Fariba Adelkhah, ou les mille et une frontières du terrain anthropologique

04/03/2021

Ce texte est l'introduction au numéro 90 de Critique Internationale, accessible ici.

En solidarité avec Fariba Adelkhah, emprisonnée en Iran depuis le 5 juin 2019, la rédaction de Critique internationale reproduit quatre de ses articles, témoins d’un travail au long cours honoré le 15 décembre 2020 par le Prix Irène Joliot-Curie « Femme scientifique de l’année ». Aujourd’hui, notre collègue est toujours privée de liberté, assignée à résidence, bracelet électronique au pied, sans possibilité de contact, si ce n’est avec sa famille1, et bien évidemment sans espoir de pouvoir reprendre ses travaux en cours2. Ce choix de la rédaction constitue donc un acte de soutien et d’engagement dans sa lutte pour « sauver la recherche »3 et faire reconnaître la spécificité de celle-ci dans un pays où le travail scientifique est le plus souvent assimilé à de l’« espionnage », de la « propagande », voire à une « atteinte à la sécurité nationale ». En Iran, comme malheureusement dans beaucoup de pays, l’absence de statut du chercheur et le manque de définition claire de notre métier fragilisent les universitaires les plus courageux et les plus intègres qui, comme Fariba, sont l’objet d’une mécompréhension non seulement de la part du régime, mais aussi de la part d’une partie de leurs collègues. En Iran, mais aussi au sein de la diaspora, ni les uns ni les autres ne veulent voir ce qui fait la spécificité du métier de chercheur : une démarche de distanciation, un travail de dénaturalisation et le déplacement des limites de l’entendement ; une connaissance qui fonde sa légitimité sur la rigueur méthodologique et la solidité du matériau empirique, non sur « la » vérité accréditée par une quelconque autorité. 

À l’heure où les terrains dans les pays dits « à risques » ou « difficiles » sont remis en cause au nom de la « sécurité » ; où les transformations des principes d’évaluation de la profession rendent de plus en plus coûteux les investissements par immersion et sur des terrains longs à apprivoiser ; où la purification disciplinaire, l’hyperspécialisation thématique et l’orthodoxie méthodologique déprécient la pluridisciplinarité et les innovations dans les pratiques de recherche pourtant nécessaires à la compréhension du changement et des situations nouvelles4, la reproduction de ces quatre articles a également une portée scientifique importante. C’est précisément pour toutes les raisons que je viens d’énoncer qu’en guise d’introduction à ce dossier je me propose non pas de retracer la trajectoire scientifique et la « carrière » de notre collègue5, mais d’analyser sa démarche et ses pratiques du terrain, dans leur singularité et leur originalité.

Fariba est connue pour ses travaux en anthropologie sur l’Iran6 et l’Afghanistan7, mais ce qui la définit dans sa pratique de recherche, et qui illustre le mieux sa démarche, c’est sans doute l’anthropologie du voyage. Le voyage, ici, ne doit pas seulement être compris comme un déplacement physique. Certes, nombre de ses travaux traitent de la migration, du commerce, du pèlerinage, des déplacements de clercs et de l’exil8, et Fariba n’a de cesse de « partir sur le terrain » et de l’« approfondir » pour lui faire dire autre chose et pouvoir voguer vers des lieux incongrus9. Mais le voyage, c’est aussi pour elle un cheminement permanent au cours duquel le terrain lui sert à faire, défaire et refaire sa problématique et peut-être plus encore sa démarche. C’est en suivant les clercs afghans entre Kaboul (en Afghanistan), Qom (en Iran) et Nadjaf (en Irak) qu’elle a fait les rencontres qui lui ont ouvert les portes d’un certain monde clérical à Qom et que s’est défini peu à peu un nouveau champ de recherche, le fiqh et ses adaptations aux transformations sociales. C’est également pour analyser et écrire sur les Hazaras en situation qu’elle a appris à connaître des Pachto et des Tadjiks, selon une stratégie de pas-de-côté qui l’amène souvent à aller voir l’« opposé » des notions ou des pratiques qu’elle entend analyser, afin de les déconstruire (en l’occurrence la notion d’ethnie) et d’en comprendre les frontières dans leurs réinventions permanentes. Ce voyage-cheminement, constitué de détours et de chemins buissonniers, moments où l’on sort de son sujet pour mieux y revenir, est aussi l’expression de sa passion pour la recherche. Comme j’ai pu le constater à ses côtés à Qom, Fariba, anthropologue du religieux, sera toujours émerveillée par cette ville qu’elle n’avait initialement pas choisie, où se côtoient 70 nationalités, des centaines d’écoles religieuses et des milliers de clercs, des dizaines de librairies où l’on trouve tous les livres souhaités, y compris des traductions, des bibliothèques ouvertes en permanence… 

Pour elle, le voyage n’est pas le lointain et l’exotique, et le terrain n’est pas l’ailleurs, c’est au contraire le proche et l’intime, et ce au double sens de ces termes. Si ses terrains ont en effet toujours été situés autour de l’Iran, du Khorassan – région du nord de l’Iran d’où est originaire sa famille – et de l’Afghanistan, ce qui fait sens dans sa trajectoire, c’est bien la compréhension large que l’on peut avoir de ces deux notions. 

Sa relation au terrain s’inscrit dans l’ordre de la proximité, une proximité du lointain, non seulement géographique, mais aussi intellectuel, culturel, qu’elle entretient constamment par des coups de fil ou des échanges d’emails avec les gens qu’elle a rencontrés, par les cadeaux qu’elle leur offre et ceux qu’elle reçoit d’eux, mais aussi par son regard sur le lieu, les objets, les personnes ; surtout, elle se sent toujours emportée loin par le terrain qui ne cesse de lui ouvrir de nouveaux horizons sur sa société, son environnement, son rapport au monde.


Sa relation au terrain s’inscrit plus encore dans l’ordre de l’intime du fait de sa compréhension même des sciences sociales, en l’occurrence, de l’anthropologie : s’ouvrir aux autres, s’engager pleinement, comprendre les différences et la liberté, « la liberté dans la différence » mais aussi « la liberté des différences » selon ses propres termes. L’intime ici, ce n’est évidemment pas les relations affectives, familiales ou amicales. C’est le souci de l’autre, sans que cela empêche, évidemment, le désaccord ou le conflit. Tout échange et toute relation noués au loin produisent de l’intime dès lors qu’ils suscitent des interactions inattendues, non normées, reposent sur l’écoute et le respect, et se déroulent sur une certaine durée. Fariba excelle dans cette façon de faire. Elle sait écouter, elle sait voir l’insolite et le curieux de la banalité quotidienne, elle sait mettre en relief ces « petits riens » si courants qu’ils finissent par ne plus être vus alors même qu’ils donnent sens, qu’ils révèlent des actions ou des phénomènes dans toutes leurs significations sociales et politiques. Ses travaux sur le don l’illustrent magnifiquement : à partir d’expressions convenues (« donner, c’est bien »), de pratiques sociales courantes (les petits dons en potage ou en gâteaux du jeudi soir) et de pratiques économiques banales (les quelques tomans de monnaie que le client laisse au taxi ou au commerçant en précisant « tu le donneras aux pauvres »), elle montre la centralité de la bienfaisance et de l’évergétisme dans les relations sociales et politiques de l’Iran contemporain. 

Elle sait aussi, et ce n’est pas le moins important, susciter l’intérêt et la curiosité, permettre à ses interlocuteurs de prendre le temps de l’écouter et de lui répondre, de lui ouvrir la porte de leur maison, bref de prendre en considération non seulement ses demandes mais aussi ce qu’elle apporte avec elle de différent, d’inattendu. Cela, elle l’a magistralement montré dans son travail sur l’Afghanistan, en réussissant à pénétrer au cœur de quelques familles en pays hazara10, mais aussi en Iran, en réussissant à être acceptée dans des cours de fiqh réservés aux hommes11 ou sur le marché des légumes et des fruits, encore très masculin, tenu par des « cous épais » (gardan koloft) en tous genres12. Dans cette perspective, les échecs aussi peuvent relever de l’intime, dans la mesure où le refus d’interaction de la part de certains interlocuteurs, les tensions et les conflits amènent nécessairement le chercheur à reformuler sa problématique, à revoir son questionnement, à affiner ou à bouleverser ses méthodes d’enquête, transformant le terrain lui-même et le faisant voyager par des chemins buissonniers. Il en est ainsi des terrains en Afghanistan qui ont été parfois très difficiles pour Fariba, perçue comme « iranienne » (ce qu’elle est au demeurant) par des personnes qui avaient souffert de mauvais traitements en Iran et qui déversaient sur elle leur haine et leur rancœur : si elles ont pu être handicapantes dans la réalisation de certains terrains en Afghanistan, cette méfiance et cette hostilité l’ont également amenée à réfléchir sur les maux de la société iranienne, sur la responsabilité de tous les Iraniens, à commencer par les intellectuels, donc elle-même, et à travailler sur les Afghans iraniens et sur leurs conditions sociales et politiques en Iran13

Si le terrain est pour elle la partie la plus fascinante du travail de recherche, c’est parce qu’il comprend mille et une facettes. Ce n’est ni un lieu (l’Iran ou l’Afghanistan, la madrasa ou la mosquée) ni un moment, c’est le mot qui caractérise sa démarche même, une démarche centrée sur la compréhension des pratiques du quotidien que seul le terrain permet d’appréhender, et auxquelles seul il peut donner sens. En janvier 2020, j’ai choisi pour le séminaire organisé au CERI afin de « penser en pensant à eux », le titre « Sociologie et anthropologie sociale du politique ». Si la première partie du titre, « sociologie », renvoyait aux travaux de Roland Marchal, arrêté en même temps que Fariba et alors détenu lui aussi en Iran14, la seconde partie, « anthropologie sociale du politique », renvoyait, elle, aux travaux de Fariba. Je voulais ainsi souligner le fait que sa démarche se situe au croisement de l’anthropologie (comme conception disciplinaire), de la société (comme point d’observation et comme objet de recherche) et du politique (pour comprendre cette dernière dans ses relations politiques, dans sa signification politique). Il est probable que Fariba sera d’accord avec l’esprit de ma dénomination mais pas avec la lettre à cause de son caractère tautologique. Pour elle, l’anthropologie est un mode de réflexion sur le social, c’est-à-dire sur les rapports, les liens et les interactions dans la société (que l’on considère la famille, une communauté, un parti politique ou une administration) et elle est politique car il n’y a de lien que politique.

Suivant les principes qui sont à la base des travaux sur les modes populaires d’action politique, développés au CERI sous la houlette de Jean-François Bayart15, la démarche de Fariba consiste en effet à mettre systématiquement en lumière les acteurs – et leurs pratiques – qui ne sont habituellement pas vus comme faisant partie du « monde politique », mais aussi à mettre l’accent sur des lieux, des institutions, des encadrements (les mosquées, le bazar, les bus, les réunions religieuses…) qui ne sont pas considérés comme relevant du politique. Commerçants du bazar, pèlerins, chauffeurs de bus, femmes d’intérieur, contrebandiers, pêcheurs… ces acteurs qualifiés de « sociaux » sont politiques dès lors qu’ils sont en situation et dans des rapports de force, dès lors donc que le politique n’est pas perçu comme une sphère à part, un lieu précis, élitiste, de classe, le monopole de gens qui s’en revendiquent ou que l’on désigne comme légitimes à le représenter. Le terrain comme démarche permet de considérer dans un même mouvement observation, collecte de données, problématisation et conceptualisation, sans plaquer des catégories prédéfinies sur des actions, des acteurs, des groupes, des faits ou des phénomènes. Il constitue une interaction continue pour construire un questionnement toujours plus fin, pour alimenter des réflexions sur des problèmes généraux tout en préservant la particularité de l’objet étudié. Cette approche conduit à élaborer progressivement des problématisations et des conceptualisations qui peuvent dialoguer avec d’autres travaux tout en soulignant la singularité des situations ayant permis cette montée en généralité bien éloignée de la recherche d’une théorie générale impossible16. Elle explique également pourquoi Fariba ne travaille pas sur les discours en tant que tels, mais sur les pratiques et les discours qui les accompagnent. Se revendiquant des africanistes qu’elle a connus à l’EHESS (Georges Balandier, Maurice Godelier et Claude Meillassoux), elle est pleinement l’élève de Gérard Althabe, puisqu’elle a été formée par lui en anthropologie pour le terrain et par le terrain. Accompagnée d’un groupe composé en majorité de femmes, elle a mené durant ses deux premières années d’études doctorales des enquêtes de terrain sur des sujets aussi hétéroclites que le monde de l’entreprise, les marchés des fruits et légumes, des caniches ou des puces, avant de se lancer sur son propre terrain, celui des femmes islamiques dans l’Iran révolutionnaire17.

Une des leçons de Gérard Althabe que Fariba n’a jamais oubliées – et qu’elle ne cesse de rappeler – est que l’anthropologie n’est une science que si elle accepte d’étudier de façon similaire l’ici et l’ailleurs18. Précurseur de l’anthropologie du proche, critique de Lévi-Strauss et de sa conception exotique et distante du métier et du terrain, Gérard Althabe a considéré dès les années 1970 que l’anthropologue est une partie de son terrain dès le moment où il s’en approche, et devient un élément de sa propre démarche19. Sans endosser une posture post-moderne, Fariba a toujours suivi cette voie : anthropologue du quotidien, ni extraterrestre ni touriste, elle ne développe pas un regard exotique ou nostalgique de son terrain, mais l’appréhende dans sa banalité en s’y intégrant elle-même. Et l’on retrouve ici l’ordre de l’intime évoqué plus haut.


Cette démarche, et la compréhension du terrain comme expression de l’intimité, expliquent également que Fariba l’aborde toujours avec empathie. Tous ses travaux restituent avec subtilité la complexité des faits et des changements car l’étude du « changement là où on ne l’attend pas » peut être considérée comme le fil rouge de ses travaux, s’il fallait en trouver un. Ils la restituent aussi avec une attention particulière pour les arguments, les rationalités et les irrationalités des gens qu’elle étudie. En somme avec un profond respect pour la différence, qui constitue le principe sous-jacent à toutes ses recherches, et la conviction qu’en comprenant l’autre on se retrouve. 

On le voit dès sa thèse, avec son travail sur ces femmes islamiques qui ont adhéré à la Révolution iranienne au nom de valeurs religieuses, alors que Fariba elle-même s’éloignait d’une certaine façon de la religion, la considérait comme appartenant au monde de la tradition et du confinement familial, et partait d’Iran (sans le quitter cependant…) pour réaliser ses rêves d’émancipation en poursuivant ses études en France. Loin des stigmatisations, Fariba cherchait dans ce travail à reconnaître à ces femmes leurs différences alors même que, « pareilles et différentes », elles agissaient souvent comme elle en société, c’est-à-dire de façon à la fois libre et contrainte : comme Fariba, elles pouvaient aimer voyager, lire des romans, aller faire des courses, se soucier de la famille, bien qu’elles n’aient pas le même rapport qu’elle au religieux et au politique. La compréhension de ce qui faisait de ces femmes des « femmes islamiques » était la défense de la différence avant d’être la défense des libertés, car la reconnaissance de la différence suppose celle de la liberté d’action et du choix de l’autre. 

Cette position de principe, on la voit aussi à l’œuvre dans son travail sur les « cous épais » ou les contrebandiers, les « autres » par définition, pourrait-on dire, de l’anthropologue qu’est Fariba, l’altérité absolue20. Bien évidemment, cette posture ne s’explique ni par une volonté de se montrer « juste » ni par un quelconque moralisme. C’est bien sa perspective anthropologique qui l’amène à travailler sur les relations au monde de ces acteurs, relations aux biens et à l’argent, à Dieu et à la famille. Autrement dit, en ne les cantonnant pas à leur milieu professionnel, elle les montre dans toute leur ambivalence, et ce faisant dévoile leur humanité, leur simplicité et leur normalité : comme tout le monde et comme Fariba elle-même, ils vont acheter du pain, ils font des courses pour leurs enfants, ils ont des discours naïfs et touchants sur la famille… Ce qu’elle suggère, c’est que la différence est avant tout produite par les situations, et que tout être, aussi « autre » soit-il en apparence, est banal, voire proche, parce que tel ou tel label (« cou épais » ou contrebandier) cache en réalité différents niveaux ou mondes sociaux qui se superposent en chaque individu. Dans ces conditions, si elle est mise en relation avec l’ambivalence et avec la pluralité des dimensions et des lieux d’observation de l’autre, l’altérité permet aussi des processus d’identification. C’est pourquoi Fariba arrive à parler avec tendresse et empathie de ces personnages.

Pourtant, le terrain est aussi le lieu de la subversion, de la critique et de l’inconfort. Et quelle est la plus efficace des subversions, si ce n’est l’ironie et la joie ? Les écrits de Fariba fourmillent de petits pieds-de-nez et de récits drôles et impitoyables, qui laissent voir l’humanité des gens, la complexité des situations toujours pleines de paradoxes, de contradictions, d’irrationalités, et qui dédramatisent des conditions souvent difficiles, voire douloureuses. Elle-même est d’ailleurs la cible de cette ironie car si elle prend au sérieux (Ô combien !) son métier de chercheure, l’esprit de sérieux lui est totalement étranger. À l’instar des piments qu’elle dispose à côté de ses collages réalisés en prison21, elle met l’accent sur les limites des points de vue, présentant ses analyses comme un regard, un éclairage, une fenêtre parmi beaucoup d’autres. Ses écrits ont aussi la caractéristique d’être joyeux, même quand l’objet est triste ou grave. C’est par exemple en décrivant des scènes de luges innocentes qu’elle aborde la question de l’émancipation des femmes sous les mollahs, et qu’à rebours des discours catastrophistes sur Daech ou sur l’emprise de l’islam politique elle suggère avec un malin plaisir de rire de cet islam qui, dans la République islamique d’Iran, permet la libération sexuelle par le seul recours à un verset coranique22 ou l’explosion de la bourse par un processus de détabouisation de l’argent23. Pour reprendre l’expression de mon ami et compère dans l’écriture, Mohamed Tozy, sous la plume de Fariba, « même le tchador devient coloré ». 

Cette anthropologie du quotidien couplée à cette attention à la différence comme expression de la liberté n’a pas toujours été bien comprise en dépit de sa posture ironique et joyeuse… ou peut-être en partie à cause d’elle ! Les autorités iraniennes voient ses recherches avec suspicion, comme l’ont illustré pendant longtemps les pratiques d’intimidation, et comme l’illustre désormais, de façon dramatique, son arrestation. Quant aux opposants à la République islamique, non seulement en Iran mais aussi et surtout à l’étranger, ils ne les comprennent pas et les interprètent comme une défense du régime, ou à tout le moins comme une indulgence coupable pour assurer sa propre  tranquillité ou se garantir l’accès à ce terrain si central dans ses recherches. Il s’agit là d’une grossière erreur. Fariba n’a jamais rechigné à s’engager lorsqu’elle l’estimait éthiquement nécessaire, par exemple pour défendre – déjà – la spécificité de la recherche et son principe de liberté24 ou pour dénoncer la répression politique à l’encontre de manifestants25. Par ailleurs, elle conçoit la recherche comme un engagement, l’engagement d’une vie même, mais un engagement scientifique et non politique. Ce n’est pas une militante, elle n’a jamais fait de politique ; elle a toujours cherché à restituer la complexité de la société et a concentré ses recherches sur les faits de pouvoir, non sur le régime ou sur la classe politique. Sa vocation (Beruf) est donc définitivement la recherche, et le terrain comme expression de celle-ci. Elle n’a jamais confondu « ces deux provinces de l’esprit » 26que sont la science et la politique, et c’est la raison pour laquelle son comité de soutien a toujours tenu à la qualifier de « prisonnière scientifique »27.

Ses recherches ont toujours eu comme toile de fond un contexte autoritaire, mais cette situation a finalement constitué pour elle une opportunité parce qu’elle a été une source d’inventivité, tant sur les sujets abordés que sur la méthode utilisée, autre illustration de ce que j’évoquais précédemment, à savoir le terrain comme indissociabilité de l’empirie, de la problématisation et de la réflexion méthodologique.  

Pour dépasser ces contraintes, Fariba fait le choix d’opérer à l’échelle « micro ». Les limites imposées par le régime iranien aux circulations, mais aussi aux contacts étendus et aux généralisations par démultiplication des lieux d’observation expliquent sans doute ce choix. Dans ces conditions, la famille devient, par sa force, y compris face au politique, le cercle légitime et protégé qui permet de mener des recherches dans une certaine « sécurité » et, parce qu’elle n’est pas une entité suspendue, hors sol, de pénétrer les relations sociales. On retrouve, là encore, l’un des leitmotive des modalités de la recherche de Fariba, à savoir la familiarité et l’intimité. La faisabilité du terrain dans des contextes comme ceux de l’Iran ou de l’Afghanistan est conditionnée par cette proximité. 

Ce qui intéresse Fariba, c’est la société. C’est d’ailleurs à ce titre qu’elle subit les attaques des autorités du régime comme de ses opposants : ni les unes ni les autres ne font de différence entre l’État et la société, et ce faisant, ils font fi de cette dernière.

 
  • 1. Sa famille proche en Iran, ainsi que Roland Marchal, Jean-François Bayart et moi-même, ses trois amis dont les noms figuraient sur sa carte téléphonique pendant son incarcération à Evin.
  • 2. Sur les conditions d’arrestation et d’emprisonnement de Fariba Adelkhah et sur sa situation dans le temps, voir le site de son comité de soutien, celui du CERI ainsi que le livre issu du colloque organisé en janvier 2020, Pour Fariba Adelkhah et Roland Marchal. Chercheurs en périls, Paris, Presses de Sciences Po, 2020.
  • 3. En hommage au cri que Fariba a lancé du fond de sa cellule, en janvier 2020, lorsqu’elle menait une grève de la faim avec sa codétenue Kylie Moore-Gilbert : « Sauvons la recherche, sauvons les chercheurs pour sauver l’histoire », en écho évidemment aux travaux de Prasenjit Duara sur le thème de « sauver l’histoire de la nation ». Prasenjit Duara, Rescuing History from the Nation. Questioning Narratives of Modern China, Chicago, Chicago University Press, 1995.
  • 4. Irene Bono, Béatrice Hibou, « Peut-on rester libre à l’heure du risque ? La liberté scientifique sur les terrains dits difficiles », Sociétés politiques comparées, 52, 2020.
  • 5. Sur cette trajectoire, depuis son travail doctoral jusqu’à son arrestation, voir Jean-François Bayart, Fariba Adelkhah, anthropologue et prisonnière scientifique.
  • 6. La Révolution sous le voile. Femmes islamiques d’Iran, Paris, Karthala, 1991 ; Thermidor en Iran, Bruxelles, Complexe, 1993 (avec Jean-François Bayart et Olivier Roy) ; Être moderne en Iran, Paris, Karthala, 1998 ; Les mille et une frontières de l’Iran. Quand les voyages forment la nation, Paris, Karthala, 2012.
  • 7. Outre les deux articles reproduits dans ce thema, voir, sous sa direction, le dossier « Guerre et terre en Afghanistan », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 133, 2013, p. 15-240, ainsi que « Guerre, reconstruction de l’État et invention de la tradition en Afghanistan », Les Études du CERI, 221, 2016.
  • 8. Parmi beaucoup d’autres, et outre son travail actuel sur la dimension régionale des maisonnées de clercs et de l’enseignement religieux (« Les connexions chiites à l’échelle de l’Asie antérieure et du Moyen-Orient : les parcours de circulation de l’ayatollah Mohammad Hashem Salehi », projet de recherche, SAB, Direction scientifique de Sciences Po), voir « Partir sans quitter, quitter sans partir », Critique internationale, 19, 2003, p. 141-157 ; Bons baisers de Damas. Des femmes en pèlerinage, Paris, CERI/Sciences Po, film vidéo de 55 minutes, 2004 ; « Expatriation et notabilité : l’évergétisme dans la diaspora iranienne », Politix, 65, 2004, p. 73-93 ; « Économie morale du pèlerinage et société civile en Iran : les voyages religieux, commerciaux et touristiques à Damas », Politix, 77, 2007, p. 39-54 ; Voyages du développement : émigration, commerce, exil, Paris, Karthala, 2007 (sous sa direction et celle de Jean-François Bayart) ; « Moral Economics of Pilgrimage and Civil Society in Iran: Religious, Commercial and Tourist Trips to Damascus », South African Historical Journal, 61 (1), 2009, p. 38-54 ; « Les madrasas chiites afghanes à l’aune iranienne : anthropologie d’une dépendance religieuse » (en collaboration avec Keiko Sakurai), Les Études du CERI, 173, 2011 ; Les mille et une frontières de l’Iran. Quand les voyages forment la nation, op. cit. ; « Deuil et gloire de l’imam Hossein. Le pèlerinage sur les lieux saints de l’Irak en images » (avec Shahideh Noorolahian Mohajer), Sociétés politiques comparées, 42, 2017.
  • 9. Fariba a passé la majorité de son temps de recherche « sur » le terrain, sans que jamais des conditions difficiles telles que la guerre Iran-Irak lors de sa thèse, les années sombres de répression en Iran, la guerre permanente en Afghanistan lui aient fait renoncer à ce qui lui semble central dans son travail. Lorsqu’elle a été arrêtée, elle était en mission de longue durée pour deux ans en Iran dans le cadre de son projet sur le parcours de clercs afghans entre l’Iran, l’Irak et l’Afghanistan.
  • 10. Voir notamment les deux articles publiés dans ce Thema : « Guerre et (re)construction de l’État en Afghanistan : conflits de tradition ou conflits de développement ? », Revue internationale de politique de développement, 8, 2017, et « Guerre et terre en Afghanistan », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 133, 2013, p. 19-41.
  • 11. C’est le terrain qu’elle était en train de mener lorsqu’elle a été arrêtée le 5 juin 2019. Elle suivait les cours de l’ayatollah Sorouch Mahallati afin de comprendre « de l’intérieur » les changements du champ religieux. Cet ayatollah haut placé dans la hiérarchie religieuse est très réputé pour son savoir mais aussi pour son ouverture, comme Jean-François Bayart et moi-même avons pu le constater lorsque nous avons rendu visite à Fariba à Qom, un mois avant son arrestation. Loin de stigmatiser les sciences sociales, il s’en sert dans son argumentation, et le fait d’accepter une anthropologue dans ses cours témoigne d’une curiosité dans ce domaine qui le distingue de la majorité des religieux. Il est par ailleurs connu pour ses prises de position notamment à l’encontre du pouvoir politique (au Maroc, on dirait qu’il suit la tradition des « oulémas frondeurs »). Ce courage assez extraordinaire car fort peu répandu dans le milieu clérical iranien, il en a fait la démonstration encore récemment lorsqu’il a accepté de signer la lettre demandant à Fariba d’arrêter sa grève de la faim.
  • 12. Comme on peut le lire dans le chapitre reproduit dans ce dossier « L’imaginaire économique en République islamique d’Iran » (dans Jean-François Bayart (dir.), La réinvention du capitalisme, Paris, Karthala, 1994, p. 117-144) ou dans certains chapitres de Être moderne en Iran, op. cit.
  • 13. « The Iranian Afghans » (avec Zuzanna Olszweska), Iranian Studies, 40 (2), 2007, p. 137-165 ; « Les Afghans iraniens » (avec Zuzanna Olszweska), Les Études du CERI, 125, 2006.
  • 14. Roland Marchal a été libéré le 20 mars 2020. Les séances du séminaire sont accessibles sur le site du CERI et sur celui du FASOPO.
  • 15. Fariba n’a pas suivi le séminaire « Groupe d’analyse des modes populaires d’action politique » mis en place au CERI dans les années 1980 – séminaire qui est devenu par la suite le « Trajepo » (Trajectoires du politique) dans les années 1990 et qu’elle a alors suivi – mais, pour sa thèse, elle avait lu les documents en offset qui en étaient issus.
  • 16. En ce sens, la démarche de Fariba est très proche de la mienne, bien que je ne sois pas anthropologue et me définisse comme spécialiste d’économie politique et de sociologie historique et comparée du politique. Béatrice Hibou, « Le terrain comme site cognitif. Une perspective wébérienne de l’articulation empirie/théorie », Sociologie, à paraître en 2021.
  • 17. Fariba Adelkhah, « La logique sociale des pratiques quotidiennes des femmes islamiques dans l’Iran post révolutionnaire », thèse de doctorat en anthropologie, Paris, EHESS, 1989.
  • 18. Voir l’entretien avec son ami Rémy Hess dans Rémy Hess, Gérard Althabe. Une biographie entre ailleurs et ici, Paris, L’Harmattan, 2005.
  • 19. Voir notamment la très belle introduction de Gérard Althabe dans Oppression et libération dans l’imaginaire. Les communautés villageoises de la côte orientale de Madagascar, Paris, Maspero, 1969.
  • 20. Voir « L’imaginaire économique en République islamique d’Iran », cité, Être moderne en Iran, op. cit., et Les mille et une frontières de l’Iran. Quand les voyages forment la nation, op. cit.
  • 21. Ses collages sont visibles sur le site de son comité de soutien et l’on peut y lire ses commentaires, quelquefois ironiques, sur sa dimension d’artiste incomprise et de bricoleuse amusée.
  • 22. Il n’y a pas, à proprement parler, de verset qui parle du mariage temporaire, mais les Chiites pensent que le verset 24 de la sourate Nisa (les femmes) confirme la possibilité d’en nouer un. Dans ce cas, c’est cependant un contrat de mariage normal qui est lu (avec d’abord la demande de la femme, puis celle de l’homme). Si les époux temporaires décident d’enregistrer l’acte, la dot doit être payée sur place par l’homme, et la durée du mariage indiquée. Cet enregistrement n’est toutefois pas obligatoire, le consentement verbal de deux personnes ayant foi dans ledit verset étant suffisant. Cette pratique est très répandue actuellement, sous le nom de « mariage blanc », au grand dam des cercles religieux.
  • 23. Depuis quelques années, la bourse a explosé à la suite de transformations profondes au sein de la société qui font que même des personnes aux convictions religieuses ancrées n’ont plus aucun scrupule à faire fructifier leur argent.
  • 24. En 2007 déjà, Fariba avait défendu son collègue Kian Tadjbakhsh, arrêté en pleine rue (puis à nouveau durant la crise post-électorale de 2009) et condamné pour espionnage et atteinte à la sécurité nationale, dans un article où elle défendait la liberté de la recherche et réfléchissait à la distinction entre « service » et « trahison ». Lors du procès de Clotilde Reiss, doctorante française arrêtée en Iran en 2009, elle avait également écrit une lettre ouverte au président Ahmadinejad pour dénoncer l’assimilation de la recherche à de l’espionnage (« Contre le régime de la peur. Lettre ouverte au président Mahmoud Ahmadinejad », traduite et publiée dans Courrier international, 9 septembre 2009.
  • 25. Voir, par exemple, les articles qu’elle a consacrés au Mouvement vert et particulièrement à Neda, la jeune manifestante téhéranaise tuée par les forces de l’ordre lors de la contestation des résultats officiels de l’élection présidentielle de 2009 : « Neda, ou l’annonce faite à la République d’Iran », Esprit, août-septembre 2009, p. 236-241 ; « Le mouvement vert en République islamique d’Iran », Savoir/Agir, 12 (2), 2010, p. 117-123 ; « Iran : entre République islamique et Mouvement vert, y a-t-il une société civile ? », dans Anna Bozzo, Pierre-Jean Luizard (dir.), Les sociétés civiles dans le monde musulman, Paris, La Découverte, 2011, p. 163-185 ; « The Political Economy of the Green Movement: Contestation and Political Mobilization in Iran », dans Negin Nabavi (ed.), Iran: From Theocracy to the Green Movement, Londres, Palgrave Macmillan, 2012, p. 17-38.
  • 26. Formule de Max Weber en 1910, cité par Jean-Pierre Grossein dans Max Weber et l’intelligence du social, Paris, Gallimard, à paraître.
  • 27. Voir les différents communiqués du comité de soutien et notamment celui du 29 juillet 2019, ainsi que Jean-François Bayart, « Fariba Adelkhah, anthropologue et prisonnière scientifique », Médiapart, 6 août 2019.
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