La guerre en Ukraine révèle les faiblesses de l’armée russe. Entretien avec Isabelle Facon

10/02/2023

Comment expliquer les hypothèses erronées et les défaillances logistiques qui ont présidé au lancement de la guerre en Ukraine (faible nombre de forces engagées pour envahir et dominer un pays vaste et très peuplé, idée que la conquête serait rapide et qu’elle ne provoquerait pas de réactions en Occident) ?

Isabelle Facon : Je ne sais pas si la Russie avait l’intention d’envahir l’Ukraine pour en saisir le contrôle territorial compte tenu du net sous-dimensionnement de la force engagée. L’hypothèse la plus probable est que Moscou pensait que son action initiale allait sidérer l’Ukraine, sa population, son gouvernement, que celui-ci allait quitter le pays et qu’il serait alors possible d’installer une administration et un pouvoir à sa main. 

Il semble incroyable que le Kremlin ait pu ne pas mesurer la montée en puissance du sentiment national ukrainien de façon accélérée depuis l’annexion de la Crimée en 2014, qui explique en partie la résistance et la résilience de toutes les composantes de la société ukrainienne dans ce conflit. Le renseignement a-t-il été inefficace ou n’a-t-il pas dit à Poutine ce qu’il ne voulait pas entendre ? Quand on lit l’article que Poutine a consacré à l’Ukraine en juillet 2021, on se dit qu’il y a aussi une part d’auto-aveuglement (sur l’Ukraine comme sur l’état réel des forces armées russes, d’ailleurs). Mais aussi d’intoxication : dans un régime autoritaire qui voit le « chef » se durcir (et s’isoler, aussi), les élites, si elles veulent rester dans le saint des saints, tendent à lui présenter la réalité telle qu’il veut la voir, pas telle qu’elle est. 

Les choses sont plus simples à expliquer concernant la mauvaise anticipation sur la réaction de « l’Occident collectif », pour reprendre une expression désormais systématique des autorités russes. Moscou a pensé que ses réactions seraient bien plus molles, qu’il y aurait des sanctions mais que le fait accompli serait grosso modo accepté à moyen terme (surtout dans un scénario de départ du président et du gouvernement ukrainiens). Le Kremlin a certainement sous-estimé la vigueur du rejet que les politiques agressives qu’il a menées ces dernières années ont pu susciter, facilitant l’établissement d’un consensus, au sein d’une Union européenne pourtant minée par des divisions, sur la réaction à avoir face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Dans cette perspective, Poutine a trop misé, probablement, sur la « garantie » que représentait la co-dépendance énergétique avec l’Europe, de même que sur la faiblesse politique de l’OTAN, qui a en effet eu du mal à trouver son unité ces dernières années.

Considérant, par ailleurs, que les Etats-Unis étaient plutôt dans une phase de repli international, de concentration sur leurs intérêts nationaux, et que leurs yeux étaient braqués sur l’Indopacifique, il a aussi minimisé le fait que l’Occident, surtout les Etats-Unis, ne pouvait se permettre une réponse molle, notamment parce que la Chine regarde !

Je ne dis pas que Sergueï Karaganov, politologue proche du Kremlin, fait la politique russe mais il est une caisse de résonance des perceptions qui animent le pouvoir russe. Quelques jours avant le début de l’intervention contre l’Ukraine, il écrivait en substance que puisque les pays occidentaux n’avaient pas voulu accepter une refonte de l’ordre de sécurité en Europe et en Eurasie allant dans le sens de ses exigences, il restait à Moscou la possibilité d’une « petite guerre » susceptible de remettre les pendules à l’heure. Sauf que la guerre n’aura pas été « petite ».

Nous avons pu constater les graves défaillances de l’armée russe sur le plan stratégique et logistique. Nous avons également pu observer, et vous le soulignez, de graves problèmes éthiques, à savoir de nombreuses exactions de la part des soldats russes et des comportements contraires au droit international. Comment l’expliquez-vous ?

Isabelle Facon : En effet, l’ONU a d’ores et déjà documenté de multiples crimes de guerre (exécutions sommaires, viols et violences sexuelles, actes de torture…). Il me semble qu’il n’existe pas qu’une seule explication de ce phénomène. Je ne suis pas persuadée que les considérations éthiques soient au cœur de la formation des militaires russes, notamment les kontraktniki (soldats recrutés sur contrat). En outre, l’armée russe est connue pour la fréquence des violences en son sein, pour les mauvais traitements infligés aux conscrits (dedovchtchina), même s’il semble qu’il y ait eu des efforts pour humaniser le service militaire dans les premières années de la réforme militaire engagée en 2008. Mais on partait de loin... Autre élément : les soldats russes, pas moins que le reste de l’opinion publique, sont depuis des années abreuvés par les médias d’Etat du narratif selon lequel les populations du Donbass sont soumises à un « génocide », on leur a dit que leur mission est de les soustraire aux forces « nazies ». Par ailleurs, la désorganisation patente de l’intervention, le manque de moyens des soldats russes en Ukraine, les graves carences de la logistique, autant de problèmes auxquels ils n’étaient vraisemblablement pas préparés puisque les choses devaient se passer différemment, ont certainement contribué aux violences et aux exactions. La quasi-absence de sous-officiers joue également son rôle en termes de défaillance de la discipline et du contrôle des troupes. Il n’y a d’ailleurs pas que l’armée russe – certaines exactions et crimes de guerre sont attribuables au groupe Wagner. Mes travaux ne portant pas directement sur ces enjeux, je ne suis probablement pas la mieux placée pour évaluer scientifiquement ce qui a été encouragé directement par le haut commandement ou par le Kremlin, dans une stratégie visant à démoraliser les populations ukrainiennes et à briser leur motivation, ce que certains affirment (et ce qui malheureusement a été observé dans de nombreux conflits avant celui-ci). La guerre est un environnement difficile aussi pour l’information. 


Vous écrivez que le pouvoir de Moscou a signé un contrat informel avec le peuple russe par lequel il s’est engagé, après les guerres d’Afghanistan et de Tchétchénie, à ne plus déployer les appelés dans des opérations de combat. Comment Vladimir Poutine peut-il aujourd’hui gérer la mobilisation des appelés ?

Isabelle Facon : Ce que je voulais dire, c’est que les guerres en Afghanistan puis en Tchétchénie ont suscité la colère de la population russe car les jeunes conscrits y ont été envoyés sans grand entraînement et nombre d’entre eux y ont laissé leur vie. Ces guerres ont été de véritables traumatismes pour la société russe. Si bien que sous Poutine les autorités, constatant par ailleurs l’impopularité du service militaire et les contraintes liées à la situation démographique nationale, ont opté pour un système de recrutement mixte (on peut ici rappeler que Poutine était favorable à une armée entièrement professionnelle mais que les considérations financières, et probablement des résistances de la part de l’institution militaire, ont contrecarré ce projet). Aujourd’hui, il y a presque deux fois plus de soldats recrutés sur contrat (kontraktniki) que de conscrits. Le service militaire a été réduit à un an, et surtout, les conscrits ne doivent pas participer à des opérations de combat. La mobilisation partielle décidée en septembre dernier ne les concerne pas ; elle porte sur les réservistes, c'est-à-dire toute personne ayant eu une expérience militaire, ayant fait son service, etc. En théorie, aucun conscrit n’est donc actuellement engagé en Ukraine, même s’il y a eu des « erreurs », surtout au début, et même s’il existe de nombreux témoignages sur le fait que l’institution militaire exerce sur eux une pression forte pour qu’ils signent un contrat avec l’armée qui peut ainsi les déployer sur le terrain. 

Les revers essuyés par l’armée russe ne peuvent qu’affecter le pouvoir de Poutine qui s’appuyait sur la puissance militaire. Quelles peuvent être selon vous les conséquences de cette situation ? Quelles conséquences pourraient avoir un échec militaire en Ukraine sur le régime de Moscou ? Vladimir Poutine peut-il survivre à une défaite de son armée en Ukraine ?

Isabelle Facon : Dans les conditions actuelles du conflit, on a un peu l’impression que le périmètre de ce qui est victoire et de ce qui est défaite n’est pas aisément délimitable. Mais pour en revenir à votre question, quoi qu’il arrive désormais, la réputation de l’armée russe a fortement pâti de ce conflit. Car même si effectivement, d’autres armées connaîtraient de grandes difficultés dans un conflit de cette intensité, la mauvaise qualité du commandement, la vétusté de bien des matériels, le sous-équipement des soldats, la désorganisation des troupes tranchent notablement avec l’idée que beaucoup se faisaient des capacités militaires de la Russie.

La politique étrangère de Vladimir Poutine s’est fortement (bien que pas exclusivement) appuyée sur le facteur militaire ces dernières années : intervention en Syrie, diplomatie de défense plus active, promesse d’un « apport » de sécurité dans le voisinage via l’Organisation du traité de sécurité collective... Les conséquences de la guerre en Ukraine, qui a révélé une armée bien moins performante que ce que supposait la communauté internationale, vont se faire sentir à l’étranger. D’ailleurs, dans une certaine mesure, on peut penser que l’ampleur des livraisons d’armes occidentales à l’Ukraine s’explique aussi par les constats faits sur l’état réel de l’armée russe. En Arménie ou en Asie centrale, les questions qui se posaient avant la guerre sur la fiabilité de l’allié russe en termes politiques sont aujourd’hui alimentées par l’observation des limites de l’outil militaire russe et de sa concentration sur les opérations en Ukraine. 

Le retour de la puissance militaire russe dans le monde était un des éléments de la politique de Poutine appréciés par les Russes, étayant l’identification de leur pays comme un acteur avec lequel il faut compter. Il est frappant de voir que l’opinion publique, pour ce que l’on peut en savoir, semble partagée entre rejet de la guerre (avec à la clef, pour certains, un départ du pays), peur de la mobilisation mais aussi dépit de voir l’armée nationale essuyer de si nombreux revers et éprouver tant de difficulté sur le terrain. Ces revers sont dénoncés avec une vigueur certaine par des nationalistes sur les réseaux sociaux, à la télévision, qui considèrent que les réformes militaires de la dernière décennie sont un échec, que les hauts responsables militaires sont incompétents. Ce constat très critique est exprimé aussi par des personnalités telles que Prigojine, le patron des milices Wagner, ou Kadyrov, le président tchétchène. Ces tendances peuvent-elles à terme fragiliser le régime ? Poutine vient de remettre en selle Guerassimov, un des architectes de l’intervention en Ukraine, ce qui peut laisser entendre (en plus d’annoncer une nouvelle réorganisation des opérations et de confirmer la loyauté du chef de l’état-major général) qu’il assume le choix du 24 février 2022, et qu’il se sent en position de le faire, ce qui est une façon de remettre les détracteurs « à leur place ». Cette pression interne pourrait cependant se traduire par des décisions toujours plus dures sur les opérations en Ukraine et une montée des tensions au sein du pouvoir russe. 

Propos recueillis par Corinne Deloy

Photo de couverture : Moscou, septembre 2022, affiche dédiée aux héros de l'opération militaire spéciale russe en Ukraine dans les rues de la ville, campagne de mobilisation. Photo Oleg Elkov pour Shutterstock.
Photo 1 : Tomsk, Russie, 11 octobre 2022, hommes enrôlés dans un bureau de recrutement de soldats lors de la mobilisation militaire russe. Photo : Dmitriy Kandinskiy pour Shutterstock.

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