Elections. Statement of Preliminary Findings and Conclusions, 26 octobre 2014
  • 3. Le scrutin a été organisé selon les modalités suivantes : 225 députés ont été élus sur des listes proportionnelles qui devaient obtenir au minimum 5 % des voix pour être élus ; 225 autres députés ont été élus à la majorité relative. En raison de l’annexion de la Crimée par la Russie et des combats en cours dans le Sud-Est du pays, les élections n’ont pu se tenir dans 27 des 225 circonscriptions élisant leurs députés à la proportionnelle. 198 députés seulement ont pu être élus dans celles où ils sont désignés à la majorité relative.
  • 4. “Ukraine in turmoil, a Somalia scenario?”, The Economist, 27 septembre 2014.
  • 5. Ivan Krastev: Putin's World, 1er avril 2014
  • 6. Principal argument avancé par S. Glaziev, le Groenland n’est pas membre de à l’Union européenne malgré l’adhésion du Danemark, S. Glaz'ev, Federalizacija – uze ne ideja, a ocevidnaja neobchodimost, Kommersant Ukraina, 6 février 2014.
  • 7. La Crimée représentait, en 2011, 3% du PNB ukrainien et son PIB par habitant s’élevait à 19 500 hhyvnia environ 1 000 euros) contre 28 500 hryvnia (1520 euros) en moyenne pour l’ensemble de l’Ukraine.
  • 8. Ministère russe des affaires de Crimée, Développement socio-économique de la Crimée et de la ville de Sébastopol jusqu’en 2020, août 2014.
  • 9. Dans son discours à la Conférence des ambassadeurs du 28 août 2014, le président de la République François Hollande suggérait « une large décentralisation au bénéfice des régions russophones ».
  • 10. Les enquêtes d’opinion fournissent différents résultats qui peuvent renvoyer non seulement à des méthodes d’enquête différentes mais aussi à une évolution des perceptions, notamment sous l’effet des médias et des événements de crise. En décembre 2013, le centre Razumkov montrait qu’une majorité significative des Ukrainiens était opposée à la fédéralisation et à la division du pays (entre 61 et 80%). Même les habitants de l’Est et du Sud du pays y apparaissent hostiles. En avril 2014, une enquête conduite par le KIIS (Kyiv International Institute of Sociology) indiquait que les questions du fédéralisme et du statut des langues étaient secondaires pour les citoyens du Sud-Est de l’Ukraine (Opinions and View of the Population of Southeastern Ukraine, conduit entre les 8 et 16 avril 2014 auprès de 3 232 personnes âgées de plus de 18 ans vivant dans 160 communes situées dans les oblasts d’Odessa, Mykolayiv, Kherson, Kharkiv, Lugansk, Dnipropetrovsk, Zaporizhya, Donetsk.>
  • 11. Commission de Venise, Opinion on the Draft law amending the Constitution of Ukraine, submitted by the President of Ukraine on 2 July 2014, Rome, 10-11 octobre 2014.
  • 12. Entité administrative de rang équivalent à celui du département en France.
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