Essor, politisation(s) et reflux du salafisme égyptien. Entretien avec Stéphane Lacroix
Stéphane Lacroix, professeur associé de science politique à Sciences Po, chercheur au CERI et codirecteur de la Chaire d'études sur le fait religieux, vient de publier Le Crépuscule des saints. Histoire et politique du salafisme en Egypte (CNRS Editions). Il répond à nos questions sur cet ouvrage et plus largement sur le salafisme en Egypte.
Comment définiriez-vous le salafisme en quelques phrases ?
Stéphane Lacroix : Le terme « salafisme » désigne tout d’abord une compréhension particulière de l’islam, articulée autour d’un certain nombre de fondamentaux : les salafistes appellent à revenir à ce qu’ils considèrent être une orthodoxie des origines, ancrée dans une lecture littéralisante des textes sacrés, en rupture avec les approches plus rationalisantes du dogme qui ont dominé l’islam depuis l’époque médiévale. Ils nourrissent une hostilité particulière à l’égard des courants non sunnites (le chiisme notamment) mais aussi de la mystique soufie, dans laquelle ils ne voient que superstitions. Ils prônent en outre, dans la vie quotidienne du musulman, la mise en œuvre d’une orthopraxie rigoriste qu’ils considèrent comme conforme à la tradition du Prophète de l’islam et de ses compagnons.
Outre cette compréhension particulière (et jusqu’aux dernières décennies du XXe siècle très minoritaire) de l’islam, le terme « salafisme » désigne aussi le mouvement qui s’est constitué pour la propager. Celui-ci prône, dans les grandes lignes, une « purification » de l’islam (je parle dans mon livre pour désigner la « grammaire d’action » des salafistes de « grammaire de la pureté ») et l’édification de nouvelles générations musulmanes adhérant à cet islam purifié.
Les salafistes semblent avoir, en Égypte du moins, gagné la bataille des idées en ce début de XXIe siècle et réussi à imposer leur vision de l’islam. Comment sont-ils parvenus à s’imposer ?
Stéphane Lacroix : Ce que mon livre cherche à expliquer, c’est que le salafisme moderne est né plus ou moins en même temps que l’islamisme, que les deux mouvements sont largement distincts et qu’il importe de les distinguer pour en identifier les actions et les effets respectifs. Salafisme et islamisme sont les deux principaux héritiers du réformisme musulman de la fin du XIXe siècle, qui avait voulu chercher dans l’islam la solution au déclin des musulmans. Le salafisme voit le problème comme avant tout religieux : il prône la purification de l’islam, il est donc religieusement très rigoriste mais il se méfie de toute politisation contestataire. Il s’agit pour lui de réformer la société par le bas, par la plume et par la prédication, pour refonder une communauté croyante. L’islamisme est quant à lui avant tout politique : s’il admet la nécessité de travailler la société pour se constituer une base militante, il considère que la solution passe in fine par la conquête de l’État, qui est doit être refondé sur une base islamique. L’islamisme en revanche est moins soucieux de pureté religieuse : l’islam est pour lui plus souvent un donné identitaire, plutôt qu’une essence originelle vers laquelle il faudrait tendre (comme c’est le cas chez les salafistes).
Cette dichotomie est particulièrement évidente en Égypte : le salafisme s’y organise formellement dès 1926, date de fondation de l’organisation Ansar al-Sunna. Quant à l’islamisme, il y naît avec la création des Frères musulmans en 1928. Les deux mouvements sont d’emblée en concurrence. Mais si l’islamisme a suscité une grande quantité de travaux universitaires, le salafisme, précisément parce qu’il évite le conflit politique, est très largement passé inaperçu. Pour résumer en quelques lignes un argument plus complexe, je dirais que cela a été son principal atout : les pouvoirs égyptiens qui se sont succédé ont vu dans les Frères musulmans des adversaires, car ceux-ci étaient en effet des concurrents directs pour le pouvoir.
Le salafisme était en revanche soit considéré par les pouvoirs comme sans conséquence car son action était limitée au champ religieux, soit il était vu comme un allié susceptible de concurrencer les Frères sur le terrain religieux. Or les salafistes étaient aussi de redoutables entrepreneurs de cause : que ce soit sur le marché de l’édition religieuse, qu’ils ont très tôt investi pour y promouvoir leurs auteurs fétiches, ou sur celui de la prédication, où ils ont appris à s’organiser en copiant l’efficacité des mouvements islamistes, ils ont fini par exercer une influence massive sur la définition de la norme islamique.
Le soutien financier des pays du Golfe, en particulier de l’Arabie Saoudite, a bien sûr également joué, mais il est essentiel d’analyser les dynamiques internes à l’Égypte pour comprendre pourquoi la greffe est parvenue à prendre.
Le salafisme des débuts se tenait loin du politique et respectait les pouvoirs en place mais les choses ont changé il y a quelques décennies lorsque les salafistes ont dû affronter la concurrence d’autres mouvements islamiques. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur cette évolution ? Plus largement, dominants sur le plan religieux, quel est donc aujourd’hui le rapport des salafistes au politique ? Quels a été leur rôle au sein de la révolution égyptienne de 2011 puis durant la transition ?
Stéphane Lacroix : Les années 1970 ont vu se brouiller un peu à la marge les deux idéaux-types « islamiste » et « salafiste » que j’ai défini plus haut. La raison en est en partie que dès les années 1970, le salafisme a imposé sa force normative dans les milieux religieux militants. Paradoxalement, c’est pendant la période nassérienne que s’est produite cette première victoire du salafisme dans la bataille de la norme : Nasser a éliminé les Frères, il a voulu mettre l’islam officiel à sa botte en forçant ses oulémas à donner une onction religieuse au socialisme. Tout cela a créé un vide massif dans le champ religieux, vide peu à peu rempli par le salafisme dont les principales organisations ont continué à opérer sans réelles entraves sous Nasser.
Cette première victoire a eu des conséquences paradoxales : lorsqu’est née dans les années 1970 une nouvelle génération de contestataires au nom de l’islam, beaucoup n’ont pas renié leur première socialisation salafiste et d’autres sont même allés jusqu’à réinterpréter certaines idées du salafisme pour les politiser. Il en est sorti un véritable bouillon de culture, typique des gama‘at islamiyya, ces groupes qui ont dominé les campus égyptiens dans les années 1970 et dont la frange radicale finira par assassiner Sadate en 1981.
Après la période du bouillon de culture est advenue une nouvelle clarification des positions à la fin des années 1970 : certains membres des Gama’at Islamiyya ont abandonné toute politisation contestataire pour refonder le salafisme avec une nouvelle organisation, la Prédication salafiste, basée à Alexandrie ; les autres ont en revanche fait le choix de faire primer la politisation, soit en rejoignant les Frères musulmans et en se départissant de leur culture religieuse salafiste (mais pas totalement), soit en ajoutant à la politisation la violence armée au sein des mouvements Gama’a Islamiyya et Gihad. La dichotomie entre salafisme et islamisme s'est ainsi recréée, même si des zones grises ont continué de subsister à la marge.
Cette première politisation est assez différente de celle qui s’est produite après la révolution de 2011 avec la création du parti al-Nour, qui rassemblera plus des 25% des suffrages aux premières élections législatives libres d’Égypte et qui formera la deuxième force politique du parlement. Après des luttes de pouvoir initiales, le parti al-Nour est devenu le bras politique de la Prédication salafiste, la grande organisation fondée à la fin des années 1970 (et deuxième organisation religieuse de masse après les Frères musulmans). Or al-Nour ne s’est pas comporté comme un parti islamiste, au sens où il n’a pas cherché à conquérir l’État – pour la simple raison qu’il ne croyait pas en une réforme effectuée par le haut. Le parti a plutôt cherché à agir comme un lobby chargé de défendre au parlement et dans le champ politique les intérêts de la Prédication salafiste, c’est-à-dire son assise sociale et religieuse, avec l’idée – fidèle à la « grammaire d’action » du salafisme des origines – que l’unique objectif qui vaille est de transformer la société et dès lors de veiller à préserver et à étendre le champ d’action de l’organisation religieuse dont c’est la mission. Dans cette logique, les salafistes d’al-Nour ont d’emblée identifié les Frères musulmans comme une menace : ils étaient persuadés que si les Frères venaient à s’emparer de l’État, ils s’en serviraient pour imposer leur emprise sur le champ religieux au détriment des salafistes. La victoire du président Morsi, issu de la confrérie, en juin 2012 n’a fait que renforcer ces craintes. Il en est ressorti une concurrence féroce entre Frères et salafistes, faite de surenchères et de coups bas. Toujours menacés « à leur droite », les Frères ont dû en permanence donner des gages de conservatisme, ce qui ne leur a pas permis de « jouer au centre » comme l’a fait le parti islamiste Ennahda en Tunisie en s’alliant avec des partis séculiers. Cela a eu pour conséquence d’installer une polarisation mortifère qui a fini par nourrir, chez les adversaires des Frères, le soutien au coup d’État du 3 juillet 2013. Coup d’État d’ailleurs soutenu par les salafistes, trop heureux de se débarrasser de la menace des Frères.
Quel est l’état du salafisme aujourd’hui en Egypte ? En Arabie Saoudite ? Et dans les pays du Golfe ? Sa prédominance parmi les sunnites repose-t-elle une assise solide ? Quel avenir pour le mouvement à l’heure où l’utopie salafiste a périclité ?
Stéphane Lacroix : En soutenant le coup d’État, les salafistes du parti al-Nour et de sa maison-mère, la Prédication salafiste, espéraient certainement former une alliance durable avec l’armée égyptienne. Dans leur scénario rêvé, l’armée se serait appuyé sur eux pour reprendre le contrôle du champ religieux. Cependant, les choses ne se sont pas tout à fait passées comme cela.
Al-Nour et la Prédication ont certes échappé à la répression brutale qui s’est abattue sur les Frères et leurs alliés, culminant avec le massacre d’un millier de leurs partisans en août 2013 sur deux places du Caire ; Al-Nour a même pu maintenir une représentation symbolique au sein d’un parlement repris en main par les militaires (ils ont aujourd’hui une petite dizaine de députés). Mais l’armée ne leur fait pas confiance. Le président-maréchal Sissi a préféré s’appuyer sur un islam d’État revigoré, incarné par l’université-mosquée al-Azhar, et sur un nouvel appareil légal de contrôle des mosquées, pour reprendre la main sur le religieux. L’influence des salafistes demeure réelle mais elle est fortement contrainte. La Prédication a aussi perdu une partie de sa base, qui n’a pas toujours compris ses revirements politiques. Les cheikhs salafistes, autrefois vus comme des figures quasi-mythiques inspirés par un islam immuable, ont, en se salissant les mains avec le politique, perdu une part de leur aura. On constate ainsi un reflux, même s’il est encore relatif, de l’influence des salafistes en Égypte.
Les transformations en cours à l’échelle de la région, et notamment dans les pays du Golfe, ajoutent à ce reflux. Je l’ai dit, il serait trop facile d’expliquer l’essor du salafisme égyptien par la seule manne financière du Golfe. Il demeure néanmoins que celle-ci a contribué à créer des conditions favorables à cet essor. Or on assiste depuis maintenant presque une décennie à une reconfiguration de l’espace du religieux dans ces pays. C’est particulièrement spectaculaire en Arabie Saoudite, pays historiquement très investi dans le prosélytisme salafiste : le prince héritier Mohammed ben Salman, homme fort du royaume depuis 2015, a mis au pas les oulémas, pris le contrôle du discours religieux et il cherche aujourd’hui à se faire le champion d’un « islam modéré » en phase avec sa Vision 2030 de transformation du pays. Dans cette nouvelle configuration, le conservatisme saoudien, comme son extension prosélyte, ont désormais du plomb dans l’aile. Il en est de même aux Émirats arabes unis, pays qui dépense beaucoup d’argent pour promouvoir l’antithèse historique du salafisme – le soufisme. Il demeure aux salafistes des soutiens au Qatar et au Koweït, mais même dans ces pays, on observe un certain reflux.
Il est encore trop tôt pour dire sur quoi tout cela débouchera. Le salafisme a profondément redessiné la norme religieuse sunnite et son influence conservatrice demeure importante mais les mouvements qui ont, un jour, porté cette « révolution normative » traversent aujourd’hui une crise certaine.
Propos recueillis par Corinne Deloy
Photographie de couverture : Couverture de l'ouvrage Le Crépuscule des saints. Histoire et politique du salafisme en Egypte (CNRS Editions).
Photo 1 : La Vieille rue dans le vieux quartier du Caire. Crédit mohamed abdelzaher pour Shutterstock.
Photo 2 : Tunnel encadrant la tour de minaret et la porte de la ville de Bab Zuweila au Caire. Crédit art of line pour Shutterstock.
Photo 3 : 5 janvier 2023 : Des musulmans prient dans la mosquée El Refai, dans le vieux Caire. Crédit MaguedM pour Shutterstock.