Kazakhstan : nouvelle victoire pour Vladimir Poutine ?
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La nouvelle année a commencé au Kazakhstan par une insurrection populaire sans précédent dans l’histoire du pays, qui a récemment fêté les trente ans de sa sortie de l’Union soviétique. En effet, le 2 janvier dernier, à partir de la ville industrielle pétrogazière de Janaozen, des centaines voire des milliers d’habitants se sont révoltés à l’annonce par le gouvernement d’une importante augmentation des prix du carburant GPL, très utilisé par les classes moyennes. La contestation s’est rapidement diffusée dans le reste du pays, en prenant des formes plus politiques et violentes, notamment dans la région d’Almaty, l’ancienne capitale du Kazakhstan. Débordé par les événements et pris de panique, le gouvernement s’est montré de plus en plus répressif. N’étant pas certain de pouvoir maîtriser la situation, le pouvoir de Kasim-Jomart Tokaïev n’a eu d’autre choix que de demander à la Russie d’intervenir dans le cadre de l’Organisation du Traité de sécurité collective dont sont membres plusieurs pays de l’ex-URSS. Les conséquences de la contestation, économique et politique, seront importantes pour le Kazakhstan, les autres pays d’Asie centrale et bien évidemment la Russie, qui rappelle à tout le monde qu’elle demeure incontournable dans ce pays comme dans tout l’espace post-soviétique.
Une contestation qui a réveillé les divisions du pouvoir
La contestation est partie de la ville de Janaozen, cité ouvrière de l’ouest du Kazakhstan, une région dont les réserves en gaz et en pétrole font du pays l’un des Etats pétroliers les plus riches au monde. Cette richesse ne profite toutefois qu’à une faible partie de la population, la classe dirigeante et ses proches, tandis que la population attend depuis des décennies des réformes économiques qui tardent à venir. Cette mauvaise répartition de la richesse et la forte inflation que connaît le pays dans un contexte de crise sanitaire mal gérée par le pouvoir en place, ont fait descendre les Kazakhs dans la rue alors que le pays est toujours décrit par les médias internationaux comme un modèle de stabilité. Or, comme souvent, une révolte économique cache toujours une frustration sociale et politique, qui apparaît au grand jour lors de crises comme celle que le Kazakhstan vient de traverser. On peut néanmoins s’interroger sur les raisons pour lesquelles la contestation initialement pacifique à l’Ouest a pris une tournure très violente dans le Sud, notamment dans la région d’Almaty.
En effet, dans le Sud du pays, plus conservateur et ethniquement plus kazakh contrairement à la région nord, où la minorité russe est plus nombreuse et la culture russe davantage présente, , des bandes de casseurs, disposant de connexions avec certains responsables politiques, qui ont attaqué et pillé plusieurs centres commerciaux, des magasins et des distributeurs de billets, se sont glissés parmi les manifestants pacifiques, qui revendiquaient davantage de justice et d’égalité économiques. Des bâtiments publics ont été pris d’assaut, et l’aéroport de la ville occupé durant quelques heures par une partie radicalisée des manifestants. Le niveau de violence et son incapacité à y mettre fin a conduit le pouvoir à faire appel à Moscou pour ne pas perdre le contrôle de la situation et éviter que le pays sombre dans une guerre civile. La structure du pouvoir au Kazakhstan explique en partie ce recours à la Russie.
Au Kazakhstan, le pouvoir est d’une part clanique, c’est-à-dire structuré en plusieurs confédérations tribales, appellées jouze, et d’autre part, depuis quelques années, bicéphale. Dirigeant et maître absolu du pays depuis la chute de l’URSS, Noursoultan Nazarbaïev, présenté par les médiaux internationaux comme un dirigeant autoritaire mais éclairé, avait soi-disant cédé le pouvoir en 2019 à son allié, Kassym-Jomart Tokaïev. Cependant en réalité cette passation n’a été que symbolique, car Noursoultan Nazarbaïev, l’Elbasi, le « Père de la nation », siégeait à la tête du Conseil national de sécurité et continuait de fait à détenir l’essentiel du pouvoir. En outre, ce sont les clans qui soutenaient Noursoultan Nazarbaïev, c’est-à-dire sa famille élargie et certains groupes tribaux, qui, craignant de perdre leurs privilèges, ont fait appel à des groupes criminels pour saccager commerces et bâtiments officiels à Almaty et dans sa région. Effrayé par l’ampleur et la violence de la contestation, le pouvoir de Tokaïev a pris des mesures politiques, qui s’apparentent à un coup d’Etat ou à une révolution de couleur comme les pays de l’ex-URSS en ont connues. Contraint par les mouvements de protestation, et sans doute heureux de l’opportunité qui lui était donné de pouvoir enfin régner seul, Tokaïev a définitivement chassé du pouvoir celui qui était resté le véritable maître du pays. Noursoultan Nazarbaïev a été démis de sa fonction de président du Conseil national de sécurité, qui est désormais contrôlé par Tokaïev. En outre, Karim Masimov, homme clé de l’ancien système qui dirigeait les puissants services de renseignements, a été démis de ses fonctions et est désormais emprisonné, accusé de haute trahison.
Nous avons donc assisté à une révolution de palais. Ses conséquences seront nombreuses pour le Kazakhstan et pour ses voisins d’Asie centrale, mais plus encore pour la Russie de Poutine, qui a montré au monde que cette région, voire toute l’ex-URSS, constitue toujours son pré carré.
Les implications régionales de la crise
Pays réputé stable, prospère et gouverné par un dirigeant représenté comme visionnaire par nombre d’analystes, le Kazakhstan sort ébranlé de cette crise. Seul à la tête du pays, Tokaïev va devoir prendre les mesures pour satisfaire les revendications de sa population, notamment les demandes sociales. Le niveau de vie des Kazakhs n’est pas digne des richesses économiques du pays. Si des mesures de justice ne sont pas prises, la prochaine contestation risque d’être plus explosive. Elle pourrait également renforcer les clivages ethniques, c’est-à-dire les tensions entre la majorité kazakhe et les minorités notamment la minorité russe, confessionnels (musulmans/séculiers), claniques (c’est-à-dire entre les trois jouzes du pays) et géographiques (un nord plus occidentalisé vs un sud plus oriental et plus conservateur) du pays.
Le fait que le Kazakhstan ait dû demander l’aide de la Russie signe l’échec de la politique multivectorielle de Nazarbaïev, soit une politique étrangère équilibrée et libérée du joug russe. L’ancien dirigeant, avec son ancien ministre des Affaires étrangères Tokaïev (devenu son Premier ministre et son « successeur » en 2019), se targuait d’avoir bâti un Etat fort, une puissance émergente eurasiatique, partenaire de plusieurs pays d’Asie et d’Europe et entretenant des relations équilibrées avec la Russie. Or le pouvoir a été sauvé par la seule Russie, sans l’aide d’aucun autre partenaire. Le Kazakhstan va donc devoir désormais réaffirmer son rang dans une région dominée par la Russie.
Les autres pays d’Asie centrale ont suivi sans doute avec une certaine angoisse les événements récents qui se sont déroulés au Kazakhstan. Ces Etats sont également très inégalitaires, notamment le pétrogazier Turkménistan mais également l’Ouzbékistan et le Tadjikistan. Ils devront veiller à ce que l’insatisfaction de leur population ne conduise à des manifestations, voire des émeutes. Le Kirghizstan a déjà été touché par des insurrections similaires à celle de janvier au Kazakhstan.
Sur le plan régional, le fait que le pouvoir kazakh ait fait appel à la Russie, via l’Organisation de Traité de sécurité collective (OTSC), risque de provoquer une redistribution des cartes dans la région.
Organisme de sécurité collective et alliance militaire censée assurer la protection de ses membres contre des menaces extérieures, l’OTSC, sorte d’OTAN de l’ex-URSS qui fait écho au Pacte de Varsovie de la période de la guerre froide, a été déployée pour la première fois pour un objectif qui outrepasse ses principes fondateurs. En effet, les soldats majoritairement russes mais aussi arméniens, biélorusses et autres, n’ont pas défendu le Kazakhstan contre une agression extérieure mais contre une insurrection intérieure, menée par sa propre population. En d’autres termes, l’OTSC a été utilisée pour sauver le pouvoir en place d’un pays membre de l’alliance. L’Arménie qui avait demandé l’aide de l’OTSC quand des forces azéries sont entrées sur son territoire, hors Haut-Karabakh, avait reçu une fin de non-recevoir. Autre fin de non-recevoir, celle reçue en juin 2010, par le gouvernement provisoire kirghize de Roza Otounbaïeva qui avait demandé de l’aide à l’organisation pour mettre fin aux affrontements interethniques dans la ville de Och.
La Russie, principale force militaire de l’OTSC, a répondu favorablement à l’appel de Tokaïev. Poutine a déployé avec rapidité et efficacité plus de 2 000 soldats de l’OTSC au Kazakhstan, qui ont sauvé le pays d’un possible chaos ou du moins permis au pouvoir de rester en place. Cette lecture et cette application de la charte de l’OTSC peut avoir deux conséquences. Ou bien l’alliance militaire sera discréditée après avoir sauvé un régime aux abois et ami de la Russie, ou bien, au contraire, elle va servir d’exemple aux pays membres, qui vont désormais y avoir recours comme force de maintien de l’ordre lorsque l’armée, la police et les services de renseignement ne parviennent plus à contenir le mécontentement de la population. Néanmoins, pour les sociétés civiles des pays d’Asie centrale qui voient la Russie comme une puissance néocoloniale, l’OTSC peut être perçue comme un « machin » russe qui perpétue les injustices sociales.
Emeutes à Almaty, 8 janvier 2022. Photo Promkaz pour Shutterstock
S’il y a qu’un seul et unique enseignement à tirer de la crise kazakhe, c’est le fait que la Russie est toujours le maître absolu et incontournable en Asie centrale. La politique étrangère multivectorielle a volé en éclats. En effet, quelques heures sont suffi à Moscou pour faire la démonstration aux élites kazakhes et à tous les autres partenaires du Kazakhstan que sans la Russie, le pays aurait sombré dans l’abîme, car la violence des manifestations a vraiment donné fait craindre aux dirigeants et aux populations des pays voisins que le Kazakhstan entrait dans une guerre civile, une vision encouragée par les médias. Sans la Russie, point de stabilité, tel est le message de Poutine aux pays d’Asie centrale.
Les implications internationales
Ce retour de la Russie – mais Moscou a-t-il jamais quitté la région ? – est par ailleurs un coup dur pour les autres pays qui aspirent depuis la fin de l’URSS à concurrencer le Kremlin dans son « étranger proche ».
La Chine, imposant voisin du Kazakhstan avec lequel elle partage une longue frontière, a été rassurée par le retour au calme et la stabilisation qu’a permis l’intervention de la Russie. Pour Pékin, cette dernière n’est pas vraiment une concurrente mais une puissance qui en garantissant stabilité et maintien de l’ordre en Asie centrale, lui permet de concrétiser ses projets économiques, notamment les Nouvelles routes de la soie qui traversent tout l’espace post soviétique. Pour la Chine, il n’y a rien de pire qu’une insurrection populaire qui, non maîtrisée à temps, pourrait avoir des conséquences sur son propre territoire, notamment dans les zones frontalières avec l’Asie centrale comme la province du Sinkiang (Xinjiang) où vivent des minorités parentes des peuples d’Asie centrale
Carte du Kazakhstan. Copyright Peter Hermes Furian pour Shutterstock
Au contraire de la Chine, la Turquie est très irritée par la crise survenue au Kazakhstan. Ankara s’efforce de tisser avec les Etats d’Asie centrale des liens fondés sur la parenté ethnique et linguistique existant entre la population turque et celles de ces pays, depuis une trentaine d’années. La Turquie a récemment connu des avancées en matière d’intégration turcophone. Ainsi, en novembre 2021, la Turquie et les autres pays membres du Turkic Council (Union des Etats de la turcophonie) venaient de se mettre d’accord pour officialiser l’existence d’un club des Etats turcophones, The Organisation of Turkic States, dont font partie l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Kirghizstan, l’Ouzbékistan et la Turquie. Le fait que Tokaïev ait fait appel à la Russie sans concerter les Etats turcophones est révélateur de la supériorité de la Russie sur la Turquie dans le destin des pays de la région.
L’échec pour Ankara est plus lourd encore si l’on analyse les relations turco-russes dans une perspective plus large. En effet, depuis quelques années, dans plusieurs régions du monde, la Turquie et la Russie s’affrontent dans plusieurs conflits. C’est le cas en Syrie, en Libye, au Karabakh et en Ukraine. En Asie centrale où la Turquie marque des points au détriment de la Russie, comme on a pu le voir dans le récent confit du Karabakh, elle a néanmoins subi un vrai camouflet lors de la crise kazakhe. La Russie a su s’imposer dans un Kazakhstan au bord de la guerre civile aux dépends de la Turquie, qui risque également d’être devancé sur d’autres théâtres qui sont aussi, voire plus importants, encore pour Ankara, notamment la Syrie.
Enfin, l’Europe et aux Etats-Unis, pourtant bien plus actifs et influents que la Russie au Kazakhstan sur le plan économique, ne disposant d’aucun moyen de rétablir l’ordre, n’ont rien pu faire à part assister en spectateurs au retour au calme dans le pays grâce à l’intervention militaire de la Russie.
La récente flambée de violence intervenue au Kazakhstan nous rappelle à quel point la question de la succession demeure cruciale dans tous les Etats de l’ex-URSS. Alors qu’on la croyait bien gérée au Kazakhstan, c’est dans la violence qu’elle vient enfin de s’effectuer. Les autres pays, y compris ceux qui ont déjà connu des changements de dirigeants, comme l’Ouzbékistan, le Turkménistan, et a fortiori le Tadjikistan, dirigé par Emomali Rahmon depuis la fin de guerre civile qui a suivi l’indépendance, soit trente ans, ne sont pas à l’abri de connaître une crise comme celle qu’a traversé le Kazakhstan. Enfin, la Russie pourrait courir les mêmes risques d’instabilité lorsque se posera la question de la succession de Poutine.