Quatre questions sur l’Italie

25/02/2019
25/02/2019



Entretien avec Marc Lazar, professeur des universités en histoire et sociologie politique à Sciences Po, à l'occasion de la journée d'étude organisée le 4 mars 2019 au CERI. 

Que pensent les Italiens de la politique menée par la Ligue (L) et le Mouvement 5 étoiles (M5s) depuis un an ?

Avec 55% à 60% d’opinions favorables, ce gouvernement est l’un des plus populaires de l’histoire récente de l’Italie et des exécutifs actuellement en place dans les pays de l’Union européenne, à l’exception de Malte, ainsi que l’a démontré une enquête récente menée par l’Institut Cattaneo de Bologne. Les Italiens considèrent que leur gouvernement fait ce qu’il a annoncé, qu’il représente une nouveauté et qu’il est proche de leurs préoccupations. Ils approuvent en particulier la politique adoptée sur l’immigration.
Par ailleurs, l’opposition est inexistante. Forza Italia est en chute libre dans les intentions de vote (7% à 8% contre un peu plus de 14% des suffrages aux élections législatives de mars 2018), et son vieux dirigeant, Silvio Berlusconi, a perdu de son aura. Le Parti démocrate se déchire sur sa stratégie et sur le choix de son prochain secrétaire général qui se fera par des élections primaires. Toutefois, il est à noter que depuis quelques semaines on note un léger repli de la popularité du gouvernement due à la détérioration de la situation économique de la péninsule officiellement entrée en récession. Une majorité d’Italiens se montre sceptique sur l’efficacité de la politique économique de la coalition dirigée par Giuseppe Conte.
 
A part sur l’immigration, sur quels autres domaines l’action du gouvernement a-t-elle porté ?

Les deux autres mesures phares du gouvernement divisent les Italiens : celle qui permet de partir plus tôt à la retraite et celle qui instaure le revenu de citoyenneté pour les plus pauvres. Cette dernière mesure est largement soutenue par les Italiens du Sud et les sympathisants du Mouvement 5 étoiles mais rejetée par les Italiens du Nord et les électeurs de la Ligue.

Qu’en est-il de l’opinion des Italiens à l’égard de l’Europe ? et de celle de leurs gouvernants ?

L’euroscepticisme était très fort en mars dernier et les Italiens se montraient les moins favorables à la monnaie unique de tous les habitants des pays membres de la zone euro. Or depuis la constitution du gouvernement Conte le 1er juin 2018, l’attachement à l’Union européenne et à l’euro a très sensiblement augmenté. Comme si les Italiens soutenaient leur gouvernement dans la confrontation qu’il a engagée avec la Commission européenne au moment de l’élaboration du budget (qui s’est terminée par un compromis assez flou) mais en même temps faisaient comprendre à leurs dirigeants qu’il existe des limites à ne pas franchir, en l’occurrence, un « Italexit » ou une sortie de l’euro sont inenvisageables.
La Ligue et le Mouvement 5 étoiles continuent donc de critiquer la politique actuelle de l’Union européenne mais ils insistent désormais davantage sur la nécessité de changer celle-ci et n’évoquent plus guère une sortie de l’euro. Les pro-européens du gouvernement – le ministre des Affaires étrangères, M. Moavero Milanesi et le ministre de l’Economie M. Tria – jouent les intermédiaires avec Bruxelles. Le comportement du Président du Conseil, Giuseppe Conte, est plus flou et ambivalent. En revanche, le président de la République Sergio Mattarella, dans la grande tradition démocrate chrétienne dont il est issu, ne cesse de rappeler l’importance de l’Europe pour l’Italie.

On entend souvent dire que l’Italie est le laboratoire de l’Europe, expression sur laquelle s’était conclu la journée d’études organisée au CERI le 7 mars 2018, quelques jours après les dernières élections parlementaires italiennes. Que pensez-vous de cette phrase aujourd’hui et que pensez-vous des rapprochements qui sont faits entre les gilets jaunes et le M5s ?

L’Italie est plus que jamais le laboratoire de l’Europe. Ce qui se passe dans ce paysn’est pas une anomalie. L’Italie est ce pays fondateur de la Communauté économique européenne qui vit une expérience inédite de gouvernement dirigée par deux partis populistes. Celle-ci est donc suivie de près par les populistes de toute l’Europe comme par ceux qui les combattent. Cette même expérience pose des problèmes extrêmement compliqués à résoudre pour la Ligue et le Mouvement 5 étoiles. En effet, ils sont alliés tout en étant divisés sur presque tout mais ils ont au moins deux objectifs communs : l’ affirmation de la prééminence de la souveraineté nationale et la recomposition du système politique italien.

On ne sait toutefois pas si cet étrange attelage pourra se maintenir longtemps. La Ligue et le Mouvement 5 étoiles entendent maintenant peser sur le futur de l’Europe. Matteo Salvini veut s’affirmer comme un leader européen, raison pour laquelle il recherche des alliés, au-delà du Rassemblement national, par exemple, en Hongrie et en Pologne. Ce n’est pas simple car il existe des désaccords assez profonds, entre lui et Victor Orban qui refuse d’accueillir des migrants en Hongrie, comme souhaiterait le faire l’Italie, et qui appartient toujours au Parti populaire européen. Les Polonais de Droit et justice quant à eux n’apprécient guère que la Ligue soit pro-russe et qu’elle ait signé un accord de coopération avec le parti de Poutine.

Le Mouvement 5 étoiles de son côté est à la recherche d’alliés, d’où son soutien aux gilets jaunes à qui il a proposé de mettre disposition la plateforme numérique du parti. Outre la crise diplomatique que cela a provoqué avec Paris, les offres de Di Maio ont été rejetées par nombre de gilets jaunes d’autant que le vice-président du Conseil italien avait choisi comme principal interlocuteur un homme qui sentait le souffre et qu’il a ensuite dû écarter. Tout cela montre qu’une expérience politique n’est pas transposable de façon mécanique : il n’existe pas de made in Italy en politique. Toutefois, la péninsule s’avère une source d’inspiration pour de multiples acteurs politiques et les mutations qu’elle connaît sont à observer de très près.

Ce qu’il se passe aujourd’hui en Italie atteste des transformations fondamentales qui altèrent les fondements de la démocratie libérale et représentative partout dans le monde. Emerge de la sorte ce qu’avec Ilvo Diamanti, nous appelons « la peuplecratie »1, à savoir cette dynamique où la souveraineté du peuple serait sans limite, où le peuple est sacralisé, où la démocratie serait immédiate à la fois dans sa temporalité et parce qu’avec la toute-puissance des réseaux sociaux elle peut se dispenser de toute médiation, où les populistes imposent leurs thématiques, leur style, leur mode de faire de la politique. La peuplecratie n’a pas encore subverti la démocratie qui se fonde sur le pouvoir du peuple mais qui établit des contre-pouvoirs. Pas encore. Mais qu’en sera-t-il demain ? 

Propos recueillis par Corinne Deloy

Retrouvez le podcast de la table ronde de la journée d'étude orgnaisée le 4 mars 2019 au CERI en suivant ce lien

  • 1. Ilvo Diamanti, Marc Lazar, Peuplecratie. Les métamorphoses de nos démocraties, Paris, Gallimard, 2019.
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