Négation, répétition et destruction en politique. Catégories freudiennes et champ politique

01/10/2021

Politiques de la destruction. Trois figures de l'hallucination en politique, Editions Hermann, 2021 et La Femme hallucinée. Construction de la faute sexuelle dans la société française entre 1870 et 1914 Editions Hermann, 2021.

ENTRETIEN AVEC FRANCOIS BAFOIL

En quoi la question de l'hallucination est-elle politique ?

François Bafoil : Elle n’est pas politique à proprement parler, mais elle devient une catégorie en sciences politiques à partir du moment où l’on cherche à comprendre comment des réalités politiques ou encore des expériences collectives peuvent être formulées en étant portées par le retour d’images et de représentations psychique dont le contenu a été vécu comme manquant et en étant imposées à des groupes sociaux sous l’effet d’une très grande violence. Ce manque fait référence à l’histoire et renvoie à un moment douloureux : perte de pouvoir d’une classe sociale jugée motrice dans l’histoire pour les communistes ; perte de sens d’une communauté sous les coups des trahisons internes et des conjurations externes dans le cas de l’État islamique ; perte de la souveraineté nationale en raison des coalitions d’acteurs ligués contre l’État dans le cas du Parti Droit et justice (PiS) en Pologne. Je vais y revenir mais c’est déjà un élément de réponse à la question touchant le choix et la comparaison des différents régimes.

Commençons par définir le terme d’hallucination. Il s’agit de la représentation psychique d’une trace dont le contenu a été oublié ou refoulé et qui est recomposé sur la base de l’expérience intime, celle du désir. L’hallucination s’apparente ainsi au rêve vécu les yeux grands ouverts auquel elle emprunte plusieurs des mécanismes de fonctionnement. Un point décisif, pourtant, distingue l’hallucination du rêve : le crédit que l’individu lui accorde. L’image hallucinée est tenue pour vraie et rien ne saurait faire dévier le sujet de cette intime conviction. La question est alors de savoir pourquoi ce qui est représenté prend la place de la réalité, en d’autres termes, pourquoi l’hallucination tient-elle sur la durée et ne disparaît-elle pas, une fois éveillé, à l’instar du rêve ? 

Une première réponse consisterait à poser l’hallucination comme source de plaisir, contrairement à l’expérience quotidienne, vécue elle comme déplaisir. L’hallucination nous satisfait, elle fait du bien. C’est ce qui expliquerait, selon Freud, pourquoi l’endeuillé tient à son deuil. Dans Deuil et mélancolie (1915), il met en évidence l’équivalent de l’hallucination du défunt et l’attachement indéfectible de l’endeuillé à l’être perdu. Elle lui permet de survivre à la perte et à sa douleur insondable en l’hallucinant. 

Alfred Stieglitz Geogria O'Keeffe Hands & Timble CCO Public DomainLa psychose hallucinatoire définit ainsi le mouvement par lequel l’individu cède à son désir dans le vide de son psychisme, un psychisme traversé de perte1. C’est le second élément de réponse. Dans ce vide vient se loger une production délirante qui écarte toute épreuve de réalité et qui définit en propre l’hallucination portée par la conviction inébranlable en la réalité de ce qui est re-présenté. Elle entraîne par la suite la conviction, elle aussi indéracinable, que ceux qui ne la partagent pas sont dans l'erreur profonde. Sur ce point, la notion de « masse » peut être comprise comme un moment collectif de production de l’hallucination. A suivre Freud2, la masse est le lieu où les individus substituent la figure du chef à leur propre surmoi et par ce biais lèvent les interdits que ce dernier faisait peser sur eux. Possibilité leur est dès lors offerte de se livrer en toute impunité aux actes les plus barbares. Au-delà donc du plaisir qu’elle fournit au rêveur éveillé, l’hallucination légitime l’action. Se trouve ainsi fondé le sentiment de toute puissance que confère le rêve éveillé qu’est l’hallucination.

Certains ont tôt fait de faire de cette fixation une maladie mentale, à l’instar des psychiatres qui insistent sur l’importance des traces mnésiques à même d’emporter la conviction du sujet et cela sans aucune contrepartie objective extérieure. S’attachant à l’effet de déliaison des objets et de leur perception, ces spécialistes mettent en exergue les phénomènes de manque, d’angoisse et de troubles de la personnalité. A partir de là, le champ de l’aliénation mentale se trouve dessiné, et la folie adossée à l’intime conviction du bien-fondé de cette re-présentation de la part du sujet. S’ensuit sa conviction que ceux qui ne la partagent pas se trouvent, eux, dans l’erreur. Comme l’a écrit Esquirol, « les prétendues sensations des aliénés sont des images, des idées produites par la mémoire, associées par l’imagination et personnifiées par l’habitude. L’homme donne corps au produit de son entendement. Il rêve tout éveillé (…). Les rêves comme les hallucinations reproduisent toujours des sensations, des idées anciennes »3.

Les romanciers ont à plusieurs reprises joué de ce registre en faisant de l’hallucination la résultante du mécanisme des impressions obéissant à leur seule logique interne et qui induit la conviction en leur réalité objective. Une impression de fantastique et souvent une certaine angoisse en résultent. Si nos sens nous trompent, pourquoi ne pas considérer que seul l’objet de la pensée est réel ? Maupassant l’a exprimé magistralement à plusieurs reprises dans ses nouvelles. On pense évidemment au Horla ou encore à Sur l’eau. Taine l’a affirmé avant le romancier : la réalité extérieure est une illusion, une « hallucination vraie » dans la mesure où elle n’est que la correspondance avec l’image formée dans l’esprit qui résulte, elle, des conversions de la sensation en perception, puis en idée et finalement en conception du monde. A son tour, Tarde fait des mécanismes d’association, qui se propagent sur la base de l’imitation par chacun des gestes et des pensées d’autrui, la matière même du lien social. Pareille transmission des comportements et des pensées contribue à ses yeux à créer des ensembles imaginés qui, à l’instar des lecteurs d’un journal, tiennent pour réel ce qui leur est représenté, quand bien même l’origine des faits rapportés leur est totalement inconnue. Ce mécanisme fait de la société un ensemble de somnambules. Et le sociologue de conclure : « L’État social, comme l’état hypnotique, n’est qu’une forme du rêve, un rêve de commande et un rêve en action. N’avoir que des idées suggérées et les croire spontanées : telle est l’illusion propre au somnambulisme et aussi bien à l’homme social »4. L’image de la société comme celle d’une hallucination. 

Adossée à cet arrière-plan culturel, comment l’hallucination peut-elle nous fournir une clé de compréhension du champ politique, un concept heuristique ? La nécessité d’un détour par Freud nous semble s’imposer pour saisir comment l’examen de l’inconscient permet d’appréhender « la psychologie totalitaire » et comment les institutions sont mises au service de l’entreprise de destruction/construction qui fonde la « sur-réalité ». Car la question est ici de savoir quel est le lien du moi aux institutions. 

A quoi renvoie l’inconscient ? Que recouvre-t-il ? 

François Bafoil : Freud n’a cessé de l’affirmer, l’inconscient est une hypothèse que l’on peut vérifier seulement à partir des traces du langage et de la reconstruction de plusieurs processus psychiques. C’est à ces derniers que je m’attache principalement en les identifiant analogiquement dans la pensée totalitaire. Freud les a exposés dans L'interprétation des rêves5 en mettant à jour les phénomènes de négation, de condensation, de déplacement. La négation porte sur les liaisons temporelles mais aussi spatiales dans la mesure où les positions des objets comme celles des individus se trouvent inversées ou déplacées. Dans l’inconscient, les liens de coordination n’existent pas, pas davantage, ceux de causalité et pas non plus ceux de contradiction. Le rêveur recompose et condense le matériau à sa disposition en rapprochant ou en éloignant les différents éléments composites, et cela sous l’effet d’une force dynamique que Freud nomme le désir, ailleurs la libido.

Dans son ouvrage de 1905 sur le rêve6, Freud ajoute que le caractère le plus important du rêve réside dans « la dramatisation », à côté des dynamiques de négation, de déplacement, et de condensation à l’instant évoquées. Si la condensation est la figure du rêve qui agrège en les accumulant et en les transformant les différentes pensées latentes du rêve, la dramatisation, elle, crée le « décor ». Elle fournit « l’ambiance ». Elle met « en situation ». Avec les différents cas historiques choisis, elle est une dimension fondamentale de la mise en scène de la sur-réalité. On en trouve la traduction dans les différentes mises en scène collectives et les récits censés incarner la geste révolutionnaire, la puissance des héros, la figure hypertrophiée du chef. La construction d’un mythe de l’origine ou de la fin de l’action collective relève de l’hallucination quand ce mythe qui est posé comme la réalité intégrale s’impose comme le seul vécu possible.

L’hypothèse de l’inconscient donne ainsi à lire le psychisme comme un champ de forces traversé de dynamiques qui réorientent les flux de sensations, d’affects, de représentations ou de volitions, qui sous l’effet du refoulement se voient autoriser ou interdire l’accès à la conscience. Acceptées, ces représentations conduisent l’action. Refoulées, elles la retiennent. A ce titre, l’inconscient peut être interprété comme la structure psychique dynamique qui assigne leur place aux différents objets du rêve en les autorisant à être ou en les sanctionnant pour les livrer au non-être, provisoire ou définitif.

Pour me résumer je retiens de cette approche les éléments suivants qui caractérisent l’hallucination pour une réflexion sur ce que j’appelle « la psychologie totalitaire ».
D’abord, le plaisir qu’apporte l’hallucination à celui qui l’expérimente. Ce plaisir qui tient à la conviction intime de sa réalité et du sentiment de puissance liée à cette capacité de la représentation de reformuler les données sensibles en annulant violemment les dimensions de l’espace et du temps, individuelles et collectives, tout en installant un autre « décor ». Ce moment de la destruction des références temporelles et spatiales liées à la mémoire individuelle et collective est commun à tous nos cas empiriques. C’est sur cette base de destruction que se construisent les différentes figures de l’autorité, les héros et les ennemis, toutes portées par les dynamiques d’amour et de haine. A ce titre, la négation est la condition fondamentale et première de la construction d’une « sur-réalité » qui s’impose aux individus sous l’effet d’une extrême violence, jusqu’à recouvrir tout le champ de l’expérience, individuelle et collective. Le principe du tiers exclu n’y a pas cours.

Ensuite, la conviction de la réalité de l’hallucination. Elle est d’autant plus forte qu’elle est partagée par un certain nombre d’individus regroupés en une communauté des croyants autour du chef. C’est ce partage qui permet de distinguer les « amis », auxquels sont attribués primes et biens de tous types, des « ennemis » discriminés, privés et exclus des politiques publiques. Par ce biais, elle révèle la force de la dynamique des pulsions entremêlées de l’amour et de la haine, fondamentales parce qu’elles structurent le champ social et l’échange politique. Dans ce cadre, la contradiction n’a pas sa place. Celui qui ne croit pas en l’hallucination partagée est promis à la mort. 

Enfin, pendant de cette toute puissance de la croyance et des représentations ainsi que des intérêts partagés, le dernier élément de réponse se donne à lire en lien avec la massivité de l’expérience hallucinatoire. Pour s’imposer à chacun, la réalité ainsi créée doit être portée par la violence imposée au mépris des sens et des affiliations sociales antérieures. Une violence qui traverse toutes les institutions qui ont en charge de la mettre en œuvre par le biais des différentes politiques publiques.

Comment rattachez-vous votre démarche à la science politique ?

François Bafoil : On peut me semble-t-il faire aisément le lien avec les approches qui en science politique ou en sociologie cherchent à comprendre les différentes constructions sociales en mettant l’accent d’un côté sur les représentations, de l’autre sur les intérêts des acteurs en jeu et sur les institutions dans lesquels ces derniers évoluent. A ce titre, l’intérêt de s’appuyer sur les catégories de la psychanalyse est double : il permet d’articuler la relation du moi et des institutions (ou encore le lien de l’individu avec son environnement social) en centrant l’analyse sur la complexion psychique pour en retrouver les tensions et les conflits au sein des institutions qui contribuent en retour à contraindre le moi. En ce sens, les institutions portent les traces des conflits psychiques et contribuent, dans une certaine mesure qui reste à définir, à les résoudre ou à les renforcer. Son intérêt tient également au fait que ces trois dynamiques (idéelle, économique et institutionnelle) sont portées par le désir : celui de faire revivre une donnée qui a été refoulée dans l’histoire et dont la ré-actualisation donne lieu à un déchaînement inhabituel de violence qui contribue à forger la sur-réalité. 

On retrouve ici l’ambition freudienne de considérer le moi comme inscrit dans la réalité sociale et culturelle qui l’encadre, en d’autres termes, penser l’ontogénèse en lien avec la phylogénèse. Cette liaison du moi avec la culture, Freud l’encadre de la pensée du meurtre : celle d’Œdipe pour le moi ; celle du Père de la horde pour le groupe. Ce qui caractérise, me semble-t-il, la pensée totalitaire comme radicalement neuve, c’est le passage à l’acte que les deux mythes évoqués entendent tenir à distance, c’est-à-dire le déclenchement de la barbarie légalisée. Le mythe a pour fonction de rendre sensible l’interdit (du meurtre, de l’inceste, etc.) et ainsi de rendre possible l’action collective et plus largement la civilisation. La pensée totalitaire abolit cette distance de la pensée à l’acte en levant les interdits qui rendent dès lors possible la barbarie.

Et selon vous cette approche permet de comparer l'URSS, le PiS et l'Etat islamique et pourquoi avoir choisi ces trois éléments ?

Ce choix renvoie d’abord à mon expérience scientifique. Elle m’a conduit depuis le début des années 1980 à vivre plusieurs années en Pologne et en ex-Allemagne de l’Est (RDA) pour étudier les régimes et les organisations communistes, et après 1989, les développements post-communistes. Cette expérience a nourri mon enseignement à Sciences Po Grenoble, Dijon et Paris. Cet intérêt pour les régimes totalitaires et autoritaires s’est trouvé alimenté ensuite par la comparaison que j’ai conduite dans les années 2000 avec les régimes d’Asie du Sud-est demeurés communistes (Laos et Vietnam) et avec le régime autoritaire du Cambodge. Cela pour le choix de l’URSS et de la Pologne. Une autre raison justifie ce choix : la réflexion sur le rapport entretenu à la Raison occidentale  les Lumières pour faire vite ou si l’on veut notre environnement partagé, le « sens commun ». Les régimes communistes ont pu être pensés dans le prolongement – fût-il inattendu – des Lumières, en raison de la place laissée à la science, au progrès matériel et à la critique de la religion. Ce sont autant de dimensions que récuse violemment l’Etat islamique. De surcroît, alors que le communisme comprenait l’avenir radieux dans le présent advenu, l’État islamique est porté par la promesse d’un avenir situé en deçà de l’histoire auquel seul le sang versé de ceux qui ont cédé aux illusions du progrès intramondain peut conduire.
Dit autrement, en analysant ces trois types de régimes (communiste, islamique et post-communiste), mon projet était d’examiner s’il existe un continuum entre ces différentes expériences totalitaires (URSS et EI) et où se situe la rupture entre eux. Par ailleurs, quelles connivences entretient avec eux le PiS lorsqu’il proclame son obsession de la pureté de ses intentions, un nationalisme exacerbé, la sacralisation de l’action politique, son rejet compulsif de l’homosexualité, un esprit de croisade au service du catholicisme, une haine farouche à l’encontre des migrants ? Comment chacun de ces régimes construit sa propre sur-réalité et en quoi ces différents types de sur-réalité différent les uns des autres : par l’usage de la violence ? par les procédures d’inclusion et d’exclusion ? par la sacralisation de l’action politique ? Finalement, jusqu’où la comparaison entre ces régimes est-elle possible ?

Max Weber by Francois Bafoil CERI Et donc comment comparer quand les trois éléments étudiés quand si différents les uns des autres ?

François Bafoil : Vous avez raison, c'est difficile. Je répondrais que je conduis la comparaison de deux façons : en adoptant une perspective pratique et en adoptant une perspective théorique. 

La perspective pratique s’attache dans chaque cas aux trois niveaux d’analyse mentionnés plus haut : 

- 1 - Le champ des représentations d’abord. Il donne à comprendre l’hallucination dans sa dimension de croyance partagée qui se donne à lire sous la forme du retour d’un objet perdu. A chaque fois, la croyance adopte les allures d’une prophétie sous la forme d’une entité précédemment maltraitée, sinon sacrifiée dans l’histoire et que l’action politique se promet de purifier et de faire renaître : une classe sociale considérée comme moteur de l’histoire (URSS), la communauté des croyants dans un territoire perdu (l’Oumma et le Shâm), la nation polonaise historique, « Christ des nations » pour reprendre les mots de Lamennais. 

- 2 - Les dynamiques de construction des figures de l’autorité ensuite. L’analyse porte ici sur les récits nationaux, les mobilisations collectives et les politiques publiques mises en œuvre dont l’assemblage fait communauté par le lien qui unit tous les individus les uns avec les autres, et tous ensemble au chef.

- 3 - Les formes de la violence employée enfin, et sur ce point, nul doute que le PiS ne partage rien des modes d’action en vigueur dans les deux autres régimes. Il n’en exerce pas moins une violence continue dans son désir de réécrire les manuels d’histoire, de réinterpréter nombre de faits collectifs, de mettre en cause plusieurs institutions (la justice et les médias notamment), au nom de la race, de la religion, de la nation ou du genre. 

Quant à la perspective théorique, je la pense en évaluant ces différents régimes politiques à partir d’un double éclairage croisé : celui des catégories de la domination que Max Weber a formulées sous les auspices de la tradition, du charisme et de la rationalité-légale ; celui des catégories freudiennes de l’inconscient. Ce sont autant de catégories qui, analogiquement, permettent de comprendre comment les deux premiers ordres sont placés sous la domination du sacré et du désir : celui de la tradition comme le lieu de la horde dominée par le père cruel forçant ses fils à l’amour ; le charisme comme le lieu de la transgression des règles, animé par la foi inconditionnelle dans les décisions du leader. Par rapport à ces deux ordres, celui dit de la rationalité légale introduit certes une rupture au profit de la règle de droit dont ces différents régimes, qui n’échappent pas au phénomène de la bureaucratisation, sont tous, plus ou moins, des adversaires résolus. Mais un gouvernement comme celui du PiS qui relève du régime de la règle de droit ne le cède en rien aux autres sur le versant de la sacralisation bigote du politique et l’importance de l’amour pour le chef.  Prétendre, ainsi, éclairer les relations de pouvoir inscrite dans les catégories politistes fondatrices de l’analyse wéberienne à l’aune des dimensions psychiques telles que Freud les a élaborées permet d’approfondir la place du désir et du sacré en politique, celle de l’amour et de la haine dans les relations sociales et leur inscription dans les institutions, les phénomènes de destruction et de répétition qui sous-tendent les entreprises totalitaires.

Cet ouvrage et le groupe de recherche Sciences sociales et psychanalyse annoncent l'ouverture d'un nouvel espace ou programme de réflexion et de recherche autour du rapport entre les sciences sociales et la psychanalyse. Comment, au cours de votre carrière, êtes-vous arrivé à concilier et à faire dialoguer ces deux domaines intellectuels ?

François Bafoil : Avant de répondre à votre dernière question, je voudrais annoncer la publication récente d’un autre travail dans lequel j’approfondis cette catégorie de l’hallucination7. Cette fois, j’insiste dans cet ouvrage qui couvre l’entre-deux-guerres (1870-1914) sur les processus scientifiques, institutionnels et littéraires de la construction d’une « surréalité », qui figent la figure de la prostituée dans les traits d’une essence coupable indépassable, celle de l’enfance et plus loin encore, dans ceux de la race mauvaise. Avec ce nouvel ouvrage, mon objectif est d’interpréter l’hallucination sous la figure d’une image que les différents acteurs sociaux – médecins, criminalistes, policiers et romanciers du courant naturaliste – ne cessent de faire réapparaître pour combler un manque que la femme est toujours censée incarner, et cela pour ensuite encore mieux l’écraser au fur et à mesure qu’elle leur échappe, tel un trou faisant inlassablement retour. La prostituée, et plus tard l’homosexuel masculin, sont saisis dans la mise au point sans cesse renouvelée d’un silence social, une figure vidée de toute intimité, enclose socialement, seulement promise à la destruction. 

Pourquoi l’homosexuel ?

Parce que la prostituée, à l’égal de la « fille » immature et a été définie comme un ensemble de manques – manque d’attention, manque de pudeur, manque à l’égard des conventions, etc. – et parce qu’un Carlier, chef de police dans les années 1870, a défini l’homosexuel comme la caricature de la prostituée, en quelque sorte le manque d’un manque. Mais qu'est-ce que le manque d’un manque ? Plus exactement, à quoi cela renvoie-t-il  et de quelle angoisse sociale est-ce le signe ?

C’est donc la notion de manque qui unit ces deux ouvrages ?

François Bafoil : Oui, un manque qui traverse l’histoire, collective et individuelle. Dans les deux cas - celui d’une surréalité pleine propre à la psychologie totalitaire, ou celui d’une réalité vide, celle de la prostituée et de l’homosexuel -, les mêmes ressorts du manque et du désir de le combler fonctionnent au service de politiques acharnées à faire revenir l’objet manquant dans une répétition mortifère. Pour clore cette référence à mes travaux, je dois ajouter que les deux ouvrages que j’ai publiés cette année sur l'hallucination sont pour ainsi dire des études appliquées des trois autres ouvrages précédents parus depuis 2017 chez Herman qui traitent tous trois de la pensée de Freud et de celle de Weber.

Ces dimensions du manque et du désir, du refoulement et de la haine, de la rage et de la répétition, du politique et du sacré sont celles que nous avons isolées, mon collègue Paul Zawadzki de l’université Paris I et moi-même, pour penser le groupe de recherche Sciences sociales et psychanalyse auquel vous faites référence. L’une de nos ambitions est de reprendre le fil des contacts entre psychanalyse et sciences sociales qui était très intense dans les années 1950-1980 et qui s’est délité pour des raisons que nous chercherons à comprendre. Notre objectif est également de révéler la grande capacité heuristique des catégories de la psychanalyse pour appréhender des questions qui figurent au cœur des réflexions actuelles : le terrorisme et les formes exacerbées de la domination politique ; les traumatismes sociaux et la violence de masse ; le mal ; l’antisémitisme ; le colonialisme. Pareille réflexion collective possède un autre intérêt : la prise en compte de la difficulté récurrente dans les sciences sociales de penser l’articulation de l’historique et du psychique, et plus largement peut-être la subjectivité, sans laquelle pourtant notre compréhension des phénomènes s’expose au risque du réductionnisme descriptif. En bref, il ne s’agit pas seulement de reprendre le fil interrompu des interrogations croisées entre disciplines mais d’affirmer clairement la très grande valeur heuristique de la psychanalyse en sciences sociales.

Si donc je reprends le texte introductif à ce groupe de recherche, dont la première séance aura lieu le 19 octobre avec une intervention de Paul-Laurent Assoun (Sujet de l'inconscient et envers du lien social : le moment freudien et son avenir), nous nous proposons de :

- 1 - Faire le point sur les raisons de l’affaissement du dialogue entre les sciences humaines et sociales et la psychanalyse en réexaminant quelques-uns des problèmes d’épistémologie et de méthode qui ont rendu le dialogue difficile et en nous interrogeant sur les principaux conflits de paradigmes sur lesquels le dialogue a achoppé.

- 2 - Relire quelques-uns des textes qui ont trouvé dans la psychanalyse des voies de compréhension du social-historique afin d’en tirer des notions (par exemple, la répétition, la pulsion, l’identification…) véritablement heuristiques.

- 3 - Explorer dans le prolongement d’un retour aux textes aussi bien la fécondité que les limites des paradigmes psychanalytiques à travers des cas d’étude empiriques (nationalismes, antisémitismes, jihadismes, etc.), toutes réflexions portées par deux interrogations : Peut-on historiciser l’inconscient ? Est-il possible de nous emparer de la catégorie de l’inconscient pour interpréter certains phénomènes historiques et politiques ?

Propos recueillis par Corinne Deloy et Miriam Périer

Image 1 :  Georgia O’Keeffe - Hands and Thimble, de Alfred Stieglitz, 1919. CCO Public Domain.
Image 2 : Couverture du livre, Max Weber. Réalisme, rêverie et désir de puissance, de François Bafoil, Hermann, Paris, 2018.
Image 3 : Couverture du livre Freud et Weber. L’hérédité – races, masses et tradition,  de François Bafoil, Hermann, Paris, 2019.


  • 1. Sigmund Freud, 1915, Complément métapsychologique à la théorie au rêve, Œuvres complètes, T. XIII, PUF.
  • 2. Sigmund Freud, 1921, Psychologie des masses et analyse du moi, Œuvres complètes, T. XVI, PUF.
  • 3. Jean-Etienne Dominique Esquirol, 1838, Des maladies mentales considérées sous le rapport hygiénique et médico-légal, Paris Baillères, T. 1, p. 192. ; cité in Jean-Louis Cabanès, Le négatif, p. 181.
  • 4. Gabriel Tarde, 1890, Les lois de l’imitation, 2e édition 1895, Editions Kimé, 1993, pp. 99-100.
  • 5. Sigmund Freud, 1900, L’interprétation des rêves, Œuvres complètes T. IV, PUF.
  • 6. Sigmund Freud,1905, Le rêve, Œuvres complètes, T. V. PUF.
  • 7. François Bafoil, 2021, La Femme hallucinée. Construction de la faute sexuelle dans la société française entre 1870 et 1914, Editions Hermann.
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