L’extrême droite espagnole : recomposition du jeu politique national et logiques locales

01/07/2020

Entretien réalisé par Hélène Combes auprès de José-Francisco Jiménez Díaz, directeur du département de science politique de l’Université Pablo de Olavide, Séville.

Hélène Combes (HC): Ces dernières années, la vie politique en Espagne a été marquée notamment par l’émergence de VOX. Quelle est la généalogie de ce parti à l’échelle nationale ?

José-Francisco Jiménez-Díaz (JFJD) : Il existe deux phénomènes sociopolitiques qui expliquent la généalogie du parti VOX en Espagne. Ces deux phénomènes sont antérieurs à l’émergence du parti ; celui-ci en est le résultat.

Le premier phénomène, trop peu étudié dans les reportages sur VOX, correspond à la création et au développement de la Fondation DENAES pour la Défense de la nation espagnole. Cette fondation, parrainée par des hommes politiques liés au Parti populaire (PP), est créée en 2006. Santiago Abascal, le dirigeant actuel de VOX, compte parmi les membres fondateurs de la Fondation DENAES qu’il préside entre 2006 et 2014. Il convient de rappeler que 2006 est l’année du débat autour de la réforme du Statut d’autonomie de la Catalogne, de son vote à la Chambre des députés et de son approbation par le parlement de Catalogne. L’article 1 de la réforme du Statut catalan affirme que « la Catalogne est une nation », formule qui va à l’encontre de ce qui est établi par la Constitution espagnole de 1978 (CE) : « l’unité indissoluble de la nation espagnole » et « le droit à l’autonomie des nationalités et des régions » (article 21). La Fondation DENAES se donne, dans l’article 3 de ses statuts, les principaux objectifs suivants : « défendre la nation espagnole (…), cultiver le patriotisme et l’affirmation de l’Espagne comme nation, (…) mobiliser la société espagnole pour la défense de la dignité de la nation espagnole et de son unité sociale et territoriale inébranlable, s’assurer du respect de la loi sur les symboles nationaux (...) ». En 2006, alors que la politique espagnole est fortement polarisée entre les positions du PP et du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), un nouveau mouvement politique émerge afin de mobiliser la société en faveur de la nation espagnole, en réaction aux positions des nationalismes périphériques qui prônent la reconnaissance politique des nations catalane et basque. On ne peut ignorer que ces dernières ont en effet obtenu, dans les années 1990, d’importants privilèges politiques par rapport aux autres Communautés autonomes, par exemple une plus grande autonomie gouvernementale, en en faisant la condition de leur soutien aux investitures des gouvernements du PSOE (1993-1996), puis du PP (1996-2000). Cette période de bipartisme a ainsi été grandement conditionnée par les exigences de ces nationalismes.

Le second phénomène est lié au grand malaise et à la désaffection politique de la population en Espagne, à la suite de la gestion de la crise économique par les deux partis au pouvoir, le PP et le PSOE (2008-2018). Le mouvement 15M de mai 2011 reflète ce malaise ; de nombreux citoyens espagnols descendent alors dans les rues et scandent des slogans tels que « Ils ne nous représentent pas », « Une vraie démocratie ! Maintenant ! », « Nous ne sommes pas des marchandises aux mains des politiciens et des banquiers », etc. Ces slogans révèlent un malaise profond, qui perdure dans les démocraties représentatives du monde entier, pas seulement en Espagne. VOX apparaît en décembre 2013. A l’époque, selon le Centre de recherche en sociologie (CIS), l’opinion publique en Espagne considère que les quatre principaux problèmes du pays sont ont suivants : le chômage, les difficultés économiques, la corruption et la classe politique2. Le malaise des citoyens espagnols peut donc s’expliquer par les difficultés économiques comme un taux de chômage élevé et le rejet de la politique partisane. Ces problèmes ont été clairement mis en évidence par la crise économique initiée en 2008. La question du chômage en Espagne remonte pourtant aux années 1980 ; quant à la corruption et à la perte de confiance vis-à-vis des hommes politiques, elles sont déjà clairement visibles pendant les années 1990. Les principaux problèmes évoqués par l’opinion publique ne sont donc pas nouveaux, ils ont cependant gagné en importance dans un contexte de crise. 

Ainsi, la crise économique et le malaise politique ont eu des effets réels sur les partis majoritaires en Espagne (PP et PSOE) au cours de la dernière décennie. En septembre 2011, ces formations s’accordent pour graver dans la Constitution la réduction du déficit public (article 135), et ce sans soumettre cette décision à un référendum. Autrement dit, une politique d’austérité économique est imposée sous les gouvernements du PSOE comme du PP3. Pour sa part, Santiago Abascal, affilié au PP depuis 1994 et qui a occupé diverses fonctions publiques, exprime son désaccord avec le gouvernement du président Mariano Rajoy, fin 2013, notamment en matière de politique antiterroriste. Par conséquent, Abascal quitte le PP et crée un nouveau parti : VOX. Les scissions au sein de la droite espagnole (entre PP, VOX et Ciudadanos (C’s)) ne datent pas d’hier. La droite était déjà divisée pendant la Transition (entre l’Alliance populaire (AP), le Parti démocratique populaire (PDP) et l’Union du centre démocratique (UCD)) et, bien avant, sous la Seconde République (1931-1936), à l’époque de la création du CEDA (Confédération espagnole des droits autonomes) qui regroupait de nombreux partis conservateurs. En d’autres termes, les « grands » partis ont tendance à se scinder, voire à disparaître, dans des périodes de grandes transformations, comme cela a été le cas de l’UCD dans les années 1980.

HC : L’Andalousie est l’une des communautés autonomes où VOX s’est implanté avec le plus de force. Quelle est la géographie électorale de VOX au sein de cette communauté ?

JFJD : L’Andalousie est l’une des communautés autonomes espagnoles les plus importantes, tant en termes démographiques que socio-politiques. Elle a été dirigée par des gouvernements socialistes qui détenaient, pour la plupart d’entre eux, la majorité dans les années 1980 et 1990, puis par des gouvernements de coalition dans la deuxième décennie du XXIe siècle. L’année 2012 marque le déclin des socialistes : le Parti populaire andalou (PP-A), dirigé par Javier Arenas arrive en tête avec le plus grand nombre de voix. Cependant, l’alliance du PSOE avec des partis de gauche lui permet de se maintenir à la tête du gouvernement d’Andalousie. 

VOX se fait connaître sur la scène politique andalouse, à l’issue les élections régionales de décembre 2018 au cours desquelles la droite se présente sous trois bannières différentes : PP, C’s et VOX. Ce dernier obtient douze représentants au Parlement d’Andalousie, ce qui lui donne la possibilité de constituer son propre groupe parlementaire.

VOX recueille en effet près de 400 000 voix (10,97% des suffrages exprimés) au dit scrutin. Ces résultats surprennent les différents acteurs et analystes du monde politique. VOX est la cinquième force politique de ces élections, mais dans le contexte de fragmentation de la droite, le parti acquiert une position centrale dans la formation d’un gouvernement conservateur que VOX soutient au cours de la procédure d’investiture. Ainsi, depuis janvier 2019, le PP gouverne l’Andalousie en coalition avec C’s et avec le soutien de VOX.

En ce qui concerne les résultats de VOX aux élections andalouses de 2018, il est important de rappeler que le parti recueille un grand nombre de voix sur l’ensemble du territoire andalou et obtient ainsi des représentants dans chacune des huit provinces andalouses : Almería (2), Cadix (2), Cordoue (1), Grenade (1), Huelva (1), Jaén (1), Malaga (2) et Séville (2). De plus, VOX fait l’objet d’un vote très transversal et rassemble une grande diversité de votants aux élections andalouses de 2018 : des personnes idéologiquement de droite qui se perçoivent comme telles (vote basé sur l’identité espagnole perturbée par le processus d’indépendance en Catalogne) ; d’autres qui vivent sur la côte andalouse, une région marquée par la forte présence d’immigrés et d’agriculteurs (Almería et Huelva, principalement) ; d’autres encore qui se considèrent comme les perdants de la crise et de la mondialisation (en particulier les hommes de la classe moyenne, qui se considèrent comme les oubliés par les partis traditionnels). Ces trois profils d’électeurs montrent ainsi que le vote en faveur de VOX est lié à trois enjeux importants qui affectent la majorité des citoyens d’une manière ou d’une autre : le malaise politique, le sentiment d’abandon et la montée du thème de l’identité nationale espagnole4.

HC : La côte d’Almería, et en particulier El Ejido, où ont eu lieu des violences racistes en 2000, est l’une des municipalités qui a le plus largement voté pour VOX. Quelles sont les spécificités politiques et sociales de la région ?

JFJD : Les résultats des élections andalouses de 2018 à El Ejido révèlent un paradoxe : VOX est la première force politique dans une ville qui compte environ 30% d’immigrés. À El Ejido, on retrouve les trois profils d’électeurs mentionnés ci-dessus, mais je pense que les électeurs des deuxième et troisième profils dominent dans la municipalité, en raison des particularités socio-économiques de cette dernière. El Ejido a été construit par plusieurs vagues migratoires d’agriculteurs et de travailleurs agricoles qui ont tous dû faire face, au cours de leurs vies, aux contradictions de la mondialisation, d’une manière ou d’une autre. La première vague migratoire dans les années 1960-1980 est composée d’Espagnols venus des villages de l’intérieur des terres de la région de l’Alpujarra granadina. Au cours de cette période, la population de El Ejido passe de 1 500 à 40 000 habitants. Il s’agit principalement de familles d’agriculteurs et de travailleurs agricoles qui abandonnent l’agriculture en crise (agriculture extensive traditionnelle) au profit d’une agriculture familiale intensive dans des serres de plus en plus innovantes et productives. Entre 1990 et 2000, en raison de l’intensification de la culture en serre et du départ des jeunes dans les familles d’agriculteurs qui cultivent en serre, l’agriculture locale a un fort besoin de main-d’œuvre. La population étrangère enregistrée à El Ejido passe alors de 254 individus en 1991 à plus de 8 000 personnes en 2001. Il s’agit de la deuxième vague migratoire. En 2001, la population totale de El Ejido est supérieure à 57 000 habitants. Les contradictions de la mondialisation se manifestent tragiquement au cours des événements violents et xénophobes de février 2000 à El Ejido : à la suite de l’assassinat de trois Espagnols par deux étrangers, la population autochtone défile en masse et dans la violence, met le feu à des logements et commerces appartenant à des immigrés et agresse physiquement des personnes d’origine étrangère. Il s’agit à l’évidence d’une explosion de violence raciste, mais il importe de nuancer cette analyse. Depuis le milieu des années 1990, El Ejido est une ville de plus en plus mondialisée, mais ethno-fragmentée5 ; y cohabitent des personnes de plus de 100 nationalités différentes. Par ailleurs, le maire de la ville, Juan Enciso (1991-2011), se permet, bien avant le conflit ethnique, des déclarations qui attisent les tensions locales, comme « À huit heures du matin, il n’y a pas assez d’immigrés. A huit du soir, il y en a trop. »6. La troisième vague migratoire a lieu après ce conflit. Entre 2001 et 2011, la population étrangère enregistrée à El Ejido passe de 8 656 à 24 925 habitants. En 2011, El Ejido dépasse les 80 000 habitants mais, depuis lors, ce chiffre reste stable.

HC : L’Ejido est emblématique d’un type d'agriculture qui interroge à la fois un modèle social et écologique durable. Quelle est l’histoire de ce type d’agriculture et quelles sont ses principales caractéristiques ?

JFJD : Au début des années 1960, El Ejido, une ville située dans le sud-est de l’Espagne (province d’Almería), était une colonie rurale et pauvre, très peu peuplée et ne comptant que quelques maisons dispersées. En 2018, El Ejido, rattaché à la mairie de Dalías jusqu’à sa création en tant que municipalité indépendante en 1982, compte 84 710 habitants, après avoir connu une forte croissance économique depuis 19707.

Les transformations socio-économiques et territoriales qu’a connues El Ejido expliquent le passage d’une situation de pauvreté dans les années 1960 à son statut actuel de ville agro-industrielle mondialisée. Ce changement est dû aux facteurs suivants : le microclimat particulier de la région, qui convient à la culture maraîchère ; les abondantes ressources en eau (surexploitées depuis 1984) dans les sous-sols de la ville ; l’utilisation de la technique de sablage (mélange de sable de plage avec de la terre et des engrais) pour fertiliser le sol ; les programmes de l’Institut national de colonisation (INC) dans les années 1960 et 1970, qui fournissent aux premiers agriculteurs une infrastructure de base8 ; la concentration territoriale de l’horticulture intensive et de son secteur auxiliaire ; la spécialisation productive et la professionnalisation croissante des exploitations agricoles familiales ; l’adaptation de la commercialisation et de la transformation de la production horticole aux exigences des marchés internationaux et enfin, le soutien des centres locaux de recherche agricole qui introduisent des méthodes innovantes de production intensive. Tout cela entraîne le développement de la culture de fruits et légumes en serres, dans des exploitations familiales de deux hectares en moyenne et spécialisées dans l’exportation à l’international9.

Les agriculteurs de El Ejido et leurs familles ont pourtant été des acteurs de l’innovation et de la modernisation de la ville, au prix d’un travail acharné durant les premières années (1960-1980). L’un des problèmes est peut-être que ceux-ci n’ont pas aisément accepté que leurs familles cessent de travailler dans les serres – notamment leurs enfants et leurs femmes qui ont trouvé d’autres emplois à partir des années 1990 – et de devoir employer des salariés étrangers. Tout cela a entraîné une augmentation des coûts de production dans la « serre familiale » et, notamment, obligé ces agriculteurs à s’endetter.

Sans aucun doute, la prolifération des serres est à l’origine de la montagne de déchets plastiques et autres déchets organiques que l’on trouve à El Ejido, un phénomène aux conséquences environnementales importantes. Cette zone constitue donc une sorte de paradigme de localité mondialisée à risques, risques dont les conséquences sont sociales, environnementales et politiques.

  • 1. Cet article de la Constitution établit que : « La Constitution est fondée sur l’unité indissoluble de la Nation espagnole, patrie commune et indivisible de tous les Espagnols ; elle reconnaît et garantit le droit à l’autonomie des nationalités et régions qui l’intègrent et la solidarité entre elles ».
  • 2. Baromètre de décembre 2013 (étude 3008) du CIS (Consulté le 24/02/2020)
  • 3. Pour plus de détail, voir l’article(Consulté le 26/02/2020)
  • 4. Une étude récente concorde avec cette analyse : “La mecha de VOX”, El País Semanal, 16/02/2020, pp. 44-45: (Consulté le 23/02/2020).
  • 5. Voir Jiménez-Díaz, J.F. (2010). Relatos biográficos de agricultores. Granada: Comares; Entrena-Durán, F. y Jiménez-Díaz, J.F. (2014). “Valores y estrategias de los agricultores familiares de invernadero del sudeste andaluz”. Revista Española de Investigaciones Sociológicas, 147: 21-52.
  • 6. Source : "La paradoja de El Ejido: Vox se convierte en primera fuerza en un municipio con un 30% de migrantes”, Euronews, 9/01/2019 (Consulté le 27/02/2020).
  • 7. Pour plus de données démographiques, voir https://bit.ly/2HSqjVj et https://bit.ly/2w1buNg (Consulté le 24/02/2020).
  • 8. L’INC a été créé en « 1939 en tant qu’instrument de la nouvelle politique agraire franquiste, dépendant du ministère de l’Agriculture. La stratégie politique du franquisme consiste à remplacer la redistribution des terres (objectif de la Seconde République) par une politique de colonisation, basée sur la transformation du milieu rural (introduction de l’irrigation et augmentation de la productivité) qui permettrait de mettre en place dans les lieux de colonisation une paysannerie autosuffisante ».
  • 9. Voir Jiménez-Díaz, J.F. (2011): “Procesos de desarrollo en el Poniente Almeriense: agricultores e inmigrados”. Revista de Estudios Regionales, 90: 179-206; Entrena Durán, Francisco y Jiménez Díaz, José Francisco (2016): “Reacciones y protestas de agricultores e inmigrantes en El Ejido: un municipio español inserto en las dinámicas de la globalización”. Mundo Agrario, 17(34), e008: pp. 1-25 (Consulté le 24/02/2020).
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