Sahel et Sahara : ni incontrôlables, ni incontrôlés

Julien Brachet*

07/2013

Le Sahel est fréquemment dépeint comme une « zone grise » incontrôlable et incontrôlée où il serait difficile de savoir ce qui s’y passe, et plus encore d’avoir prise sur ce(ux) qui y passe(nt). L’image de la « zone grise », utilisée depuis quelques années tant par les médias et les hommes politiques que par nombre « d’experts », renvoie à l’idée d’espaces peu, sous, mal ou non contrôlés, par des États « fragiles », « déliquescents » ou « faillis », voire « voyous », pour reprendre une terminologie politique et militaire dorénavant courante1. La diffusion de ces notions à propos du Sahel, et de nombreux autres espaces à travers le monde, fait suite à la mise en oeuvre des politiques de lutte contre le terrorisme au cours des années 2000 et, notamment, la Global War On Terror du gouvernement des États-Unis d’Amérique. Peu après que la Pan Sahel Initiative n’ait été transformée et élargie en Trans-Saharan Counter Terrorism Initiative en 20052, un rapport préparé pour l’armée étasunienne marqua une étape dans la définition et la popularisation de la notion d’espace « incontrôlé ». Intitulé Ungoverned Territories: Understanding and Reducing Terrorism Risks, ce rapport de 2007, dont un chapitre porte sur l’Afrique de l’ouest, affirme que ces espaces sont les principaux foyers de développement des activités illégales, et spécialement des menaces terroristes, en raison de l’absence de pouvoir étatique3. La notion d’ungoverned territories et ses diverses déclinaisons floues, peu usitées jusqu’alors, allaient se trouver au cœur de toute une série de rapports politiques et militaires qui se sont succédé au cours de la seconde moitié des années 2000, validant et popularisant leur utilisation4. Depuis, les régions sahariennes et sahéliennes ont été qualifiées à d’innombrables reprises de régions incontrôlées et incontrôlables, « d’arc de crise » et de « zones grises », autant d’expressions devenues les slogans des experts de la géopolitique sécuritaire à travers le monde, repris sans ambages dans les discours politiques et les médias. Pour autant, ces expressions -au sens flou et auxquelles aucun contenu n’est précisément assignable- ne disent que peu de choses des régions qu’elles qualifient, de la vie quotidienne de leurs habitants, de leurs histoires, de leurs organisations politiques ou de leurs économies. Au contraire, elles induisent en erreur.

À l'inverse de l’impression que donne l’image de la « zone grise », au Sahel et au Sahara les Etats sont bel et bien présents et contrôlent la grande majorité de leurs territoires à travers leurs agents, même si ces derniers font souvent autre chose que ce que les institutions internationales attendent d’eux. Les instituteurs, les représentants des services sociaux ou les agents des eaux et forêts sont peut-être peu nombreux, mais ils sont présents, et aucun commerçant, migrant ou simple voyageur ne dira que les douaniers, les policiers, les gendarmes et autres militaires n’y sont pas visibles et très actifs, quitte à ce que leurs activités soient peu en adéquation avec leurs missions officielles, voire totalement illégales (corruption, racket, trafics marchands)5. Toutes ces activités, légales ou non, sont partout organisées, régulées et connues, et participent d’une structuration des espaces et de leur contrôle. Le Sahel comme le Sahara -deux zones certes marquées par la continuité, mais trop souvent indifférenciées6- ne sont pas des espaces déterritorialisés, comme cela peut parfois être affirmé, mais à l’inverse, des espaces où l’on peut distinguer des figures spatiales structurantes et des ancrages profonds aux territoires7. La plupart des habitants de ces régions ont été à l’école, au moins quelques années, et ont appris la géographie de leur pays : si les frontières des Etats ne sont pas toujours physiquement visibles, et sont souvent franchies par des individus ne possédant pas les papiers leur permettant légalement de les franchir, elles sont aujourd’hui bien présentes dans la tête des gens, au-delà des seuls agents chargés de leur surveillance. Un demi-siècle d’indépendance nationale a produit des effets performatifs sur la manière dont les populations locales perçoivent ces espaces, donnant corps à l’idée de territoire national, ce qui permet d’ailleurs sa remise en cause. Considérer que ce désert constitue un espace lisse et sans frontière revient à épouser un discours exotique qui trouve ses racines au temps des explorations puis de la colonisation. Les bergers avec leurs zébus ou leurs dromadaires savent où ils se trouvent et ce qui est inscrit sur leur carte d’identité, tout comme les rebelles armés et les fraudeurs. Ils ne sont pas plus Songhaïs, Touaregs, Arabes ou Toubous que Maliens ou Nigériens (excepté dans les rares cas de forte revendication identitaire, ou au contraire de volonté de dépassement des appartenances ethniques). Et lorsque des frontières nationales sont franchies, chacun est parfaitement conscient d’avoir changé de pays, et sait que ce n’est pas la même chose de risquer d’être confronté aux militaires maliens, nigériens, tchadiens ou algériens, voire aux militaires français.

D’autres formes de contrôle territorial ne sont pas liées aux limites étatiques mais reposent davantage sur l’organisation agricole et pastorale et sur l’accès aux ressources naturelles, notamment aux puits et aux pâturages. Les productions économiques locales structurent en effet davantage les territoires que ne le font les grands trafics illicites médiatisés. Par exemple, le trafic de cigarettes dégage certes des revenus énormes, mais il est concentré entre quelques mains et, au final, ne fait pas vivre grand monde et n’a que peu d’incidences spatiales. Il en va de même pour les trafics d’armes ou de drogues, qui impliquent trop peu d’acteurs pour être réellement structurants, malgré les grands intérêts financiers en jeu. Aussi, en ces temps troublés de guerre au Mali, il est important de rappeler que l’immense majorité des habitants du Sahel et du Sahara ne sont bien évidemment ni des trafiquants, ni des djihadistes, mais des éleveurs, des agriculteurs, des commerçants, des fonctionnaires, des chauffeurs, des mécaniciens et autres « débrouilleurs ». Certes, il existe aussi, parfois, des portions de territoires nationaux qui échappent à tout contrôle étatique (et non pas à tout contrôle), comme on a pu y assister au Mali en 2012, lorsque des groupes armés se sont emparés de territoires qu’ils ne faisaient jusqu’alors que traverser. Bien que la nature et l’ampleur de ce qui s’est passé au Mali soient jusque là inédites, il ne s’agit toutefois pas d’un phénomène totalement nouveau, puisqu’à chaque rébellion ou guerre dans la région, des situations similaires ont pu être observées. Mais globalement, les espaces et les circulations sont de plus en plus contrôlés au Sahel comme au Sahara. La technicisation croissante des méthodes de surveillance a beaucoup joué dans le renforcement des postes de contrôle douanier. Depuis quelques années, des dizaines de postes de contrôle ont été créés le long des frontières des Etats sahéliens, avec une assistance technique très importante des Etats européens et une collaboration plus ou moins active des Etats africains. La politique de renforcement des moyens financiers et matériels alloués au contrôle des frontières maritimes de l’Europe, qui s’est incarnée dans la création de l’agence européeenne Frontex8, est en train de s’étendre aux frontières terrestres de Afrique de l’ouest avec l’aide, cette fois, des Etats-Unis d’Amérique. La volonté de contrôle des migrants, qui prévalait dans la création de Frontex, et la lutte contre le terrorisme, qui prévaut dans l’implication étasunienne en Afrique de l’ouest, ne sont pas pensées ensemble ; mais, de fait, le contrôle croissant des espaces sahéliens et sahariens qui en résulte perturbe les systèmes migratoires et commerciaux intra-africains qui animent de longue date ces espaces, au détriment des populations locales9.

Ainsi, les régions sahéliennes et sahariennes qui échappent entièrement au regard des autorités publiques semblent rares, circonscrites et ne le sont éventuellement que de manière éphémère ; elles n’en sont pas pour autant des régions où aucun acteur n’exerce de contrôle sur l’espace, bien au contraire10. Sahel et Sahara apparaîssent en effet principalement comme animés de luttes fréquentes, pas toujours armées, pour le contrôle des territoires. Et parmi les acteurs de ces luttes se retrouvent souvent les agents des Etats. Ainsi, s’il existe des lieux peu, mal, voire pas contrôlés par les Etats au Sahel et au Sahara, cela ne fait pas pour autant de ce tiers du continent une « zone grise en crise ».


*Julien Brachet, chercheur IRD à l’UMR Développement et sociétés à Université Paris 1, auteur de Migrations transsahariennes. Vers un désert cosmopolite et morcelé (Niger), Paris, éditions du Croquant, 2009, 322 p. et dernièrement de “Movements of People and Goods : Local Impacts and Dynamics of Migration to and through the Central Sahara”, in J. McDougall and J. Scheele (eds), Saharan Frontiers : Space and Mobility in Northwest Africa, Bloomington & Indianapolis, IN, Indiana University Press, 2012, p. 238-256.

  • 1. François Gaulme, 2011, « "États faillis", "États fragiles" : concepts jumelés d'une nouvelle réflexion mondiale », Politique étrangère 1/2011, p. 17-29. Voir également Robert I. Rotberg (ed.), 2004, When States Fail: Causes and Consequences, Princeton, NJ, Princeton University Press.
  • 2. Sur ces programmes d’assistance militaire, voire notamment : Alain Antil, 2006, « L'Afrique et la "guerre contre la terreur" », Politique étrangère 3/2006, p. 583-591 et Antonin Tisseron, 2011, « Enchevêtrements géopolitiques autour de la lutte contre le terrorisme dans le Sahara », Hérodote (142), p. 98-107.
  • 3. Angel Rabasa, et al., 2007, Ungoverned Territories: Understanding and Reducing Terrorism Risks, Rand Corporation Report for the United States Air Force, 364 p. Pour une critique du lien présumé entre fragilité de l’État et développement des activités terroristes, voir notamment Alain Antil et Aline Leboeuf, 2007, « Etats fragiles et terrorisme, un lien ambigu », in Etats et sociétés fragiles. Entre conflits, reconstruction et développement, J.-M. Châtaigner et H. Magro (ed.), Paris, Karthala, p. 191-212.
  • 4. Voir par exemple Robert G. Berschinski, 2007, “AFRICOM's Dilemma: The "Global War on Terrorism" "Capacity Building," Humanitarianism, and the Future of U.S. Security Policy in Africa”, Strategic Studies Institute, United States Army War College, 77 p., rapport dans lequel le Sahel est qualifié d’espace visiblement et notoirement incontrôlé (ungoverned space) depuis 2003. Voir également Robert D. Lamb, 2008, Ungoverned Areas and Threats from Safe Havens, Final Report of the Ungoverned Areas Project, Office of the Under Secretary of Defense for Policy, USA, 62 p. : dans ce rapport destiné au ministère étasunien de la Défense, les régions du Sahel et du Sahara sont qualifiées de ill-governed ou misgoverned.
  • 5. Sur les taxations illégales des voyageurs sahéliens se rendant au Maghreb, voir notamment Julien Brachet, 2009, Migrations transsahariennes. Vers un désert cosmopolite et morcelé (Niger), Paris, Éditions du Croquant.
  • 6. Denis Retaillé et Olivier Walther, 2011, « Guerre au Sahara-Sahel : la reconversion des savoirs nomades », L'information géographique 76 (3), p. 51-68.
  • 7. Armelle Choplin et Olivier Pliez (ed.), 2011, « Dossier : Sahara et Sahel, territoires pluriels », Mappemonde (103), URL : http://mappemonde.mgm.fr/dos_sahara.html
  • 8. Efthymios Papastavridis, 2010, "'Fortress Europe' and Frontex: Within or Without International Law?", Nordic Journal of International Law, 79 (1), p. 75-111 ; Nick Vaughan-Williams, 2008, "Borderwork beyond Inside/Outside? Frontex, the Citizen–Detective and the War on Terror", Space and Polity, 12 (1), p. 63-79.
  • 9. Julien Brachet, 2011, "The Blind Spot of Repression: Migration Policies and Human Survival in the Central Sahara", in Transnational Migration and Human Security. The Migration-Development-Security Nexus, T.-D. Truong et D. Gasper (eds), Berlin-New York, Springer, p. 57-66.
  • 10. Bartosz Stanislawski, 2008, “Para-States, Quasi-States, and Black Spots: Perhaps not States, but not ‘Ungoverned Territories’ Either”, International Studies Review 10 (2), p. 366-396.
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