Penser la perte. Migrations forcées territoires perdus et politiques de l’histoire

22/05/2019


Catherine Perron (Sciences Po, CERI) et Anne Bazin (Sciences Po Lille/CERAPS) ont récemment codirigé un ouvrage intitulé How to Address the Loss ? Forced Migrations, Lost Territories and the Politics of History. A Comparative Approach in Europe and its Margins in the XXth Century (O.I.E. Peter Lang, décembre 2018).
En réunissant des auteurs d’horizons disciplinaires et géographiques divers, les deux chercheuses se sont intéressées à la mémoire des migrations forcées associées à la perte de territoires, en Europe et aux marges de l’Europe. Elles ont accepté de répondre à nos questions et de nous donner quelques clefs pour comprendre les objectifs de ce projet et l’approche qu’elles ont adoptée.

Vous dites dans l’introduction que le but de cet ouvrage collectif est d’analyser la manière dont les Etats et les sociétés d’accueil ainsi que les groupes contraints de quitter leur terre ont traité la question mémorielle liée à ces déplacements sur le long terme et comment ils ont appréhendé les différentes pertes associées à ces migrations. Pourriez-vous rapidement revenir sur les cas présentés dans le livre et nous dire comment ils contribuent à atteindre l’objectif que vous vous êtes fixé dans le cadre de cette recherche collective ?

Nous travaillons toutes les deux depuis de nombreuses années sur les questions mémorielles et sur la politique de l’histoire en relation avec les expulsions des Allemands d’Europe centrale après la Seconde Guerre mondiale. En travaillant sur ce sujet, nous nous sommes rendu compte que les débats concernant l’expulsion des Allemands se référaient souvent à d’autres échanges de populations, entre les Grecs et les Turcs dans les années 1920 notamment, mais aussi à des déplacements – forcés  – de groupes d’individus ou de groupes nationaux au cours de la Seconde Guerre mondiale ou après, que ce soit en Italie, en Finlande, en Pologne ou en URSS. Nous avons également constaté que les acteurs eux-mêmes introduisaient des comparaisons — parfois pour des raisons politiques — entre des situations a priori très différentes : les expulsions allemandes de la fin de la Seconde guerre mondiale, les guerres de Yougoslavie des années 1990, la décolonisation française, la perte de l’Alsace et de la Lorraine par la France en 1870, l’exode palestinien de 1948...

A peine abordées dans la littérature scientifique, ces comparaisons ont servi de point de départ à notre questionnement. Nous avons en effet choisi de traiter plusieurs études de cas en Europe et aux marges de l’Europe afin de contribuer à une recherche comparative sur les politiques de la mémoire et de l’histoire, en lien avec les migrations forcées associées à la perte (de territoire, de patrie, de culture, de langue...). Il s’agissait aussi d’analyser l’émergence d’une nouvelle approche de la mémoire collective et d’une culture du souvenir qui inclut toutes les formes de représentations officielles du passé. La question des pertes territoriales liées aux mouvements de populations a été largement abordée dans la littérature académique mais il existe peu de questionnements sur les interférences de cette question avec le présent et sur la manière dont elle a évolué dans le contexte européen de l’après-guerre froide, c’est à dire de la promotion de politiques de bon voisinage et de nouvelles normes internationales (européennes).

Dans les cas abordés dans cet ouvrage, les migrations forcées ont été accompagnées de transformations territoriales. Des populations entières ont été expulsées ou ont dû fuir des territoires dans lesquels elles avaient vécu pendant des siècles parfois et ont dû rapidement s’intégrer dans un autre Etat considéré comme leur patrie. Les différents chapitres abordent des cas allant du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest de l’Europe et au-delà qui montrent que les migrations forcées ne constituent pas uniquement une expérience est-européenne, comme beaucoup l’imaginent encore aujourd’hui.

L’ouvrage s’ouvre sur le cas des expulsions des Allemands d’Europe de l’Est, sur les pertes de territoires et de ce que les Allemands appellent la Heimat (terre natale/patrie). Il s’agit d’un cas central pour notre étude comparative du fait de l’intensité des débats sur la mémoire et du rôle joué par les politiques de l’histoire en Allemagne ou parmi les expulsés allemands depuis la fin de la guerre. Les chapitres suivants abordent la question du rapatriement des Polonais des territoires orientaux (Kresy) perdus à la fin de la guerre, en lien avec le déplacement des frontières orientales de la Pologne en 1945 ; de la perte de la Carélie, une région cédée par la Finlande à l’URSS après la Seconde Guerre mondiale. L’« exode » des Italiens d’Istrie et de Dalmatie est un autre exemple qui s’inscrit lui aussi dans le contexte de la Seconde guerre mondiale et de l’immédiat après-guerre. Au-delà des frontières de l’Union européenne, les liens des « échangés » grecs et turcs avec leurs patries perdues, analysés de part et d’autre dans deux chapitres séparés, ainsi que les expulsions des communautés juives des pays musulmans après la création de l’Etat d’Israël constituent les trois autres cas. Ces exemples s’inscrivent dans des contextes politiques, géopolitiques et historiques très différents. Ils couvrent la quasi-intégralité du XXe siècle et ils soulèvent des questions finalement assez proches, comme nous nous efforçons de le montrer dans cet ouvrage.

Vous précisez justement qu’il y a très peu de débats au niveau européen sur la question des migrations forcées. C’est a priori surprenant, étant donné que ce traumatisme comme vous l’écrivez « est partagé par de nombreuses communautés européennes et par des millions de personnes ». Pourriez-vous rapidement nous préciser s’il s’agit d’un silence volontaire, et comment l’expliquer ?

Il est faux de dire que le que le sujet est passé sous silence. On n’observe pas, que ce soit au niveau européen ou au niveau des Etats, de volonté explicite d’empêcher un débat autour de la question des expulsions et des transferts de population qui ont eu lieu en Europe et à sa périphérie au cours du XXe siècle ni de taire ce passé. C’est un argument que certaines associations d’expulsés utilisent — comme dans le cas allemand ou dans celui des Juifs des pays d’islam — pour revendiquer un statut de victime. Il est surprenant en revanche de constater que cette mémoire douloureuse, très ancrée dans les mémoires des nations européennes, n’est pas perçue comme une mémoire partagée. Les migrations forcées sont par essence des événements transnationaux alors que leur souvenir est aujourd’hui encore, cultivé dans un cadre national.
Au niveau européen, cette incapacité ou cette absence de volonté d’aborder le sujet dans les débats publics vient du fait que celui-ci est perçu comme susceptible de créer des tensions entre Etats, dans la mesure où presque aucun travail de mémoire n’a encore été conduit sur ce passé douloureux, ni dans le cadre national ni a fortiori à l’échelle transnationale ou binationale. Et l’Union européenne ne semble pas – encore – en mesure d’offrir un espace consolidé dans lequel débattre de ces questions.

Cette difficulté à aborder la question de la mémoire des migrations forcées au niveau européen peut également venir du fait que les Etats membres eux-mêmes sont mal à l’aise avec ce pan de leur passé. Les cas présentés dans cet ouvrage rappellent s’il en était besoin que les expulsions (ou les transferts de population) sont un phénomène complexe et que de nombreux Etats qui accueillent des expulsés/rapatriés ont souvent eux-mêmes pratiqué des expulsions/déplacements forcés. La question des migrations forcées introduit ainsi presque toujours une dissonance dans les grand narratifs nationaux qui le plus souvent ne présentent que le point de vue du vainqueur. Elle force à dévoiler d’autres pans de cette histoire, certains sombres et peu glorieux, produisant en quelque sorte des contre-récits qui appellent à revisiter de manière critique les mythes nationaux. Plus largement, les migrations forcées représentent aussi un défi pour l’écriture de l’histoire, tant au niveau européen que national, car la prise en compte de ces migrations impose de questionner les cadres temporels et géographiques de l’écriture de l’histoire occidentale.


Comment mesurer la perte et les traumatismes dans la mesure où les phénomènes diffèrent beaucoup d’une communauté à une autre ?

Les groupes de populations qui ont été contraints de fuir ou qui ont été déplacés sont généralement partis avec un minimum de biens. Ces personnes ont dû laisser derrière elles leur terre natale, des villes et des villages avec leurs monuments, leurs lieux de culte, de sociabilité, des cimetières où leurs ancêtres ont été enterrés, des archives et un ensemble d’objets de valeur historique, artistique, ethnographique ou religieuse. La catégorie de la « perte » est de ce point de vue très pertinente pour rendre compte de cette expérience. On trouve ce terme dans le discours populaire et politique bien sûr, mais aussi dans les écrits de nombreux historiens. Pour autant, il n’est pas exempt d’ambiguïté comme le montrent Eva Hahn et Hans Henning Hahn dans le chapitre traitant du cas allemand, en posant quelques questions apparemment simples mais ô combien complexes pour l’analyse :

–  Qu’est que cette perte ? Qui a perdu quoi ?
– En vertu de quoi pouvons-nous considérer que ce qui a été perdu est important pour l’identité nationale comme cela est souvent revendiqué ?
– Qui a construit cette importance ? 

La perte et le traumatisme qui lui est associé sont des notions complexes au niveau collectif. Ce qui a été perdu collectivement est souvent contesté politiquement (comme le montrent toutes les études de cas présentées dans l’ouvrage). Les déplacements répétés de frontières au cours du siècle dernier dans certains territoires rendent encore plus confuse la réponse aux questions qu’est ce qui appartient à qui ?, et qui appartient à quoi ? Au niveau individuel, les pertes et les traumatismes sont a priori plus aisés à identifier. Il peut s’agir de membres de la famille, de biens matériels mais aussi d’un environnement social, du lien aux ancêtres, parfois d’une langue ou d’un dialecte, de traditions, de coutumes, de savoir-faire... et de la terre natale. En somme, nous sommes en face de la perte d’un enracinement davantage que de racines.

Dans les cas abordés dans cet ouvrage, la légitimité des pertes territoriales et celle de la propriété du patrimoine a été remise en question par le biais de demandes de restitutions et de réparations émanant non seulement des expulsés (ou des associations qui les représentent) mais aussi parfois de leurs Etats d’accueil. Au-delà des demandes de restitutions, ces derniers et les groupes de populations expulsées ont aussi cherché à « patrimonialiser » ce passé en attribuant une valeur identificatoire à ce qui a été perdu. Seule une analyse historique approfondie permet alors de comprendre comment et par qui la valeur identificatoire de cet héritage a été construite.

En quoi le concept de « politique de l’histoire » est-il pertinent pour analyser la manière dont le passé a été abordé dans les différents Etats européens ?

La mémoire des pertes et des migrations forcées relève d’enjeux divergents selon les acteurs qui interagissent à différents niveaux : les groupes expulsés en première instance, mais aussi les historiens, les Etats. Le concept de politique de l’histoire nous aide à analyser la manière dont ces acteurs donnent sens à l’histoire et tentent de s’en servir à des fins politiques. Cette approche permet d’observer la compétition entre les différents acteurs pour imposer un narratif et une interprétation du passé. La politique de l’histoire invite aussi à s’intéresser aux moyens institutionnels par lesquels le passé est maintenu présent au-delà de l’écriture de l’histoire : célébrations, journées commémoratives, musées, archives, institutions dédiées à l’étude du passé mais aussi à la mémoire non institutionnelle, liée à des activités émanant de la société civile (films, romans, œuvres d’art, témoignages, etc.). Parce qu’elle inclut toutes les formes de représentations du passé, cette notion permet de dépasser l’opposition binaire entre les formes institutionnelles de la mémoire et la manière dont les individus réagissent à une vision qui leur est imposée du haut. Cette approche par la politique de l’histoire permet ainsi de montrer les conflits, les formes de coopération et de compétition existant entre des acteurs multipositionnés (car, et ceci est particulièrement patent dans le cas des migrations, les historiens sont aussi des activistes, les hommes et femmes politiques engagés dans des débats mémoriels sont membres d’associations d’expulsés, et à l’inverse, les dirigeants de ces associations détiennent bien souvent aussi un mandat politique).

L’Europe s’est construite sur un passé, sur des guerres et des traumatismes. Qu’est-ce qu’une politique de la mémoire des migrations forcées aurait pu changer aux niveaux européen et local ? Aurait-elle pu aider à promouvoir une identité commune aux citoyens européens ?

L’Europe d’aujourd’hui s’est construite dans une large mesure sur les traumatismes d’un passé récent, datant de la Seconde Guerre mondiale et de l’Holocauste. Il est donc intéressant de se demander pourquoi la mémoire des expulsions et des migrations forcées n’a pas été intégrée aux fondements de l’Union européenne. Comme cela a été évoqué plus haut, une partie de la réponse est sans doute à chercher dans le fait qu’il s’agit de mémoires complexes et entrelacées qui n’entrent pas dans les catégories communes (vainqueur/vaincu ; bourreau/victime...) et au fait que la mémoire des pertes associées aux migrations forcées renvoie à des débats internes complexes qui questionnent l’identité des nations européennes elles-mêmes. Il apparaît donc assez difficile d’avoir un débat apaisé sur ces questions au sein des Etats que nous étudions dans cet ouvrage. Un tel débat apparaît pourtant comme une première étape nécessaire pour pouvoir poursuivre la discussion à un niveau transnational ou européen. La reconnaissance d’expériences partagées pourrait en effet contribuer à renforcer l’identité européenne et aider à construire un avenir commun.

Propos recueillis par Miriam Périer

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