Oman : la pandémie comme révélateur

19/10/2021

Après trois années passées en affectation CNRS en Oman, Laurent Bonnefoy a retrouvé le CERI en septembre dernier. Ce retour de terrain lui donne l’occasion de présenter ici quelques brèves réflexions, nées notamment de la crise sanitaire et de sa gestion par la société et l’Etat de ce coin, souvent négligé, de la péninsule arabique.  

Face à ses remuants voisins saoudien, yéménite, émirati ou qatari, le sultanat d’Oman apparaît fréquemment comme un bel endormi. Cette image, largement entretenue par les politiques publiques, n’est pas sans fondement. La construction et la mise en œuvre de la « modération omanaise » ou de ce que les gouvernants désignent comme une « culture de paix » méritent en tant que telles d’être observées, au-delà de la question diplomatique qui fait l’objet de nombreux travaux (il est vrai fréquemment répétitifs) depuis près de trente ans .
La mise en retrait politique d'Oman, incarnée dans la faiblesse de l’intérêt médiatique et scientifique suscité – mais aussi, il est vrai, permis par les autorités en quête de contrôle permanent de son image –, ne signifie toutefois pas immobilité. Des événements, tant internes qu’imposés par l’extérieur, ont, ces deux dernières années, agi tels de puissants révélateurs de recompositions à l’œuvre. A bas bruit, ils transforment la société omanaise et modifient sa place dans le monde.

Le décès, à près de 80 ans, du sultan Qabus en janvier 2020 a mis un terme à cinquante années d’un règne qui a indéniablement façonné le pays, créant les institutions étatiques, modernisant la société, générant les infrastructures de toute pièce. « Baba (papa) Qabus », dont la succession ouverte ne cessait d’inquiéter les analystes du fait de l’absence d’héritier direct et d’une famille royale fragmentée en apparence, a pu, à travers la désignation de son cousin Haïtham, né en 1954, assurer une transition bien plus ordonnée qu’attendu. La continuité dynastique a été savamment mise en scène : l’annonce au cours de la nuit du 10 au 11 janvier du décès du sultan a été suivie le matin même par la nomination par le conseil de famille du successeur et sa présentation à la nation, le tout quelques instants avant les obsèques publiques de Qabous à Mascate. Ainsi, moins de douze heures après la diffusion de la nouvelle du décès, le nouveau pouvoir était installé sans que la moindre dissension se fasse jour.

Le sentiment de sereine continuité, très rapidement confirmé en matière diplomatique par une déclaration écrite du nouveau souverain, a été bousculé par la pandémie de Covid-19. Celle-ci, initialement moins violente qu’ailleurs dans la région, a néanmoins servi de catalyseur, permettant l’accélération et l’affirmation de transformations longtemps repoussées par Qabous. Le sultan Haïtham avait en effet tôt fait de placer son pouvoir sous le signe des enjeux économiques, changeant par exemple les paroles de l’hymne national pour y intégrer la promesse de la prospérité. Avec une dette publique difficilement soutenable, les prix fluctuants des hydrocarbures mais aussi un taux de chômage chez les jeunes nationaux dépassant les 20%, les défis étaient patents. La pandémie a de fait constitué une crise (au sens de basculement), engageant une recomposition de l’Etat et de la société autour d’une notion de préférence nationale de moins en moins cachée, venant aussi répondre par-là aux aspirations de nombreux Omanais.

Comme les autres monarchies du Golfe, Oman est caractérisé par l’importance de sa population étrangère. Celle-ci a pu longtemps tourner autour de 45% du total des habitants du sultanat et culminer à 90% parmi les employés du secteur privé. Depuis les années 1980, l’objectif de l’omanisation du marché du travail, conduisant au remplacement des employés non-omanais par des nationaux, a été fixé Sa mise en place demeure néanmoins très lente, devant la résistance de certains employeurs qui préfèrent recruter une main d’œuvre étrangère moins chère et qui ne peut bénéficier que de droits sociaux moindres.
Dans un contexte de croissance de la population globale (celle-ci a doublé en vingt ans pour frôler les 5 millions aujourd’hui), le mécontentement des « jeunes diplômés chômeurs » constitue un enjeu social et politique central. Episodiquement, tel en mai 2021 et de façon plus massive lors du soulèvement de 2011, les manifestations sont autant réprimées qu’instrumentalisées par les élites politiques et économiques au profit de leur propre légitimation. L’objectif d’intégration de cette main d’œuvre ne peut plus uniquement s’appuyer, comme par le passé, sur la création massive de postes de fonctionnaires et il est donc nécessaire de recourir à d’autres solutions.

Depuis le premier trimestre 2020, la pandémie a ainsi offert au nouveau pouvoir certains leviers inattendus pour faire face aux défis qui sont les siens. D’une part, la population étrangère a largement servi de tampon dans le contexte de la crise sanitaire et de ses effets économiques : les réductions de salaire (illimitées et discrétionnaires pour les non-nationaux quand pour les Omanais elles devaient s’accompagner d’une réduction de temps de travail négociée et ne pas dépasser 25% du salaire habituel), les licenciements, la mise en place de tarifs différenciés pour les nationaux et les étrangers pour l’eau et l’électricité (au moment où se mettait en place une taxe sur la valeur ajoutée) mais aussi la réservation, de fait, des doses anti-Covid aux seuls Omanais au début de la campagne publique de vaccination. Toutes ces mesures ont témoigné de l’aggravation structurelle de la position des étrangers. Ainsi, selon les chiffres officiels, la première année de pandémie a conduit au départ de plus de 200 000 d’entre eux, entraînant de fait une réduction de près de 5% de la population totale, contraction qui s’est poursuivie au cours de l’été 2021.

D’autre part, la pandémie a reconfiguré les missions de l’Etat, au-delà des enjeux de sécurité et de distribution contrôlée de la rente pétrolière et gazière qui, dans la péninsule arabique, s’étaient imposés comme les principaux secteurs d’intervention de la puissance publique. Les questions de santé, de care, de technicité, et de transparence des statistiques ont renouvelé les attentes des Omanais ainsi que les politiques publiques. Dès les premières semaines de crise sanitaire, le nouveau sultan a constitué un Comité suprême chargé de lutter contre le Covid-19. Cette assemblée intégrant divers ministres mais également les forces de police a pu prendre des décisions dans des domaines très variés et a également servi de paravent au sultan. La gestion des fermetures des mosquées pendant plus d’un an et demi pour la grande prière du vendredi mais aussi celle des aides aux personnes et aux entreprises s’est accompagnée d’un discours nouveau fondé sur la compétence technocratique et sur la responsabilité collective des « nationaux et étrangers ». La mise à la retraite forcée des fonctionnaires omanais de plus de 60 ans et la réorganisation de services ministériels a imposé le même récit et a fourni des gages aux plus jeunes. De la même manière, la mise en avant de la famille du sultan, notamment son épouse et leurs fils dont l’aîné Dhi Yazen a été nommé ministre de la Culture et de la Jeunesse puis, un an plus tard, Prince héritier, contribuent à transformer la société.

Enfin, quand Oman avait fait de sa singulière diplomatie, symbolisée par Qabous et le ministre en charge des Affaires étrangères Yusuf bin Alawi, une de ses principales caractéristiques, les derniers mois ont suggéré une certaine normalisation, malgré l’implication du sultanat dans le dossier yéménite où Oman a adopté une position de neutralité. La dépendance financière à l’égard des voisins a favorisé un rapprochement avec l’Arabie Saoudite. La visite de Haytham dans le royaume voisin en juillet 2021 devrait notamment donner lieu à des investissements mais aussi à la finalisation de la route qui relie directement les capitales des deux pays. Jusqu’à présent un détour par les Emirats arabes unis s’imposait pour circuler entre Mascate à Riyad car la portion saoudienne de la route demeurait inachevée, laissant le rutilant poste frontière construit par les Omanais depuis plusieurs années dans un cul de sac.



La gestion par le gouvernement du cyclone Shaheen qui a balayé les côtes septentrionales d’Oman les 2 et 3 octobre 2021 a permis de renforcer l’image développée dans le cadre de la pandémie : la fonction de protection s’incarne dorénavant autant dans les dépenses militaires (qui demeurent à un niveau particulièrement élevé, dépassant structurellement les 8% du PIB – l’un des six taux les plus élevés au monde) que dans les infrastructures, l’efficacité des services publics et la prévention face aux risques sanitaires et de catastrophes naturelles. La mise en valeur de l’engagement de la police dans les évacuations avant l’arrivée du cyclone, puis de l’armée, aux côtés de volontaires, dans le nettoyage des zones inondées incarne le basculement à l’oeuvre dans le pays.

Toutefois, face au dérèglement climatique, le pouvoir, comme ailleurs, demeure largement inadapté et la prise de conscience de la société en est encore à ses balbutiements. Plus encore, la transformation de certaines politiques publiques et discours dans le contexte de la pandémie ne règle pas les questions macro-économiques ni celles, structurelles, liées aux enjeux de formation des Omanais – d’autant plus que ces dernières ont été aggravées dès lors que l’enseignement a été quasi-interrompu pendant près de dix-huit mois, révélant par exemple la mauvaise qualité des connexions à l’Internet dans le pays et le faible taux d’équipement en informatique de la population.
Le Covid-19 a ainsi, dans le contexte bien particulier de transition politique, révélé une variété de faiblesses et mis en lumière la fragilisation des étrangers. Il demeure que les bouleversements soulèvent des problèmes qui, en lien avec la fameuse dialectique du maître et de l’esclave, montrent que la dépendance de la société et de l’économie aux étrangers, à Oman comme ailleurs dans le Golfe, ne se règlera pas seulement par une brutale contraction de la présence des travailleurs issus souvent d’Asie du Sud.

Photos : @ Laurent Bonnefoy

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