La résilience du multilatéralisme

13/11/2023
 Three interconnected people. Copyright Igor Kisselev for shutterstock

Quels sont les défis auxquels le multilatéralisme est confronté aujourd'hui ? Auriane Guilbaud, Franck Petiteville et Frédéric Ramel ont récemment codirigé un ouvrage intitulé Crisis of Multilateralism? Challenges and Resilience, dans la collection Sciences Po series in International Relations and Political Economy. L'ouvrage remet en question l'idée d'une « crise » de la coopération multilatérale et des organisations internationales. Il rend compte des pressions exercées sur le multilatéralisme et des changements qu'a connus celui-ci ces dernières années, tout en illustrant sa résilience par différents cas d’études, par exemple sur l'OMC, ONU Femmes, les secrétariats des organisations internationales (OI) ou la gouvernance mondiale de l'environnement. Les trois codirecteurs de l’ouvrage répondent à nos questions.

Pourriez-vous définir en quelques mots ce qu'est le multilatéralisme ? 

Le multilatéralisme résulte d'un processus de coopération entre plusieurs États (trois au minimum). Par extension, le multilatéralisme englobe les formes universelles de coopération incarnées par un réseau d'organisations internationales telles que les Nations unies (et leurs multiples agences), la Banque mondiale, le Fonds monétaire international (FMI), l'Organisation mondiale de la santé (OMS), etc. En tant que pratique diplomatique collective, le multilatéralisme préexistait aux organisations internationales (principalement sous la forme de conférences de paix qui ont eu lieu en l'Europe après chaque grande guerre entre 1648 et 1945).

Book cover Crisis of multilateralismDepuis 1945, le multilatéralisme s'est considérablement développé avec l’augmentation du nombre des Etats indépendants et l'inclusion d'acteurs non étatiques (ONG, sociétés transnationales, groupes d'experts, etc.). En outre, le multilatéralisme ne traite plus seulement du dilemme classique de la guerre et de la paix mais aussi de nombreuses questions comme le climat, la biodiversité, le commerce, la finance, les migrations, le développement, etc. En tant que projet normatif ambitieux visant à promouvoir un ordre mondial inclusif et coopératif, le multilatéralisme a régulièrement été confronté à des politiques de puissance, à un unilatéralisme défectueux et à des conflits. Cependant, en tant que forme unique de coopération mondiale, il est historiquement et institutionnellement résistant.

Quel est l'argument principal de ce livre ?

L'argument de ce livre est que, malgré les diverses crises auxquelles il a été confronté, le multilatéralisme n'est pas « mort », obsolète, impuissant ou encore en déclin, comme on le prétend souvent. Les auteurs de ce livre considèrent le concept de « crise » comme une matrice du multilatéralisme dans sa dynamique historique. Ils mettent ainsi en perspective les défis géopolitiques actuels et ils tentent de démontrer la résilience du multilatéralisme en tant que forme unique de coopération internationale conçue pour répondre aux problèmes mondiaux de notre époque.

Observe-t-on une intensification ou une augmentation du rythme et du nombre de crises liées au multilatéralisme ?

Le multilatéralisme a toujours combiné des avancées - telles la création de nouvelles institutions et la négociation de nouveaux traités multilatéraux - avec des tensions géopolitiques récurrentes, des revers et des crises. À peine fondée en 1919, la Société des nations s'est immédiatement heurtée à la défection des États-Unis, au retour de la politique de puissance en Europe et à la montée des régimes totalitaires dans les années 1930, ce qui a provoqué son effondrement lors de la Deuxième Guerre mondiale. De même, les Nations unies ont connu des débuts difficiles avec l'avènement de la guerre froide deux ans après leur création. Dans la période récente, la présidence Trump aux États-Unis a suscité une déstabilisation sans précédent en raison de sa politique étrangère radicalement unilatérale et perturbatrice qui a ébranlé les fondements de l'ordre multilatéral d'après 1945. Même si Joe Biden a depuis réinvesti les États-Unis dans les grandes organisations internationales, le multilatéralisme a été confronté à une collision de graves crises concomitantes comme la pandémie de Covid-19, la guerre en Ukraine et les tensions croissantes entre les États-Unis et la Chine.

Vous évoquez la récente crise sanitaire due à la pandémie de Covid-19, pourriez-vous nous expliquer comment et dans quelle mesure celle-ci a modifié la gouvernance mondiale sur le long terme ?

La pandémie de Covid-19 a été un défi pour le multilatéralisme. Les organisations internationales ont été paralysées ou mises sous tension, les pratiques diplomatiques ont été modifiées et de nouveaux mécanismes de gouvernance ont été conçus. Par exemple, l'Administration Trump a annoncé le retrait des États-Unis de l'OMS au printemps 2020 (l'administration Biden, élue à l'automne suivant, est revenue sur cette décision), le différend américano-chinois sur l'origine du virus a paralysé le Conseil de sécurité de l'ONU et la course aux vaccins a rendu le clivage nord-sud très saillant. Les réunions de gouvernance des OI et les sommets internationaux se sont déroulés en ligne, avec un nombre limité de participants, ce qui a contribué à la mise à l'écart de la société civile. Parallèlement, plusieurs initiatives ont été lancées, telles que la création de l'accélérateur d'accès aux outils Covid-19 (connu sous le nom d'ACT-Accelerator ou ACT-A, qui regroupe neuf organisations actives dans le domaine de la santé mondiale, comme la Fondation Gates), des demandes de « dérogation aux ADPIC » (une suspension des droits de propriété intellectuelle, présentée par l'Inde, l'Afrique du Sud et d'autres pays à l'Organisation mondiale du commerce) et des négociations multilatérales ouvertes sous les auspices de l'OMS pour rédiger un nouveau traité sur les pandémies. Il s'agit là de développements intéressants car ils touchent à des principes clés du multilatéralisme comme l'égalité, la réciprocité et la souveraineté. Même si l'attention du public et la couverture médiatique se sont estompées, les discussions sur ces questions se poursuivent. 

Toutefois, notre livre montre qu'il faut se méfier des grandes déclarations concernant l'ampleur des changements provoqués par des événements qualifiés de crises. La dynamique historique et le changement progressif sont des facteurs importants et la pandémie de Covid-19 a également agi comme un catalyseur, un révélateur de changements dans la gouvernance mondiale qui ont d’autres origines et/ou qui peuvent être amplifiés par une autre crise, par exemple la guerre en Ukraine. C'est pourquoi nous espérons que cet ouvrage collectif encouragera de nouvelles recherches sur le multilatéralisme et les changements dans la gouvernance mondiale.  

Handshake by Igor Kisselev for Shutterstock

Cet ouvrage est le résultat d'un travail collectif réalisé par des chercheurs dans le cadre d'un groupe de recherche sur le multilatéralisme, le GRAM. Pourriez-vous nous présenter ce groupe ?

Le Groupement de recherche sur l'action multilatérale (GRAM) est une structure académique labellisée et financée par la section 40 du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en 2020. Elle prolonge une initiative de l'Association française de science politique, qui avait mis en place un groupe de recherche sur ces questions entre 2011 et 2016. Le GRAM rassemble dix centres de recherche en France et plusieurs partenaires à l'étranger. Il a pour objectif de renforcer la production académique sur le multilatéralisme au sens large, c'est-à-dire au-delà des organisations intergouvernementales. Le GRAM organise au CERI (et en ligne) un séminaire toutes les trois semaines. Il a également lancé des initiatives telles que le Prix Léon Bourgeois sur la coopération internationale et l'Observatoire du multilatéralisme et des organisations internationales. En partenariat avec l'Association française des Nations unies et la Fondation Kofi Annan, le Prix Léon Bourgeois récompense des thèses de doctorat et des mémoires de master qui traitent de la coopération internationale. Léon Bourgeois, lauréat du prix Nobel de la paix en 1920, est l'une des figures emblématiques du solidarisme, dont l'objectif était d'étendre l'esprit de solidarité aux relations entre les nations, en mettant l'accent sur les procédures d'arbitrage, sur la nécessité d'améliorer les conditions sociales et économiques des êtres humains. Son projet de Société des nations, lancé à la fin du XIXe siècle, est toujours d'une grande actualité. 

Quant à l'Observatoire, il vise à combler une lacune dans notre compréhension du multilatéralisme en fournissant un outil numérique agile et évolutif. Le Réseau de recherche sur les opérations de paix, basé au Québec, avait déjà proposé de nombreuses analyses de ce format, mais cette plateforme ne s'intéressait qu'à ce seul type d'intervention internationale. L'Observatoire se veut plus large, avec un ensemble de rubriques et de livrables utiles pour les étudiants, les chercheurs et les praticiens. L'objectif du GRAM est de mettre en lumière les formes, les enjeux et surtout l'évolution de l'écosystème multilatéral dans le système mondial contemporain.

Propos recueillis par Miriam Périer

Photo 1 : Trois personnes connectées. Crédit : Igor Kisselev pour Shutterstock.
Photo 2 : Poignée de mains. Crédit : Igor Kisselev pour Shutterstock.

LE GRAM et l’Observatoire du multilatéralisme organisent leur journée d’étude annuelle L’empreinte du multilatéralisme le 6 décembre prochain (de 10h à 18h, Sciences Po, 27 rue Saint Guillaume, Paris 7e).
Informations et inscription sur ce lien 

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