Quatre questions sur le Soudan

07/06/2019


Deux mois après la chute d’Omar el-Bechir, Roland Marchal répond à nos questions sur la situation au Soudan.

« Cela fait vingt-cinq ans que certains tentent de mobiliser la rue soudanaise. Mais les gens sont toujours du côté de leur gouvernement » déclarait Omar el-Bechir en 2015. Quel a été le déclencheur de la révolte au Soudan et comment comprendre ce qui a amené à la chute du président de la République du Soudan ?

Roland Marchal : L'idée d'un soulèvement populaire contre les auteurs du coup d'état du 30 juin 1989 a germé dès le jour suivant avec beaucoup d'ingénuité et dans une assez grande confusion. Si l'objectif n'est donc pas nouveau, les formes d'organisation actuelles sont les héritières de mouvements de protestation contre la vie chère qui ont débuté dès 2009 et qui se sont intensifiés après la sécession du Sud-Soudan en 2011 et les printemps arabes. La semi-clandestinité de la direction, le maillage social, la forte déconcentration des protestations, y compris dans une ville comme Khartoum, l'utilisation des réseaux sociaux bien évidemment ont constitué des acquis importants.

Les motifs eux ont peu changé : la vie chère, très chère et l'absence de tout espace démocratique dans le monde urbain devenu plus important depuis 1989 à cause des effets de l'économie rentière, des conflits dans les régions dites périphériques et de la crise auto-entretenue de l'agriculture commerciale. Si le régime d'Omar el-Bechir s'était construit sur une islamisation des discours de pouvoir, la corruption généralisée et la montée des inégalités sociales ont rendu cette référence complètement caduque. La sécession du Sud-Soudan à laquelle peu de dirigeants soudanais voulaient croire et les soubresauts sanglants de la première décennie d'indépendance ont également souligné les choix erratiques d'une direction politique du pays qui n'a pas su gagner la guerre ni assurer la paix. Enfin, l’espoir du changement se retrouve ailleurs, évidemment aujourd'hui en Algérie mais aussi en Ethiopie où la nomination d'un nouveau Premier ministre, Abiy Ahmed, au printemps 2018 marque également l'échec d'une expérience autoritaire.


Qui sont les Soudanais qui se sont révoltés et quelles sont les revendications du mouvement ?

Roland Marchal : Un peu tout le monde ! Il faut le dire : nous avons à faire à un mouvement social très hétérogène politiquement, ce qui constitue une force en phase de mobilisation mais une faiblesse au moment de la négociation avec les militaires. Trois catégories sociales jouent un rôle de premier plan : les jeunes, très durement touchés par la crise mais aussi avides de changement après être nés et avoir muri à l'ombre des portraits d’el-Bechir et des caciques du pouvoir ; les femmes, peut-être parce qu'elles ont été les principales bénéficiaires des acquis des mobilisations récentes et qu’elles trouvent dans ce mouvement une reconnaissance politique et sociale trop longtemps déniée, et pas seulement par les hiérarques du régime ; et enfin les cadets sociaux, originaires des régions périphériques du Soudan, comme le Darfour, qui ont de nombreuses revanches à prendre sur un régime qui a fait preuve d'une très grande brutalité à l'égard de leurs régions d'origine.

La durée de la mobilisation a sans surprise radicalisé les revendications initiales. A une solution improbable sur le court terme d'une crise économique se sont ajoutés la mise à pied et l'emprisonnement d'Omar el-Bechir ainsi que le démantèlement d'un régime qui en trente ans a pu prendre racine dans l’ensemble du pays, dans les appareils de force, dans la fonction publique, dans les médias publiques et privés, dans le monde économique. C'est aussi sur un entendement différent de ce démantèlement que se sont divisés au cours des dernières semaines le mouvement social et sa représentation politique, une division habilement instrumentalisée par les tenants de l'ancien régime et la vieille garde islamiste qui essaient de mobiliser le pays profond pour la défense de l'islam que personne n'agresse et surtout pour la défense des islamistes que tous critiquent.

Quelle transition peut-on envisager pour le Soudan ? Une transition démocratique est-elle possible ?

Roland Marchal : Une transition démocratique est possible ; elle est même nécessaire et les débats au sein des intellectuels et des partis politique soudanais le prouvent sans ambiguïté. Il existe cependant des questions très compliquées à régler et le pays connaît une crise économique profonde, au-delà des difficultés à gérer les effets de la baisse drastique des revenus pétroliers.

Nous avons tout d'abord la question des conflits armés dans les régions périphériques, entretenus par des mouvements qui n'ont, dans leur histoire, pas fait preuve d'un grand réalisme politique ni d’une capacité d’écoute de la population. Aujourd'hui, ils sont tactiquement alliés au mouvement social mais qu'en sera-t-il demain, notamment dans la mesure où le débat sur les raisons de ces conflits reste très clivant à Khartoum ?
Nous avons ensuite la question du démantèlement de l'appareil de force, qui pose la question de l'existence d'une constellation de groupes paramilitaires et d'organes de sécurité qui avaient vocation à s'espionner les uns les autres et à contrôler la population. Derrière cette question, il y a des enjeux de pouvoir mais également des enjeux économiques importants.
Enfin, nous avons la question du type de rupture avec le régime d’el-Bechir. Faut-il remettre en cause les fameuses lois de « septembre 1983 », devenues Code pénal islamique en 1991 et symboles d'un régime qui a prospéré sur une conception simpliste et brutale de l'islamisme ? Faut-il faire le pari de la démocratie et se concentrer sur de nouvelles règles de fonctionnement du jeu politique qui peu à peu marginaliseraient les plus radicaux ? Tout dépendra de la capacité à sortir de la crise économique en améliorant le sort du plus grand nombre : si les opposants d'aujourd'hui échouent, ils donneront à nouveau un blanc-seing aux démagogues d'hier.

Enfin, quelle est aujourd’hui la situation au Darfour ?

Roland Marchal : Que n'a-t-on entendu en France sur le Darfour ! L'inculpation d’el-Bechir par la Cour pénale internationale en mars 2009 est contemporaine du lâchage du dossier du Darfour par les professionnels de l'émotion et des superlatifs. Disons-le, les dynamiques d'involution sont partout : dans les oppositions armées, souvent stipendiées aujourd'hui par Khalifa Haftar, les milices pro-régime, l'appareil d'Etat au niveau local. El-Bechir a réussi à rendre le Darfour absolument ingouvernable. Le dossier est encore plus complexe qu'il ne l'était en 2008 avec des implications régionales importantes tant du Tchad que de la Libye. Une politique occidentale plus inventive et volontariste sera nécessaire, sauf à vouloir simplement cultiver l'obsession européenne de geler les migrations pour le plus grand bénéfice des trafiquants.

Propos recueillis par Corinne Deloy

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