Liberté pour Fariba Adelkhah. Editorial du n° 90 de Critique internationale

04/03/2021

25 janvier 2021. Voilà presque deux ans que Fariba Adelkhah est privée de liberté. Plus précisément, cela fait aujourd'hui 600 jours qu’elle a été arrêtée en Iran, en même temps que notre collègue Roland Marchal, désormais libéré1. De juin 2019 à septembre 2020, elle a passé près de 16 mois à la prison d’Evin. Depuis, elle est assignée à résidence, avec bracelet électronique et sans possibilité de contact avec l’extérieur.

Même à celles et ceux qui n’ont pas eu la chance de la croiser son visage est désormais familier. Son portrait orne la façade de Sciences Po rue Saint-Guillaume, est affiché sur la porte de chaque bureau du CERI, apparaît en bas des mails d’une partie des membres de notre communauté. Depuis le 5 juin 2019, son comité de soutien œuvre sans relâche en intervenant régulièrement dans les médias, en co-organisant avec Sciences Po, en janvier 2020, un colloque qui a donné lieu à un ouvrage2, en enregistrant des messages pour elle et pour le monde, en innovant selon les circonstances et les contraintes imposées par la pandémie. 

En collaboration avec le comité, Critique internationale, dont Fariba a été membre fondatrice en 1998, souhaite rendre hommage à ses travaux, à son courage et à son engagement. Intitulé « Écrits d’avant prison. Pour la libération de Fariba Adelkhah », ce dossier réunit quatre textes de notre collègue qui ont été déjà publiés, et dont nous remercions les éditeurs et les revues de nous avoir donné l’autorisation de les reproduire. Ces « morceaux choisis » d’une œuvre au long cours font entendre une voix singulière, portée par une pensée originale s’appuyant sur une fine connaissance empirique des phénomènes étudiés, une attention aux processus historiques et un dialogue fécond entre anthropologie et science politique. 

Au-delà du témoignage, notre démarche se veut aussi une invitation. Lire ou relire Fariba Adelkhah, c’est la soutenir. La citer, c’est la faire exister. Discuter de ses travaux, c’est penser avec elle3, malgré le silence imposé par son assignation à résidence et son interdiction de communiquer avec ses collègues. C’est aussi comprendre une démarche méthodologique centrée sur le terrain, comme l’analyse Béatrice Hibou dans son introduction à ce dossier4

Les textes réunis ici témoignent de la façon dont elle a influencé, infléchi, voire bousculé parfois les questionnements de plusieurs générations de chercheur.es travaillant sur des terrains qui n’étaient pas tous iraniens ou afghans. Quatre d’entre elles et eux lui rendent hommage aujourd’hui en introduisant chacun.e un des textes reproduits ici.

Assia Boutaleb se rappelle combien Fariba a marqué ses tout premiers pas dans la recherche en l’initiant « à l’éclectisme fécond dans le recueil des matériaux ». Pour présenter « L’imaginaire économique en République islamique d’Iran »5, elle évoque la façon dont Fariba explore les figures de la réussite économique à travers Ali, le vendeur de Mercédès dans la République islamique d’Iran, ou Teyyeb, leader de la halle des fruits et des légumes de Téhéran au temps du Shah, et ce tout en dialoguant avec Mauss et Weber.

Jean-Louis Briquet, complice intellectuel de longue date de Fariba, parle d’un « paradoxe provocateur (…), outil acéré d’une démarche interprétative » pour décrire l’analyse par sa collègue d’une justice utilisée par les factions conservatrices des élites de la République islamique d’Iran comme une arme de combat contre leurs adversaires réformateurs. Dans « Le maire, le ministre, le clerc et le juge. Le judiciaire et la formation du politique en République islamique d’Iran »6, sa description des jeux de pouvoir et d’influence qui ont conduit à l’arrestation et à la condamnation du maire de Téhéran à la fin des années 1990 résonne d’une cruelle actualité. 

Fariba a également marqué les premiers pas de doctorant d’Adam Baczko. Recruté au CERI en octobre 2019, alors que Fariba était en prison, il évoque le colloque qu’elle avait organisé rue Jacob en 2012, et auquel elle l’avait invité à participer, ainsi que la publication qui s’est ensuivie d’un numéro de la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée dans lequel il a pu, grâce à elle, publier l’un de ses premiers articles. Il mentionne en particulier les échanges fondateurs sur l’importance de la question foncière dans l’Afghanistan en guerre et rappelle que dans « Guerre et terre en Afghanistan »7, elle soulignait, « à rebours des biais et des lacunes [des] analyses dominantes, [que] l’accaparement foncier et l’incertitude sur la propriété étaient une préoccupation centrale des populations afghanes ».

Enfin, Marie Vannetzel partage avec nous la « claque » qu’elle a reçue en écoutant Fariba lire le début de son draft, alors intitulé « L’aide internationale et les perdrix. Les effets pervers de l’idée de développement en Afghanistan », au cours d’un atelier où une dizaine de chercheures s’étaient réunies pour la préparation d’un dossier spécial de la Revue internationale de politique de développement/International Development Policy. Chercheure CNRS, Marie Vannetzel n’était déjà plus une « perdrix » de l’année. Cependant, elle a été « abasourdie » par la « charge puissante » du texte de Fariba. Dans la version finale intitulée « Guerre et (re)construction de l’État en Afghanistan : conflits de tradition ou conflits de développement ? »8, Fariba dénonce les conceptions réificatrices de l’ethnicité orientant la manne financière internationale, ainsi que les velléités de « fixer » des populations dont le salut réside pourtant dans la mobilité. 

Ce Thema lui est donc de tout cœur dédié. Il est un appel à sa libération inconditionnelle. Il est aussi un rappel, une incitation à ne pas oublier : celles et ceux qui, dans les geôles iraniennes ou turques, sont enfermé.es pour leur liberté de pensée, celles et ceux qui ont perdu la vie en exerçant leur métier, comme Giulio Regeni, doctorant qui travaillait sur l’Égypte, celles et ceux qui ont été déchu.es de leur droit d’enseigner, à l’instar des universitaires pour la paix en Turquie, celles et ceux dont les établissements ont été fermés ou les disciplines menacées durant ces dernières années. 

Ce Thema est accompagné de deux Varia qui dévoilent des facettes inédites de la présence française en Afrique de l’Ouest. Léonard Colomba-Petteng le fait d’une manière rarement abordée par la science politique puisqu’il met en lumière les effets de l’usage de la langue française dans les organes de représentation de l’Union européenne à Niamey, en particulier dans le cadre de la mission d’appui aux forces de sécurité (EUCAP Sahel). De manière tout aussi originale, Denis Tull s’intéresse, dans l’analyse des conflits armés, aux rumeurs, théories du complot et autres informations non confirmées comme formes de contestation de l’intervention française au Mali depuis 2013.

Bonne lecture.

La rédaction

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