Le Haut Commissariat aux réfugiés de l’ONU : trois temps pour une brève histoire de la gestion multilatérale de l’exil

04/12/2014

Les prémisses

La première période commence dans les années 1920-1930. L’entre-deux guerres constitue la proto-histoire ou préhistoire du régime universel de protection des réfugiés qui est le nôtre aujourd’hui. Président de la délégation norvégienne auprès de la Société des Nations (SDN) Fridtjof Nansen, explorateur norvégien, devient le premier commissaire pour les réfugiés à la SDN en 1921. Le combat de la fin de sa vie va consister à œuvrer pour un droit d’asile universel, en tentant d’apporter une médiation multilatérale aux arbitrages politiques qui président à l’époque à l’octroi du statut de réfugié. Un triple choc marque le début de sa carrière diplomatique : le génocide des Arméniens perpétré par l’Etat turc entre 1915 et 1916 et l’exode qui s’en est suivi ; l’exil des Russes blancs consécutif à la révolution de 1917 et les conséquences de la famine de 1921-1922 en Russie et en Ukraine ; le déplacement des populations grecques et turques entre 1921 et la signature du traité de Lausanne en 1923 qui légalise l’échange des musulmans de Grèce et des Grecs ottomans de part et d’autre de la mer Egée.
Confrontées aux exilés politiques, aux victimes de massacres de masse et de persécutions, les nations gèrent au cas par cas, et souvent renoncent. L’accueil par elles de Russes blancs (dont un million se sont exilés entre 1917 et 1921) pourrait être pris comme un rejet du nouveau régime soviétique. Les membres de la SDN écartent l’idée de signer et de ratifier une convention internationale qui les contraindrait à accorder un statut de réfugiés dans des contextes fortement politisés. Ne parvenant à convaincre les chancelleries de renoncer à un fragment de leur souveraineté, le commissaire Nansen créé pour les réfugiés apatrides le passeport Nansen en 1922. Ce document d’identité va permettre à près de 450 000 personnes (Russes, Arméniens à partir de 1924, mais aussi Assyro-Chaldéens, Kurdes, etc.) qui fuient des persécutions d’ « émigrer ». Solution géniale – reprise symboliquement en 2012 par la Suisse pour imposer une discussion sur les déplacés environnementaux à l’agenda international –  mais temporaire : ce passeport ne possède pas la force juridique d’un vrai passeport, une cinquantaine de pays le reconnaissent mais la bienveillance des pays d’accueil, jamais assurée, doit être en permanence négociée.
La fragilité de l’édifice se révèle dans les années 1930 avec le début de l’exil des populations juives d’Europe centrale, puis d’Allemagne et d’Autriche. A nouveau, les Etats membres de la SDN refusent d’accorder le statut de réfugié aux Juifs discriminés et persécutés par le régime nazi de manière collective. La prudence diplomatique le cède à la  lâcheté à mesure de s’accroissent les mesures antisémites et racistes prises par les Etats allemand, italien et espagnol. Confronté à son impuissance face aux prémisses de l’Holocauste  et à la frilosité des chancelleries européennes arc-boutées sur leur souveraineté territoriale, le commissaire aux réfugiés de l’époque James McDonald démissionne en 1935. Ironie de l’histoire, l’Office international Nansen pour les réfugiés reçoit le prix Nobel de la paix en 1938 au moment où s’effondre l’œuvre de Fridtjof Nansen, nobélisé quant à lui en 1922 et mort en 1930. 

La naissance du Haut Commissariat aux réfugiés et son déploiement dans le tiers monde : une dépolitisation superficielle de l’asile

La deuxième séquence s’ouvre après la Seconde Guerre mondiale. Elle est marquée par le génocide et le déplacement des populations juives d’Europe, des minorités allemandes dans l’Europe de l’Est et des Palestiniens lors de la création de l’Etat d’Israël en 1947. Des millions de personnes sont concernées (12 millions d’ « Allemands ethniques » chassés d’URSS ; 750 000 à 1 million de Palestiniens, etc.). C’est dans ce contexte qu’est créé au sein de l’ONU le Haut Commissariat  pour les réfugiés (HCR) et que la convention de 1951 sur le statut des réfugiés est rédigée, signée et ratifiée. Le HCR, qui prend la suite l’Organisation internationale des réfugiés (IRO) créée en juillet 1947, a deux fonctions : assurer une protection juridique et prodiguer une assistance humanitaire aux réfugiés. L’étape est décisive, mais on ignore souvent que le champ d’application du texte de la Convention est très restrictif : seules les personnes déplacées avant 1951 en Europe occidentale sont reconnues comme réfugiés internationaux. Tout le travail du HCR va consister à étendre son champ de compétence et son domaine d’action au-delà de ces limites géographiques et temporelles. L’histoire du HCR est donc celle d’une extension du domaine de sa lutte en matière de protection et d’assistance.
Les obstacles politiques à l’action du Haut Commissariat resurgissent dès les années 1950 alors que la guerre froide empêche la prise en charge de réfugiés susceptible d’affecter directement l’antagonisme Est-Ouest. Le HCR n’aide ni les dissidents russes, ni les transfuges allemands qui passent à Berlin-Ouest en laissant la charge à des organisations américaines ou ouest-européennes. L’aide aux réfugiés hongrois en 1956 en Autriche est minime et contrôlée par le Comité intergouvernemental pour les migrations européennes, et le United States Escapee Program pour les transfuges communistes.
Le cas palestinien est emblématique. L’United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East (UNRWA) est créée en 1949 à l’initiative des Etats Unis pour assurer une assistance humanitaire à la population palestinienne et lui proposer des projets (works) d’installation en exil alors que les retours en Israël semblent impossible. Sous la pression des pays arabes, l’agence est maintenue après 1951 pour maintenir les Palestiniens à part hors du régime général de l’asile tel que défini par la convention de 1951 et ne pas hypothéquer leur « droit au retour ».
Impuissant dans les pays développés, le Haut Commissariat va s’occuper des réfugiés du tiers monde, victimes de violences endogènes et des dommages collatéraux de conflits que se livrent les deux grandes puissances par procuration. A partir des années 1960, le HCR agit essentiellement dans les pays en développement même si cela ne va pas sans controverses. Dès 1957, l’agence aide les « réfugiés » chinois de Hong Kong qui ont fui la révolution communiste et ne veulent pas s’installer à Taiwan ; elle s’occupe des Algériens qui jusqu’en 1962, fuient en Tunisie et au Maroc la violence de la guerre d’indépendance de leur pays ; des réfugiés tutsis rwandais au Kivu congolais dans les années 1960 (et hutus après le génocide de 1994), les déplacés du Bangladesh en Inde en 1971 et gère les échanges de populations entre l’Inde et le Pakistan en 1974, les boat people vietnamien mais aussi laotiens et cambodgiens à partir de 1975 en Asie du Sud-Est, etc.
La stratégie est claire : le HCR crée un état de fait en se rendant utile sur le terrain et en protégeant des populations de plus en plus nombreuses. On parle alors de « stratégie des bons offices ». Celle-ci permet à l’agence d’étendre en 1967 le mandat initial de la convention de 1951 par un Protocole additionnel relatif au statut de réfugié, qui supprime la limitation chronologique du mandat du HCR (sont concernés les déplacements survenus après 1951), de s’occuper de toutes les « personnes déplacées » et d’ intégrer les provisions juridiques de précédentes conventions internationales comme celle de l’Organisation de l’Union africaine en 1969 (Convention régissant les aspects propres aux problèmes des réfugiés en Afrique) ou celle des Etats latino-américains en 1984 (Déclaration de Carthagène sur les réfugiés).

 

Après 1991 : le HCR, gouvernement des exilés ?

Avec la fin de la guerre froide, la pression politique sur le HCR se relâche et l’agence diversifie son mandat, acquérant une responsabilité juridique sur de nouvelles catégories de population dont elle s’occupe souvent déjà dans les faits. Ainsi, dans les années 1990, le juriste soudanais Francis Deng réalise un immense travail qui débouche sur la reconnaissance juridique des déplacés à l’intérieur de leur pays, avec l’adoption en 1998 des Principes directeurs sur le déplacement interne. Le HCR se substitue donc aux Etats démissionnaires ou persécuteurs pour offrir une aide et une protection juridique ambiguë à des populations en situation de vulnérabilité dans leur propre pays. Le texte des principes directeurs oscille entre le respect de la souveraineté de l’Etat sur la nation et la négociation d’une autorité de droit en cas de violence, persécution, discrimination, etc. Au fil du temps, l’agence onusienne intègre progressivement d’autres catégories dans son mandat : les apatrides, définis par les conventions de 1954 et 1961 ; les déplacés internes ou internationaux, qui « rentrent » chez eux et continuent de bénéficier l’aide et de la protection de l’agence ; les personnes « en situation de déplacement », « assimilés réfugiés » ou « assimilés déplacés internes », etc. L’agence maintient aussi – et c’est plus frappant - sa protection sur les « anciens réfugiés » (former refugees), angolais, érythréens, congolais… créant ainsi des hapax juridiques comme le statut de former refugee qui permet à des personnes vivant hors de leur pays d’origine et ne disposant pas du statut d’immigrant ou de citoyen naturalisé dans leur pays d’accueil mais qui  à la suite d’une clause de cessation de protection, ne bénéficient plus du statut de réfugiés d’avoir accès à l’aide alimentaire, des formations et une protection juridique. De manière générale, le HCR étend sa protection et assiste des populations dites of concern indépendamment de leur statut, étendant son mandat pour répondre à des besoins de plus en plus divers et des situations qui s’enkystent de plus en plus. Il s’agit bien souvent de contourner des négociations politiquement coûteuses afin d’obtenir de pays qui, au Nord comme au Sud, sont de plus en plus réticents à accorder l’asile, un statut pour des groupes de personnes. La communauté internationale et le HCR reconnaissent ainsi un fait depuis longtemps évident : bien souvent, les réfugiés ne rentrent pas chez eux ; les conflits se prolongent ; les crises s’étirent dans le temps et ne permettent pas le retour des exilés.  La notion de protracted situation, situation d’exil prolongé, introduite en 2004 devient le terme légal pour évoquer la situation des Palestiniens au Proche-Orient, des Afghans au Pakistan et en Iran, des Rwandais en République démocratique du Congo, des Erythréens au Soudan, etc. Le HCR devient un acteur central dans le dispositif humanitaire mondial et à partir de 2005, dans le cadre de la réforme pour la gestion des crises humanitaires menée par le Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA), l’agence reçoit la tutelle du cluster Protection et du cluster Emergency shelter qui lui permet de coordonner de fait l’action des organisations intergouvernementales et des ONG dans la plupart des crises contemporaines.
La stratégie d’expansion du HCR donne naissance à des catégories statistiques et juridiques parfois floues – comme celle d’ancien réfugié. L’agence procède par controverses successives, par à coups ou holdups administrativo-politiques. La notion de migration mixte et le cadre de prise en charge créé en 2006 en sont des exemples frappants. Ce cadre réglementaire non contraignant devaient permettre au HCR d’apporter son aide juridique et humanitaire aux réfugiés somaliens, érythréens et éthiopiens victimes de trafic d’êtres humains dans le Golfe d’Aden et en Méditerranée. Il s’agit en réalité de la prise en charge de populations migrantes « sans statut » (c’est à dire en situation irrégulière) qui quittent des zones de conflit ou de crise. Le droit d’asile international entre ici en conflit direct avec la souveraineté étatique, le contrôle et la répression de l’immigration irrégulière. En pratique, cette politique de prise en charge et de protection se heurte à l’hostilité de l’Europe et limite l’action du HCR.
L’observation des réalités concrètes de l’exil et de l’asile et leur géographie révèle d’autres limites de l’action du l’organisation.

 

Epilogue : leçons politiques de la géographie de l’exil

Qui lit les rapports d’activité du HCR y découvre une limite de taille à l’effectivité de son action : une partie seulement des bénéficiaires potentiels enregistrés dans le comptes du HCR reçoit réellement assistance et protection. La vision d’une « nation de réfugiés » sous souveraineté du Haut Commissariat, hébergée dans les camps, « territoires » d’un Etat dans l’Etat, est partiellement illusoire. Seuls 30% des déplacés dans le monde vivent dans des camps ; la plupart sont autonomes, dépourvus de protection, travaillant le plus souvent dans le secteur informel et dispersés dans les pays qui les accueillent.
Autre élément qui invite à la réflexion : l’autorité et le mandat du HCR continuent de s’exercer principalement dans les pays du Sud où se déroulent les crises majeures du XXe et du XXIe siècle et où se trouvaient, en 2013, 86% des réfugiés.
Le gouvernement des exilés pose partout des questions juridico-politiques en matière de souveraineté et de responsabilité et des problèmes pratiques de biopolitique et de gestion des populations. Parmi les trois solutions durables à la disposition du HCR dans sa gestion des déplacés, le rapatriement est de plus en plus difficile à mettre en œuvre ; l’installation dans un pays tiers, en général riche, devient marginale. Reste donc, selon la formule onusienne,  « l’intégration sur place » qui est de fait la solution la plus courante. Les lieux de l’exil – camps, villes et bidonvilles – perdurent et abritent désormais plusieurs générations de déplacés. Le démantèlement devient impensable et reviendrait à expulser de « chez eux » des multi-déracinés. La géographie contemporaine de l’exil et l’action du HCR nous indique que la gestion de l’asile maintient une frontière étanche entre le Nord et le Sud. L’histoire institutionnelle, juridique et politique est celle d’un containment du phénomène de l’exil et de l’asile dans les pays en développement.


Bibliographie

– Michel Agier (éd.) (2014), Un monde de camps, La Découverte, 2014.

Jeff Crisp (2003) « Refugees and the Global Politics of Asylum », The Political Quarterly
Volume 74, Issue Supplement, pp. 75–87.

– Michael Barnett (2001), « Humanitarianism with a sovereign face: UNHCR in the Global Undertow », International Migration Review 35, 1, pp. 244-76.

– Corinne Lewis (2005), UNHCR's contribution to the development of international refugee law: its foundations and evolution, Int J Refugee Law, 17 (1), pp. 67-90.

– Gil Loescher (2001), « The UNHCR and World Politics: State Interests vs. Institutional Autonomy » International Migration Review, 35, 1, pp.33–56.

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