Les confraternités nigérianes à la conquête du monde ?

05/01/2022

Nous avons en Europe une image très négative des migrants nigérians, vus comme des criminels, des proxénètes pour ce qui concerne les hommes et des victimes de l’exploitation sexuelle pour ce qui concerne les femmes. Vous vous élevez en faux contre cette image. D’où vient donc que les médias la véhiculent et comment cette image contribue-t-elle à criminaliser l’immigration nigériane ?

Le Nigeria est souvent considéré comme un pays violent, en proie à une instabilité permanente. Depuis la guerre du Biafra (1967-1970), le regard médiatique se focalise sur les conflits comme celui du Delta du Niger, celui du bassin du lac Tchad avec Boko Haram ou celui plus récent de la Middle Belt. Cette image du pays s'explique surtout par les récits que proposent les médias qui dans leur très grande majorité reproduisent des discours souvent racistes sur les migrants africains et nigérians. A défaut d'enquêtes de terrain, la plupart des articles de presse se concentrent sur la chronique judiciaire, sur la rubrique des faits divers qui ne permettent aucune réflexion sur la migration nigériane. Les médias font écho aux enquêtes des services de police et ils participent à une approche criminogène de certains groupes, souvent définis en termes ethniques. Leurs discours réactivent les figures et l'imaginaire des proxénètes noirs bien connus depuis les années 1930.
Ces sources sont pourtant problématiques. Services de police et magistrats ont des perspectives biaisées et fragmentées. En France, les confraternités sont observées à travers la question de la traite d'êtres humains et de la prostitution ; en Italie, elles sont regardées par la lorgnette du crime organisé ; aux Pays-Bas, par celle du trafic de drogue ; aux Etats-Unis, les confraternités sont vues à travers la question des arnaques et des fraudes en ligne.

Qu’est-ce qu’une confraternité ? Qui en sont les membres ? Comment sont-ils recrutés ? Quelle est la hiérarchie de cette organisation ? Comment la confraternité est-elle financée ? Le terme semble recouvrir des formes d’organisation très diverses selon les contextes…

L'Etude du CERI essaie de répondre à ces questions par des approches précises et documentées, ce qui n'est pas sans poser des problèmes de méthode et de données. Les confraternités sont à l’origine des sociétés étudiantes. Elles émergent dans les années 1960 dans les universités du sud du Nigeria. Il fallait alors être étudiant et posséder certaines qualités intellectuelles pour en devenir membre. Les confraternités se sont multipliées alors que comme d'autres sociétés secrètes, elles ont été interdites et combattues à partir des années 1970.
Elles regroupent des personnes issues de catégories sociales diverses. Les membres sont autonomes et chaque confraternité possède sa mythologie, ses rites d'initiations, ses codes, ses vocables. Par exemple, un groupe local enregistré est un nid pour la Supreme Eye, une zone pour la Black Axe, un chapitre chez les Maphites. Chacun de ces groupes possède son mode d'organisation et sa hiérarchie spécifiques.
Les membres financent la confraternité en payant des cotisations. On notera que la majorité d'entre eux ne sont pas impliqués dans des activités illégales, même si l’organisation est positionnée au carrefour du monde de la rue, de la politique et des marchés illicites.

Il existe de grandes différences entre certaines confraternités du Delta du Niger comme les Icelanders, très proches des milices de la région et impliqués dans la protection des infrastructures pétrolières mais aussi dans les attaques contre les pipelines, et celles marquées par leur milieu universitaire originel comme les Bucanners. La Black Axe, originaire de la région d'Edo, est peut-être la confraternité la plus connue en Europe. Elle est implantée dans plus d'une vingtaine de pays. 

Mes observations et les entretiens que j’ai réalisés montrent qu'il existe un écart important entre ce que les confraternités disent être - des syndicats du crime ou des organisations panafricanistes d'entraide - et ce qu'elles sont réellement. Les codes, leurs structures organisationnelles et leurs modes de fonctionnement sont très éloignés des règles qu’elles prônent et de leurs propres textes de référence. Il serait nécessaire de mener des recherches ethnographiques comme cela a été fait en Amérique centrale et en Amérique du Sud pour mieux connaître les pratiques et les inscriptions dans les marchés locaux, les liens au politique et les trajectoires individuelles des membres des confraternités.

Quel lien peut-on faire entre l’expansion des confraternités et l’évolution des vagues migratoires ? Par ailleurs, comment et pourquoi les confraternités s’intéressent-elles aux diasporas nigérianes ?

Les deux phénomènes - expansion des confraternités et évolution des vagues migratoires - ne sont pas liés. Les confraternités sont présentes en Europe depuis au moins le début des années 2000 et même avant cette date pour certains de leurs membres. La visibilité sociale du phénomène migratoire à la suite des « crises » migratoires de 2015 a été à l'origine d'une redécouverte des confraternités. En Europe, on s'est intéressé à cette époque à la traite des êtres humains à des fins d'exploitation sexuelle, à la prostitution nigériane, notamment en raison de la dénonciation par des associations d’un problème social qui n'avait jusqu’alors pas inquiété les pouvoirs publics. De fil en aiguille, les discours politiques, souvent xénophobes à l’égard des Nigérians comme ceux de l'extrême droite italienne sur la mafia nigériane, ont fait émerger de nouveau la question des confraternités alors qu’au Nigeria, les sciences sociales avaient également délaissé cet objet de recherche.

Pour les confraternités, la migration représente une manne. L'afflux de migrants dépourvus du droit de travailler et de revenus, peu susceptibles de se tourner vers l'Etat du pays qui les accueille, constitue une opportunité pour les membres des confraternités qui essaient d'exploiter cette main d'œuvre : prostitution des femmes et utilisation des nouveaux venus comme petites mains, obligés de rendre des services, parfois contraints de payer plusieurs fois les dettes liées à leur voyage vers l’Europe. Néanmoins, et contrairement à ce qui est souvent dit, les confraternités nigérianes ont interdit à leurs membres vivant en Europe de recruter de nouveaux membres souhaitant contrôler elles-mêmes les profils de ces derniers. 

En Europe, certains membres des confraternités prétendent offrir des opportunités, des protections, permettre une ascension sociale et ils tiennent des discours qui prônent l'égalité et la fraternité entre les membres de la confraternité. Les perspectives des migrants au sein des groupes sont toutefois limitées par les big men, des individus qui cherchent à affirmer leur pouvoir politique ainsi que des familles et des dynasties qui utilisent les confraternités comme un outil pour leur pouvoir personnel. Par ailleurs, au Nigeria, il est frappant de constater que des membres de premier plan des confraternités sont impliqués dans la gestion (humaine et financière) des diasporas et des migrants revenus de Libye.

Vous expliquez que les confraternités ont créé des structures qui leur apportent une légitimité et qu’elles utilisent pour mener diverses actions de solidarité ou pour s’impliquer dans des mobilisations sociales ou politiques. Pouvez-vous nous en dire plus et nous donner quelques exemples ?

Ces organisations ne cherchent pas à se donner une légitimité, elles font partie de la société. Au Nigeria, depuis les années 1990, les membres des confraternités sont souvent mobilisés par des politiciens pour faire régner l'ordre ou le désordre. Ils participent au système de clientélisme politique existant. Ces dernières années, les confraternités ont aussi profité des différents mouvements de la société civile. Elles se sont positionnées par rapport aux discours de la jeunesse et aux revendications des citoyens : elles ont ainsi appelé à se mobiliser contre l'esclavage en Libye, contre les violences xénophobes contre les Nigérians en Afrique du Sud, etc. Au début de la pandémie de coronavirus, certains membres, en Europe et en Asie, ont organisé des collectes alimentaires, ils ont soutenu des œuvres de charité en faveur des diasporas. On peut voir cette philanthropie comme un paravent mais je pense qu'il s'agit plutôt d'une des activités qui fait partie de leur inscription au sein de marchés et de territoires, de réseaux d'échanges politiques.

Vous écrivez : « Les confraternités sont un instrument politique qui renforce un ordre social conservateur », « elles participent à la réaffirmation du pouvoir des autorités traditionnelles ». Pouvez-vous développer cette idée ?

Malgré des discours progressistes et une mobilisation autour de l'égalité, l'empowerment, les promesses d'ascension sociale, la mise en scène du succès matériel par les membres, les valeurs prônées par les confraternités reflètent surtout celles des élites nigérianes. Elles sont in fine très conservatrices, centrées sur le maintien de l'ordre, la famille et le statu quo social qui justifie de fortes inégalités. 

En Europe, les confraternités font la part belle aux discours moraux qui justifient les différences de statuts entre leurs membres. Leurs propos font écho à ceux des pasteurs qu'elles invitent parfois. Elles font l'éloge et elles se revendiquent des pouvoirs traditionnels. Nombre de leurs membres se considèrent comme des relais de ces derniers. Certaines dynasties ou familles font la loi au sein de ces organisations. J'ai pu constater que les relations entre membres censées être très encadrées et codifiées sont en réalité largement dépendantes de cadres qui accumulent les ressources en se servant de leurs positions de pouvoir dans la confraternité. Ainsi, au Nigeria, les confraternités participent à une forme d'encadrement de la jeunesse ; en Europe, à celui de la diaspora par la reproduction et les synergies avec ces pouvoirs traditionnels des familles et des élites, notamment celles de la région d’Edo.

Propos recueillis par Corinne Deloy

Photos de Giovanni Izzo

Lire le texte de Corentin Cohen, Les confraternités nigérianes à la conquête du monde ?, Etude du CERI, n°258, décembre 2021.

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