Entretien avec Anthony Amicelle

03/04/2020

 

Anthony Amicelle est Professeur agrégé au Département de criminologie de l’université de Montréal, et chercheur affilié au Centre d’études et de recherches internationales (CÉRIUM). Chercheur invité au CERI jusqu’en juin 2020, Anthony a répondu à nos questions sur sa recherche actuelle et ses projets. Il nous parle notamment de la place et des effets du « soupçon » dans les politiques actuelles de sécurité.

Pourriez-vous nous présenter votre parcours ?

Anthony Amicelle : J’ai soutenu ma thèse (L'Union européenne dans la lutte contre le financement du terrorisme : enjeux et usages de la surveillance financière) en sciences politiques/relations internationales sous la direction de Didier Bigo, à Sciences Po en 2011. Ma recherche doctorale visait à comprendre quand, comment et avec quels effets la question de « l’argent sale » avait été convertie en objet de préoccupation, de débat et, in fine, de politique publique multilatérale, avec la reconnaissance internationale de nouveaux crimes financiers : le blanchiment de capitaux puis le financement du terrorisme. J’ai ainsi analysé sur plusieurs décennies et à différentes échelles le processus de construction d’un problème public global, de la Guerre contre la drogue à la Guerre contre le terrorisme en passant par la crise financière de 2008. Dans le même ordre d’idées, je me suis intéressé aux dynamiques concrètes de surveillance financière et de gestion des risques de financement du terrorisme en Europe, avec une attention particulière sur les actions menées au Royaume-Uni et à la City de Londres. 

J’ai par la suite été chercheur au Peace Research Institute d’Oslo (PRIO), où j’ai pris part à trois projets européens portant sur différentes politiques de sécurité, sur le recours dans ce contexte à des partenariats publics-privés et aux « nouvelles » technologies de surveillance, et sur l’articulation de ces développements avec le respect de la vie privée et des droits fondamentaux. 

À Montréal, où je suis en poste depuis 2013, j’ai étendu mes recherches à de nouveaux terrains tout en gardant une même ligne directrice, celle d’une réflexion générale sur les relations d’interdépendance entre les enjeux de sécurité intérieure et internationale et ceux relevant traditionnellement de l’économie et de la finance. Mes projets de recherche individuels et collectifs en cours portent notamment sur l’action publique internationale contre les flux financiers illicites (de l’évasion fiscale au financement de la prolifération nucléaire)1, sur la sociologie des scandales financiers internationaux (des Swiss Leaks au Paradise Papers)2, et sur les technologies de sécurité et de contrôle des mobilités transnationales dans une perspective comparée (circulation des personnes, des capitaux, des marchandises et des données numériques)3.

Vous avez récemment co-signé un article consacré à ce que vous appelez « le soupçon en train de se faire » (Suspicion in the making: Surveillance and Denunciation in Financial Policing). Pourriez-vous nous en dire plus sur cette notion ?

Anthony Amicelle : Pour vous donner quelques éléments de contexte, je voudrais préciser que la question du soupçon, et de sa place dans nos sociétés contemporaines, est devenue un thème récurrent dans les études de sécurité et les travaux consacrés au policing, et ce aussi bien en sciences politiques et en relations internationales qu’en sociologie, en droit et en criminologie, en particulier avec les politiques antiterroristes. À cet égard, beaucoup a été écrit sur les campagnes publiques encourageant tout un chacun à contribuer à la sécurité nationale voire internationale. Du slogan post-11 septembre « if you see something, say something » aux appels récents à une « société de vigilance », les citoyens ordinaires, les agents d’administrations et les représentants d’entreprises ont été de plus en plus incités à devenir « les yeux et les oreilles de l’État », en signalant – aux autorités compétentes – des situations, des comportements ou des objets suspects en matière de terrorisme. Toutefois, et comme nous le disons dans l’article, on sait finalement assez peu de chose sur ce soupçon en train de naître, c’est-à-dire ces processus quotidiens au travers desquels le soupçon se forme pour donner lieu à une dénonciation ou à un autre type d’interventions au nom de la sécurité.

Hormis les agents des services police et de renseignements, comment des acteurs sociaux, individuels et collectifs, publics et privés, concluent-ils qu’une personne, un groupe de personnes, une attitude, que quelque chose est suffisamment suspect pour être signalé aux autorités en vue d’une action de sécurité ? À partir d’une enquête de terrain auprès de plusieurs banques en Amérique du Nord, nous montrons et interrogeons l’existence de cette production du soupçon dans le contexte de la lutte contre des flux financiers illicites. En effet, au cours des trente dernières années, le signalement d’activités suspectes s’est imposé comme l’alpha et l’omega de la chasse à l’argent sale, cette dernière couvrant désormais toutes les activités criminelles lucratives, sans oublier le financement du terrorisme et des armes de destruction massive. L’idée maîtresse de cette politique publique internationale repose sur l’attribution d’un rôle de surveillance et de dénonciation aux grands acteurs de l’économie et de la finance, à commencer par les banques. Celles-ci sont soumises à l’obligation légale de « déclarer les opérations suspectes », c’est-à-dire de faire un signalement lorsque leurs agents « suspecte[nt], ou [ont] des motifs raisonnables de suspecter, que des fonds sont le produit d’une activité criminelle ou ont un rapport avec le financement du terrorisme »4. L’article propose précisément une analyse de ce processus de production du soupçon.

Ce soupçon en train de se faire signifie-t-il que la déclaration d’activités suspectes est devenue un « travail de routine » ? 

Anthony Amicelle : Effectivement, cela représente littéralement un travail à plein temps pour des milliers de personnes. Chaque institution financière emploie à cette fin des dizaines voire des centaines de personnes, parfois même plusieurs milliers pour les banques globales, avec des postes allant de l’analyste en renseignement financier au data scientist chargé de concevoir des algorithmes de détection des transactions « anormales ». Plus largement, pour se conformer à leurs obligations nationales et internationales, les dirigeants de ces institutions doivent sensibiliser l’ensemble de leur personnel à une logique de vigilance.

En suivant cette logique, si les employés de banques – des guichetiers aux agents spécialisés – ne sont pas quelque peu suspicieux dans leur activité professionnelle, cela signifie qu’ils ne font pas leur travail correctement. Bien évidemment, la réalité est plus nuancée et complexe, et cette impératif de vigilance est source de nombreuses tensions, mais l’ensemble du personnel est tout de même impliqué, à des degrés divers, dans le processus qui a pour objectif affiché de faire des déclarations de soupçons aux autorités étatiques. 

Loin de se limiter aux banques, cela concerne également les sociétés de transfert d’argent, les opérateurs boursiers, les compagnies d’assurance, les cabinets d’avocats, les cabinets comptables, les offices notariaux, les agences immobilières, les casinos et les négociants en pierres et métaux précieux. Au Canada par exemple, plus de 30 000 entreprises sont soumises aux obligations de vigilance et à celle de dénoncer les transactions financières de leurs clients, tant sur la base du soupçon qu’en fonction de seuils monétaires. Il en résulte annuellement plus de 25 millions de déclarations, dont près de 200 000 uniquement basées sur le soupçon et considérées comme les plus importantes en matière de renseignement financier, pour orienter le travail des organismes d’application de la loi et des agences de sécurité nationale. 

Vous écrivez « les conséquences négatives possibles sur les individus signalés ont rarement suscité l’attention. La croyance populaire est que si vous n’avez rien à cacher, vous n’avez rien à craindre des pratiques de signalement ». Pouvez-vous développer ?

Anthony Amicelle : Je me suis très tôt intéressé aux conséquences fortuites de la lutte contre l’argent sale dans mes travaux. Dans cet article, nous interrogeons plus spécifiquement l’idée selon laquelle la dénonciation serait sans dommage pour les clients certes signalés mais finalement honnêtes. Il est généralement affirmé que, dans une telle situation, la personne n’a rien à craindre car la plupart des déclarations de soupçon ne conduisent pas à des investigations, elles sont seulement enregistrées dans une base de données. Sans être faux, cet argument masque néanmoins plusieurs enjeux cruciaux, dont la montée en puissance du risking dans l’industrie bancaire mondiale. Cela fait référence au phénomène d’interruption ou de restriction des relations d’affaires avec certains clients ou catégories de clients bancaires pour éviter de prendre un risque jugé trop élevé plutôt que de le gérer. Et ces stratégies dites d’atténuation du risque et d’exclusion financière peuvent notamment être mises en œuvre à la suite d’une déclaration de soupçon, et ce même si les personnes signalées n’ont « rien à cacher ». 

Plusieurs études ont par ailleurs montré que ces pratiques de risking, de plus en plus prégnantes au sein des grandes banques, constituaient un enjeu croissant pour un secteur d’activité, celui des sociétés de transferts d’argent, en particulier pour les envois de fonds à l’étranger réalisés par des travailleurs migrants. À titre d’exemple, en 2013 Barclays a pris contact avec 140 entreprises de transferts d’argent, clientes de la banque britannique, pour envisager la fermeture de leurs comptes. En 2016, deux banques américaines ont clôturé environ 1 600 comptes par mois au nom du risk appetite5, dont 1 000 comptes privés et 600 comptes professionnels. Une part significative des opérateurs de transferts de fonds qui ont répondu dès 2015 au sondage sur ces questions de la Banque mondiale ont indiqué qu’ils ne pouvaient plus accéder aux services bancaires dans le cadre de leur activité professionnelle ; les recherches que nous avons récemment menées en Amérique du Nord vont également dans ce sens. Les représentants des institutions financières ont en effet décidé de limiter leurs relations avec ces opérateurs, voire d’y mettre un terme, car la gestion de comptes des sociétés de transferts d’argent est officiellement considérée comme une activité à haut risque et, qui plus est, souvent peu rémunératrice. Selon nombre d’auteurs, ces décisions peuvent toutefois conduire, in fine, à l’établissement d’une relation doublement néfaste entre les promoteurs de la lutte internationale contre les flux financiers illicites et les promoteurs des « objectifs de développement durable des Nations unies »6. En effet, lorsque ces opérateurs de transferts de capitaux sont poussés hors du système bancaire, ils tendent à trouver des méthodes alternatives souvent plus coûteuses pour eux et pour leurs clients, à commencer par les travailleurs migrants, et moins encadrées en matière de contrôle des flux financiers.

Avez-vous travaillé sur un sujet particulier au CERI ? Faites-vous partie d’un projet collectif ? Quelles sont vos collaborations actuelles ? 

Anthony Amicelle : Je suis ravi de participer au travail collectif du nouveau groupe de recherche Travail de l'ordre, police et organisations répressives (TOPOR) avec des membres du laboratoire et d’autres centres parmi lesquels on peut citer Gilles Favarel-Garrigues, Laurent Fourchard, Laurent Gayer, Romane Da Cunha Dupuy, Pierre Labrunie, Lucie Revilla, Sophie Russo, Jean-Baptiste Lanne et Romain Le Cour Grandmaison.

J’ai également profité de mon séjour à Sciences Po pour initier un nouveau projet de recherche sur les politiques anti-corruption depuis une perspective transatlantique.
Enfin, je travaille actuellement à la rédaction d’un ouvrage à partir de la recherche menée ces cinq dernières années. Je l’ai provisoirement intitulé Capital under Surveillance: Questioning the Policing of Finance. En quelques mots, l’objectif principal consiste à discuter de quelle façon l’ordre social est remis en question, retravaillé ou reproduit à l’interface de l’économie et de la sécurité. 

Propos recueilis par Miriam Périer.

  • 1. Amicelle, A. (2019). ‘Naissance d’une agence de renseignement : droits d’entrée dans les univers de la finance et de la sécurité’. Cultures & conflits, n° 114-115, pp. 171-197 ; Amicelle, A. (2018). ‘Policing through misunderstanding: insights from the configuration of financial policing’. Crime, Law and Social Change, Vol. 69, n° 2, pp. 207-226; Chaudieu, K. & Amicelle, A. (2018). ‘Mesurer la délinquance financière : l’argent sale en Suisse, entre dénonciations et condamnations pénales’. Champ pénal, Vol. 15.
  • 2. Voir Amicelle, A. & Bérard, J. (2019). ‘Vers la fin du secret bancaire ou de la vie privée ?’. Cultures & conflits, n° 114-115, pp. 286-292 ; Amicelle, A. & Bérard, J. (2017). ‘Défense des classes dominantes : la division du travail de légitimation à l’épreuve des scandales financiers internationaux’. Revue de la régulation, 22.
  • 3. Voir Amicelle, A. & Grondin, D. (forthcoming). ‘Algorithms as suspecting machines : financial surveillance for security intelligence’. In D. Lyon & D. Murakami-Wood (eds.), Security Intelligence and Surveillance in the Big Data Age. Vancouver : UBC Press ; Amicelle, A., Aradau, C. & Jeandesboz, J. (eds., 2015). Questioning security devices : performativity, resistance, politics. Special issue Security Dialogue, Vol. 46, n° 4.
  • 4. Groupe d’action financière. Normes internationales sur la lute contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme et de la proliferation. Paris, 2019.
  • 5. Le Risk appetite est le niveau de risque qu’une organisation est prête à accepter pour poursuivre ses objectifs avant qu’on estime nécessaire d’entreprendre une action pour réduire les risques.
  • 6. « D’ici à 2030, faire baisser au-dessous de 3% les coûts de transaction des envois de fonds effectués par les migrants et éliminer les couloirs de transferts de fonds dont les coûts sont supérieurs à 5% » (Objectif 10.c, Objectifs de développement durable des Nations unies). Les envois de fonds sont des transferts interpersonnels de sommes d’argent relativement faibles, d’un pays à un autre. En 2016, 232 millions de migrants ont été impliqués dans ce type de transactions pour un total de 575 millions de dollars, dont 429 millions à destination de pays dits en développement. Cela correspond à plus de trois fois le montant officiel de l’assistance au développement et est supérieur au chiffre global des investissements étrangers directs vers presque tous ces pays. Si la réduction des « coûts de transactions », c’est-à-dire des frais clients associés à ce type d’opération financière, est présentée comme essentielle dans le cadre des objectifs de développement durable des Nations unies, ces coûts restent largement au-dessus des objectifs officiels. Et cet échec est partiellement lié à la sécurisation des transferts financiers des migrants au nom de la lutte contre le blanchiment de capitaux et de la lutte contre le terrorisme. Voir : Amicelle, A. (2018). ‘Migrant remittances in the face of securitization’. In T. Basaran & E. Guild (eds.), Global Labour and the Migrant Premium : The Cost of Working Abroad (pp. 101-110). New York : Routledge.
Retour en haut de page