La situation en Amérique latine. Entretien

Olivier Dabène et Román Perdomo (École doctorale de Sciences Po, stagiaire à l’OPALC)

14/04/2020

L’Amérique latine a été touchée tardivement par le coronavirus. Comment l’expliquer ?

L’Amérique latine a été touchée tardivement parce qu’elle est plus éloignée des flux de passagers en provenance de Chine et parce que sa population est plus jeune que la population européenne. Un tel décalage a donné aux pays de la région un délai supplémentaire pour se préparer au pire. Le premier patient a été diagnostiqué le 26 février au Brésil. Dans les semaines qui ont suivi, de nombreux pays ont pris des mesures drastiques alors que le virus ne s’était que très peu propagé. Le Brésil a fermé ses frontières le 19 mars, l’état d’urgence a été déclaré en Equateur le16 mars, le confinement obligatoire décidé au Salvador le 11 mars et au Pérou le 15 mars.

Pour parler du Brésil, pays le plus peuplé d’Amérique latine, quel est l’état du système de santé de ce pays ? Est-il en mesure de répondre au défi du Covid-19 ?

Le Brésil est plutôt mieux préparé que la moyenne des pays d’Amérique latine, avec un taux d’accès à la santé de 79% de la population (seuls Cuba avec 83% et l’Uruguay avec 80% font mieux). Le pays possède un « système unique de santé » (SUS), sorte d’assurance universelle censée garantir l’accès à la santé à 140 millions de Brésiliens qui n’ont pas les moyens de recourir au système privé

Pour autant, le système de santé brésilien est très inégalitaire et le financement de la santé publique a diminué. Il se situe à 3,8% du PIB, contre 4,9% au Chili. Par ailleurs, les mesures de confinement et de distance sociale ne sont pas applicables dans les zones d’habitation précaire (6% de la population vit dans près de 6 300 favelas recensées). Ainsi, à titre de projection, si 20% de la population brésilienne se retrouvait infectée, leur prise en charge coûterait à l’état brésilien l’équivalent de 98% du total de ses frais hospitaliers de l’année 2019.
Par conséquent, l’État devra investir et recourir à une mobilisation massive de son système de santé pour éviter une hécatombe sanitaire. 

Les autorités de certains pays, notamment le Brésil, semblent avoir nié la réalité de la pandémie ?

La réalité de la pandémie a été très tôt révélée par les experts au Brésil. Seul le président Bolsonaro l’a niée, pour deux raisons principales : ses croyances religieuses, qui l’amènent à n’accorder aucun crédit à la science, et sa volonté de ne pas ralentir la lente reprise économique qui était programmée pour 2020.

D’autres Etats comme le Mexique et le Nicaragua se refusent à prendre des mesures radicales. Il est vrai que dans ces pays, confiner les travailleurs du secteur informel revient à les priver de ressources et les expose à la pauvreté extrême.

Les réactions et les propos du président du Brésil Jair Bolsonaro, qui se plaint que ses concitoyens critiquent son irresponsabilité et cèdent à la panique, ont provoqué un scandale dans le pays.

Effectivement, à plusieurs reprises Bolsonaro a qualifié la menace du Covid-19 de dérisoire. Il a évoqué la propagation d’une « petite grippe » sans conséquence. Cette position du président a généré un conflit avec différentes institutions, notamment certains gouvernements régionaux, qui ont déclaré unilatéralement des quarantaines, comme à Rio ou São Paulo. 

Bolsonaro a notamment décidé de lancer un message exhortant les Brésiliens à maintenir l’activité productive du pays, en débloquant 4,8 millions de reais (850 000 euros) pour une campagne de communication, Brasil não pode parar (« Le Brésil ne peut pas s’arrêter »). La justice fédérale du pays l’a immédiatement suspendue, en interdisant la diffusion des spots de communication.

Face à l’inaction de l’exécutif, voire le refus de Bolsonaro de reconnaître l’urgence de la situation, la Chambre des députés a fini par approuver une aide économique, le coronavoucher de 600 reais qui est attribué aux familles informelles et celui de 12 00 reais accordé aux mères célibataires. De même, certaines mairies ont pris l’initiative de coordonner la distribution de biens essentiels avec des comités de quartiers informels, comme dans la favela de Paraisópolis à São Paulo. Dans certains quartiers, cependant, la persistance du crime organisé ajoute à l’instabilité politique locale, de même que le refus d’une intervention directe de l’Etat pour venir en aide aux populations. Trois favelas cariocas voient ainsi leur couvre-feu assuré dans le cadre de la quarantaine par le Comando Vermelho, un des plus grands réseaux de crime organisé du Brésil. Début avril, le soutien économique voté par la Chambre n’avait ainsi toujours pas atteint les quartiers populaires brésiliens.

Les réponses contradictoires ou ambigües des différentes institutions de l’Etat génèrent ainsi de la confusion et retarde une action efficace et coordonnée, nécessaire pour éviter le désastre sanitaire et économique.
Fin mars, après les chutes à répétition de la bourse de São Paulo, le Brésil a annoncé un plan de sauvetage de l’économie de 150 milliards de reais (26,4 milliards d’euros) qui vont être injectés dans l’économie sur trois mois. Le ministre de l’Économie, Paulo Guedes, partisan d’une politique budgétaire stricte, a cependant précisé dans la foulée que le Brésil ne disposait que de peu de marge de manœuvre fiscale, après deux ans de récession et trois années de croissance faible.

Quelles conséquences peut-avoir le comportement de Jair Bolsonaro au niveau politique ? Comment envisagez-vous le Brésil post-Covid-19 ? 

Le président est suivi par une partie de la population, notamment dans les milieux évangéliques. Les conséquences sanitaires risquent d’être dévastatrices.

Au niveau politique cependant, il n’est pas sûr que Bolsonaro paye le prix de son irresponsabilité. Les sondages montrent que les Brésiliens n’approuvent pas ses prises de positions mais également qu’ils ne souhaitent pas pour autant la destitution de leur dirigeant. La distance qu’il prend vis-à-vis des gouverneurs des Etats ou même de son propre gouvernement est stratégique. Le moment venu, Bolsonaro se présentera comme le sauveur ayant résisté aux inepties de la classe politique. Son modèle semble bien être Donald Trump...

Du côté des classes populaires et de la société civile, des formes de solidarité et d’auto-organisation se sont créées spontanément pour faire face au Covid-19, mais aussi pour protester contre Bolsonaro, qui est hué tous les soirs à 20h depuis certains balcons. Dans les quartiers populaires, des ONG locales distribuent des produits de première nécessité, et font de la prévention. L’aide entre voisins fleurit également, notamment sur les groupes Whatsapp, les favelas étant les couches de la population les plus organisées et les plus solidaires de la société brésilienne. Si ces solidarités risquent d’être insuffisantes pour éviter une hécatombe sanitaire et économique en l’absence d’intervention de l’Etat, elles laissent cependant présager l’émergence de reconfigurations et de nouvelles sociabilités dans l’espace politique brésilien post-Covid-19.

Propos recueillis par Corinne Deloy

A SAVOIR
L'Observatoire politique de l'Amérique latine et des Caraïbes (OPALC) propose un Dossier très complet réalisé par Roman Perdomo et Sebastián Urioste, Le Covid-19 en Amérique latine (Recueil de sources primaires et secondaires).

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