Pour une anthropologie de la réparation : une enquête sur le processus de restauration de la terre face à la fin de l'exploitation minière à La Guajira (nord de la Colombie)

13/11/2023
La Makuira_Colombia_Copyright Ines Calvo Valenzuela

Le CERI accueille depuis octobre 2023 Inés Calvo Valenzuela, qui nous a rejoint dans le cadre d’un post-doctorat financé par le Fonds Bruno Latour, pour trois années. L’objectif de cette initiative, impulsée par Bruno Latour, est d’accueillir à Sciences Po une cohorte d’une dizaine de jeunes scientifiques particulièrement en pointe sur les dimensions les plus fondamentales de la recherche en écologie politique, relevant de diverses disciplines des sciences humaines et sociales, pour réfléchir aux conséquences des mutations écologiques sous le prisme des sciences sociales. Le Fonds s’inscrit dans le cadre de l’Initiative Transformations environnementales de Sciences Po, qui a vocation à assurer la cohérence et la visibilité des activités de recherche et d’enseignement sur ces thématiques. Inés Calvo Valenzuela répond à nos questions dans cet entretien.

Pourriez-vous nous présenter rapidement votre parcours de recherche et votre thèse de doctorat ? 

Inés Calvo Valenzuela :  Étant de nationalité bolivienne et espagnole, j’ai toujours eu un pied en Europe et l’autre en Amérique latine. C’est peut-être pour cette raison que je me suis toujours intéressée aux particularités culturelles de part et d'autre du monde. Ma recherche doctorale, commencée en 2015, portait sur l'impact de l'exploitation minière dans les relations qu'entretiennent les amérindiens Wayuu de la péninsule de La Guajira (Colombie) avec les éléments de leur environnement. Je me suis particulièrement intéressée à leur rapport à l’eau et à son évolution en fonction des transformations territoriales et sociales survenues au moment de l’adoption du pastoralisme, lors de la conquête, mais aussi et surtout au moment de l’implantation de la plus grande mine de charbon à ciel ouvert du continent américain des années 1980. 

Mon travail ethnographique s’est déroulé sur vingt-deux mois. Lors des douze premiers mois, j'ai enquêté dans le nord du désert de La Guajira, « La Haute Guajira », au sein de la communauté wayuu de La Makuira, à 300 kilomètres de l’enclave minière et à l'abri de ses activités. Les dix mois qui ont suivi se sont déroulés dans le sud de La Guajira, « La Basse Guajira » au sein de trois communautés wayuu directement touchées par l'exploitation minière.  Il s’agit de la première ethnographie réalisée conjointement sur les Wayuu du nord et du sud de la péninsule colombienne. 

L’étude analyse l'évolution différenciée (nord/sud) des rapports sociaux, à la lumière des changements de l'environnement liés à l'implantation de la mine de charbon ainsi qu’aux dynamiques de marché économique qu'elle a mises à jour dans la région. Je me suis concentrée sur les changements dans les pratiques, symboliques, économiques et discursives, liées à l'eau dans les deux régions de La Guajira (Haute et Basse Guajira). Alors que dans le nord, l'esprit tutélaire et féminin de l'eau souterraine continue d'influencer les usages de l'eau des humains, octroyant une autonomie aux femmes, responsables des dynamiques d'occupation territoriale matrilocale, dans le sud, de plus en plus urbanisée, une nouvelle organisation sociale émerge, centrée sur les hommes qui ont un accès exclusif à la terre et aux points d'eau et qui sont toujours plus accaparés par l’enclave minière. Pourtant, l'eau reste dans les deux cas une institution à part entière. Tiraillée entre des significations ontologiques naturalistes et animistes, brandie comme élément d’un discours de lutte par les militants environnementalistes qui s'opposent à la prédation extractive, l'eau est la pierre angulaire des pratiques politiques et économiques guajiras. C’est pourquoi j’ai choisi de nommer ma thèse La loi de l’eau : autorité des femmes wayuu et politisation de la nature au prisme du capitalisme minier.

Vous travaillez sur les processus de restauration du territoire des indigènes wayuu en Colombie, dans un contexte post-extractif. Pouvez-vous nous en dire un peu plus, notamment sur ce que vous entendez par le terme « réparation » ? 

Inés Calvo Valenzuela : L’étude comparative que j’ai menée en thèse m'a permis d'affirmer qu'en modifiant les cycles de l'eau et de la terre, non seulement les conditions d'habitabilité des vivants sont entravées mais également les systèmes de croyance de toute une population, cette croyance étant construite sur la base des liens intersubjectifs entre les humains et les autres existants qui forment le territoire. Comme dans de nombreuses situations d’exploitation capitaliste, ces changements créent de nouveaux espaces pratiques d'identification, dans lesquels les représentations symboliques de l'environnement et un large éventail de pratiques magicoreligieuses directement liées à celui-ci tendent à disparaître ou à se réinventer. C’est ainsi que toute une cosmologie change et avec elle une organisation sociale, économique et politique.

Fort de ce constat, j’ai longtemps été intéressée de savoir comment, une fois la mine disparue, les Wayuu allaient collectivement imaginer une terre qui assure d’une façon nouvelle et recomposée la continuité du collectif…  Et voilà que la mine annonce sa fermeture définitive pour 2033. 

Jusqu'à cette date, les projets de restauration de la mine n'envisagent aucune mesure pour remédier à la perte de cette interdépendance provoquée par l'accaparement et l'exploitation des terres. C’est pourquoi la compagnie utilise les notions de « restauration, réhabilitation et rétablissement » : pour elle, il s’agit de suivre les lignes directrices marquées par le Département national des autorisations environnementales (ANLA) qui encadre la fin des opérations d’extraction en Colombie. Ces directives constituent une réglementation nationale et elles obligent les entreprises à démanteler les infrastructures des enclaves, à développer des programmes sociaux axés sur la création de nouveaux circuits économiques au niveau local et, enfin, à procéder à la réhabilitation et à la restauration de la faune, de la flore, du sol et de l'eau. Sur ce dernier point cependant, il n’existe actuellement que des plans de reforestation de la zone exploitée. Qu’en est-il de l’impossibilité de mener à bien un rituel funéraire à la suite des déplacements des cimetières, concomitants aux déplacements forcés de population ? Qu’en est-il de l’extinction d’espèces végétales nécessaires aux rituels de guérison ? Qu’en est-il de l’accaparement de l’eau souterraine, demeure d’esprits gardiens nécessaire à la purification des corps initiés ? Autant de bouleversements subis et dénoncés par les Wayuu comme devant faire l’objet d’une réparation. Cette notion interroge les dimensions sociales et culturelles des dommages ainsi que la responsabilité des acteurs qui les causent.

Dans ma recherche postdoctorale, j'entends ainsi analyser les bases sur lesquelles les acteurs en charge du processus de restauration intègrent les différentes visions wayuu. Je souhaite comprendre comment les mesures de réhabilitation ou de restauration de la terre prennent en compte les expériences culturelles des populations, qui révèlent la réminiscence d'un système cosmopolitique dans lequel humains et non-humains ne sont pas a priori dissociés. De façon corollaire, mon projet cherche à étudier comment ces relations intersubjectives que j'ai déjà évoquées sont mobilisées par les communautés affectées dans l'élaboration d'un projet de réparation territoriale.

Tant pour les Wayuu que pour les ONG avec lesquelles ils collaborent comme pour les architectes paysagistes et les biologistes, l’enjeu du processus de réparation est d’engager un exercice d’imagination éco-politique pour penser l’avenir. Enquêter sur cet exercice me semble très pertinent à l’heure actuelle.   

Comment entendez-vous mettre à profit votre séjour postdoctoral à Sciences Po dans le cadre de cette recherche ?

Inés Calvo Valenzuela : Sciences Po est l'une des institutions académiques les plus impliquées dans la réflexion sur l’urgence climatique. Bruno Latour a été l'un des précurseurs et il a contribué à construire des ponts entre toutes sortes de disciplines et d'institutions partageant les mêmes inquiétudes. Je suis honorée de pouvoir contribuer à ce mouvement de pensée et de recherche qui est tellement nécessaire et impératif, comme en témoignent les nombreuses recherches menées dans ce sens au sein de mon laboratoire d’accueil, le CERI.

La fermeture de la mine de charbon en Colombie fait écho à l'horizon pas si lointain de la décarbonisation : selon l’Agenda 2030 pour le développement durable lancé par l'Assemblée générale des Nations unies en septembre 2015, le charbon devrait disparaître d’ici 2030 de la matrice énergétique des pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et d'ici 2050 à l'échelle mondiale. Je pense que le cas des Wayuu nous aidera à porter un regard plus attentif et plus nuancé sur les enjeux des négociations internationales relatives au climat et à réfléchir à la « gouvernance des savoirs » qu’interroge l'Atelier Interdisciplinaire de Recherche sur l'Environnement (AIRE) de Sciences Po. C'est sous cet angle que je compte participer et m’impliquer dans l’organisation de différents espaces de discussion (séminaires, journées d'études, colloques) sur la question de l’environnement, de la réparation, de l’extraction et du démantèlement des mines à l’heure de l’Anthropocène. 

J’aurai aussi l’opportunité de mettre au profit de Sciences Po mon expérience d'enseignante acquise à l'EHESS dans le cadre de mon contrat doctoral. 

Quel est votre rapport au terrain ? Avez-vous des missions prévues dans les prochains mois ?

Inés Calvo Valenzuela : Je suis une anthropologue extrêmement attachée à la pratique ethnographique de terrain, ayant mené, comme je l'ai mentionné, un terrain qui a duré près de deux ans. 

De la même manière que j'ai pu constater que la relation à l'eau porte des messages qui passent par des gestes quotidiens et des pratiques invisibilisés dans les discours environnementalistes des Wayuu, de nombreuses autres relations à des éléments de l’environnement ne sont pas exprimées explicitement. Au sein des négociations concernant la réparation, les Wayuu espèrent réactiver et ranimer ces relations. Ils sont contraints d’élaborer ainsi des discours pouvant se révéler inaudibles par les acteurs externes qui cherchent à établir des bilans chiffrés en euros, en dollars, en hectares, en mètres cubes, c'est-à-dire qui réduisent ces éléments de l'environnement à leur expression matérielle et quantifiable, dépouillés de leur complexité sociale. Dans ce contexte, l'ethnographie est parfois le seul moyen de rendre intelligibles ces relations et ces silences. 

J'ai ainsi l'intention de me rendre chaque année sur le terrain pendant environ trois mois afin d’enquêter auprès des familles et des militants wayuu, des membres d’ONG écologistes ainsi que des scientifiques (biologistes, géologues) appelés à travailler conjointement avec les populations locales sur les plans de réparation territoriale. 

La réparation wayuu convoque une large palette de savoirs scientifiques – sciences humaines et naturelles – s’il est encore possible de les différencier. Pouvoir l’étudier permet aussi d’analyser quels liens peuvent se tisser entre ces savoirs. Les recherches qui mêlent une diversité d’approches sont nécessaires à l’heure où les espaces scientifiques pour les mener à bien sont encore malheureusement trop rares. Tel est l’énorme attrait du programme postdoctoral interdisciplinaire proposé par Sciences Po dont je me réjouis de faire partie. 

Propos recueillis par Miriam Périer.

Photo : Les dunes de sables de La Makuira, août 2016. Copyright : Inés Calvo.


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