La Religion au tribunal. Entretien avec Astrid von Busekist

24/06/2023

Entretien avec Astrid von Busekist, professeure de théorie politique à Science Po, qui vient de publier La Religion au tribunal. Essai sur le délibéralisme aux éditions Albin Michel.

Pouvez-vous nous présenter les trois cas que vous mettez en avant dans votre livre et la façon dont les pouvoirs publics les ont traités ?

Astrid von Busekist : Les trois cas que j’ai sélectionnés me permettent de réfléchir à un précipité des relations qu’entretiennent l’État et les Églises au sens large. La démarche est inductive : je pars des cas pour pouvoir travailler sur des choses concrètes, précises, à savoir ce qui se joue dans les salles d’audience lorsque les juges sont confrontés à des arbitrages difficiles ou dans les assemblées parlementaires lorsque le législateur doit trancher sur le degré de sollicitude qu’il veut réserver aux communautés religieuses et à leurs pratiques.

Le premier cas met en scène une famille chrétienne évangélique qui refuse d’envoyer ses enfants à l’école publique en Allemagne où la scolarité est obligatoire. Elle préfère l’enseignement à la maison. Les juges estiment que la formation de la volonté démocratique passe par le dialogue et l’éducation à la tolérance dès l’école primaire et ils font valoir le devoir constitutionnel de protection de l’autonomie des enfants. Ils craignent notamment la formation de « sociétés parallèles ». Les parents sont déboutés, ils demandent « l’asile politique » aux États-Unis qu’ils obtiennent dans un premier temps. 

Dans la deuxième affaire, un tribunal de Cologne décide de criminaliser la circoncision à la suite d’un incident mineur lors de la circoncision d’un garçon musulman. Les juges retiennent l’atteinte à l’intégrité physique et l’absence de consentement du garçon. Ils mettent en cause la responsabilité des parents chargés de veiller au bien-être de leur enfant. Une initiative interpartisane soutenue par le gouvernement demande que le jugement ne soit pas appliqué. 

Le troisième cas est le plus complexe car il confronte deux systèmes légaux : la halakha (la loi juive) et le droit civil. Il s’agit de la réglementation du divorce, qui se conclut par un document écrit remis par l’homme à la femme et appelé le get. Il est impossible de divorcer sans consentement mutuel, il est par conséquent impossible d’extorquer le get. 95% des litiges concernent les hommes qui refusent de donner le get aux femmes, celles-ci demeurent alors « enchaînées ». Le divorce civil ne peut pas les libérer des liens contractés selon les « lois de Moïse et d’Israël ». Pour corriger cette inégalité de statut, plusieurs pays anglo-saxons répondent par la mise en place d’un dispositif de coopération entre tribunaux rabbiniques et civils destiné à faciliter l’obtention du get

Au-delà du cas individuel, que nous dit la décision prise dans chacun des cas sur les relations entre politique et religion, entre représentants de l’État et représentants des communautés ? 

Astrid von Busekist : Chacun des cas montre une version du sécularisme ou de la laïcité. Je rappelle que la laïcité n’est pas un concept « dur », c’est avant tout une pratique : les juges bricolent et trouvent des réponses contextuelles aux dilemmes dont ils sont saisis. 

Prenons le cas du homeschooling. Celui-ci renvoie à une application de la proverbiale séparation entre Église et État. L’école sert à fabriquer des citoyens autonomes, respectueux du pluralisme des opinions. Mais comment justifier la restriction du droit constitutionnel parental à la liberté éducative et à la socialisation ? Le juge a estimé que les enfants doivent être protégés de la religion de leurs parents et bénéficier de choix non contraints. L’école existe précisément pour externaliser le travail de formation du citoyen, elle permet une division du travail entre le foyer et une institution intermédiaire. L’État s’arroge ici un grand pouvoir, discutable sans doute, car il exige en somme que les parents se mettent au service de l’État, qu’ils agissent comme ses « délégataires sociaux ». C’est un paradoxe que le libéralisme assume : l’éducation à l’autonomie et la fabrique du citoyen relègue la socialisation parentale au second plan. 

Dans votre livre il est question également de la coexistence, de la possibilité de vivre ses obligations de foi dans une société sécularisée...

Astrid von Busekist : Oui, typiquement dans le cas du débat sur la circoncision où il a fallu procéder à une pondération presque impossible des principes et des valeurs : l’intangible violation de l’intégrité du corps d’une part, la liberté de perpétuer les traditions d’une communauté de foi de l’autre. 

Il a fallu hiérarchiser et donc choisir entre le droit à l’intégrité physique, le droit des parents à éduquer leurs enfants en harmonie avec leurs croyances religieuses ou leurs convictions philosophiques et enfin la liberté religieuse de l’enfant. Pour ce dernier élément, les juges raisonnent par droits d’autonomie anticipée : il faut protéger aujourd’hui la liberté de l’enfant de demain. Pourtant la circoncision est, pour les musulmans et plus encore pour les juifs, un rite incontournable, le signe même de l’appartenance, de l’alliance pour les juifs. 

Le gouvernement Merkel l’a bien compris, il a aussi compris que l’histoire coupable de l’Allemagne lui imposait de traiter cette question avec délicatesse : criminaliser la circoncision signifiait empêcher la vie juive en Allemagne. Il a donc décidé de s’engager en faveur de la paix civile, de la tolérance civique. Il a estimé aussi qu’il s’agissait là d’une forme spécifique d’injustice qui affecte les individus et les communautés dans leur intégrité de croyants. Dans le livre, je décortique les arguments des uns et des autres et je conclus que nous sommes devant un jugement à somme positive, respectueux des obligations de foi et de la dignité collective des communautés mais également des principes de coexistence pluraliste et multiconfessionnelle. Un bel exemple de composition des normes.


Le dialogue, le compromis peuvent-ils véritablement résoudre tous les conflits qui portent sur les questions de religion en démocratie ? 

Astrid von Busekist : Non. Et je n’ai pas une confiance excessive dans le dialogue et le compromis en général. Je raisonne de manière pragmatique : que peut-on et que doit-on accommoder sans renier les valeurs qui guident les démocraties libérales ? Je pense que l’écart par rapport à la norme ne doit pas être compris seulement comme une exception, un accommodement, mais qu’il peut parfois réaliser les valeurs importantes du libéralisme égalitaire lui-même. 

Prenons les Get laws pour exemple. Le get est un problème posé par la halakha que seule la halakha peut résoudre. Le droit civil n’a en principe rien à faire des problèmes de divorce religieux. Alors pourquoi le législateur intervient-il ? Il n’intervient pas seul mais avec le rabbinat. La beauté de la chose est la suivante : les représentants de deux ordres normatifs différents ont trouvé, ensemble, une solution sans renoncer à leurs propres principes – que ceux-ci soient constitutionnels ou halakhiques – mais au contraire en les enrichissant.

Le législateur a estimé que l’égalité entre les femmes et les hommes est première au regard de la liberté religieuse de l’époux, que cette hiérarchie, cet enchâssement est légitime, du point de vue philosophique, légal et politique. Pour quelle raison ? Parce que nier cette hiérarchie reviendrait à dire que le statut de citoyen(ne) est corrompu par l’affiliation religieuse. Que la femme juive aurait à pâtir légalement, politiquement, de son identité de croyante. Ce qui est assurément contraire au libéralisme égalitaire.

Ici, nous avons à faire à un pluralisme coopératif, une sorte de dialogue philosophique-légal consenti ex ante par l’État et les représentants des communautés. Le dialogue a fonctionné, de même que la traduction : chacun a accepté de traduire ses lois dans le langage de l’autre. Il s’agit donc un exemple réussi de dialogue.  

Qu’appelez-vous le délibéralisme ?

Astrid von Busekist : Il s’agit, comme le terme l’indique, de la rencontre entre démocratie et libéralisme. De la rencontre entre nos obligations morales d’individu et de nos obligations légales de citoyen. Je tente de requalifier le libéralisme par la démocratie en rappelant que la rencontre entre les deux « doctrines » s’est faite tardivement et non sans heurts.

Je tente de conceptualiser l’idée suivante : notre liberté est contrainte par la liberté et par l’égalité de nos concitoyens. Le principe classique de non-nuisance (ma liberté s’arrête là où commence celle de l’autre) ne suffit pas et doit être complété par un autre principe : celui de ne pas nuire à ce qui garantit notre vie collective en démocratie. On voit immédiatement qu’il s’agit un principe plus large, qui inclut également, et à certaines conditions bien sûr, la protection des vies communautaires et de leurs obligations de foi. C’est à mon avis un gage de réciprocité et d’amitié civique. 

Celles et ceux qui se reconnaissent dans le délibéralisme sont des êtres de compromis, qui souhaitent que « ça marche ». S’ils accommodent un peu au-delà du seuil de nos attentes laïques, ils le font avec un espoir de conciliation civique ; s’ils restent parfois en-deçà des revendications communautaires, ils plaident pour le sens de l’équilibre dans l’espace public. C’est une doctrine de la juste mesure d’égalité et de liberté. 

Il ne s’agit pas une recette mais plutôt d’une assomption de l’imperfection du libéralisme démocratique, de la reconnaissance que nous devons mesurer les mérites respectifs de l’égalité et de la liberté contextuellement, la certitude qu’un pragmatisme juste est à notre portée, loin des crispations qui s’emparent trop souvent de nous lorsque nous abordons les questions de croyance et de communautés de croyants.

Propos recueillis par Corinne Deloy

Photo de couverture : Fond d'eau abstrait. Crédit photo : banjongseal168 pour Shutterstock.

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