Frontières et migrations - Introduction
Ce dossier met en relation deux champs de recherche étroitement liés car les frontières servent souvent à maîtriser les migrations et les migrations se mesurent parce qu’il y a des frontières, intérieures et extérieures. Aujourd'hui, sommes-nous entrés dans une « Obsession des frontières », comme l’a écrit Michel Foucher ou, au contraire, comme nous y invite Régis Debray (Eloge des frontières) faut-il voir dans les frontières le creuset de la définition des appartenances communes ? Au lendemain du drame de Lampedusa et de Malte, où plus de trois cent cinquante morts et deux cents disparus ont été dénombrés, on peut constater l'échec et les contradictions des politiques européennes de contrôle des frontières qui cherchent à dissuader les nouveaux arrivants, à sécuriser frontières et immigrés tout en assurant à l'Europe, dans le respect des droits de l’homme, la main d’oeuvre dont elle a besoin.
A travers des travaux inédits de jeunes chercheurs, ce dossier s’est attaché à mettre au jour des frontières oubliées ou dont on parle moins. Plutôt que de parler des murs, des camps, des passeurs et des sans-papiers, nous avons cherché à montrer que la frontière est multiple, juridique, géographique, imaginaire, à distance. Le premier texte de Katarina Stoklosa analyse sous l'angle socio-historique la condition des populations allemandes et polonaises frappées par le déplacement des frontières au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, quand la Pologne s’est déplacée vers l’ouest et que les Allemands des terres devenues polonaises (Prusse orientale, Silésie, Poméranie) ont dû fuir plus à l’ouest (les « Vertriebene ») après les accords de Potsdam. La région frontière de Guben (Gubin en Pologne) alors délimitée par le traité de Görlitz, d’abord verrouillée, a commencé à s’entrouvrir en 1972 à la faveur de l’ « amitié » entre pays socialistes, perpétuant cependant une identité nationale à la place d’une identité locale marquée par une histoire commune transfrontalière qui peinait à s’affirmer.
Mais la frontière est aussi faite pour être transgressée. « L’écluse biélorusse », analysée par Laurent Vinatier, montre comment les frontières officielles ont pu aussi être traversées par des Tchétchènes tentant de demander l’asile. A Brest-Litovsk, entre Biélorussie et Pologne, tout dépend de la disposition des douaniers à faire passer les Tchétchènes et de la familiarité des migrants avec les habitudes du lieu. Plus qu’une ligne géographique, la frontière devient pour les migrants en situation irrégulière un espace de l’entre-deux. Au Mexique, qui constitue, avec la Méditerranée, une autre ligne de fracture migratoire emblématique entre nord et sud, Argan Aragon montre, comment pour les Centre-Américains désireux de passer aux Etats-Unis, le passage de la frontière s’effectue désormais dans un sas, tout comme au Maroc ou en Turquie, devenus des pays-espaces de transit clandestin. Chaque migrant vit des « expériences de la frontière » avec ou sans lien avec « le capital de mobilité » social, culturel, expérimental dont il dispose : si la mort est souvent l'ultime issue, l’incertitude est au plus haut, entre errer sur l’espace migratoire dans lequel il se trouve, être victime des cartels qui font de la migration une ressource pour le racket, rester sur la route, retourner vers le sud ou passer la frontière nord.
La frontière peut aussi être imaginaire et imaginée : c’est la représentation de l’Autre qui la définit. Pavel Sitek esquisse ici les stéréotypes entre « nous et eux », d’autant plus puissants que nous vivons dans un monde global où les frontières s’estompent apparemment. Cette représentation de l’altérité se traduit par des frontières physiques, celles des discriminations justifiées dans les discours xénophobes parfois inspirée de l’extrême-droite. En France, entre les années 1970 et aujourd’hui, plusieurs périodes illustrent les récurrences de cette logique d’exclusion. Une autre frontière, invisible à l’œil nu est celle que les politiques diasporiques des pays d’émigration définissent à l’égard de leurs ressortissants à l’étranger. Si, aujourd’hui, beaucoup de pays d’émigration, comme l’Italie, la Turquie, le Mexique ou le Maroc, se sont inscrits dans cette diplomatie à distance par migrants interposés, dessinant ainsi une nouvelle frontière entre leurs ressortissants et les habitants des pays d’accueil, la France qui compte pourtant à peine deux millions de Français de l’étranger, mène un « déplacement de frontière » à travers sa politique scolaire et culturelle à l’étranger. L’exemple des établissements scolaires français à Casablanca, analysé par Sylvain Beck, rend compte des frontières symboliques et matérielles dessinées par ces établissements dans les pays de présence française. La frontière est à la fois physique et sociale, fixant une autre frontière que la distinction selon la nationalité. Elle renvoie à la période coloniale et à la barrière linguistique, autres frontières, et débouche sur la mixité des frontières qui s’estompent, celle du bilinguisme et de la double nationalité, deux phénomènes liés aux migrations et en plein développement.
Enfin, Thibaut Jaulin poursuit cette analyse des diplomaties de la migration menées à travers les politiques diasporiques des pays d’émigration, en analysant les territoires du vote à distance instaurés par les pays d’émigration à l’égard de leurs ressortissants, autre tendance en pleine expansion (on compte environ 130 pays ayant mis en œuvre cette disposition). Une nouvelle frontière se fait jour, celle de la déterritorialisation des migrants en pays d’accueil à travers leur expression politique et l’influence de leurs caractéristiques régionales d’origine selon les pays d’accueil. Là encore, les frontières géographiques entre pays d’accueil et pays de départ s’estompent au travers des électeurs à distance.
Bien qu’incomplète, cette approche des frontières, sous les divers angles que nous avons choisis, montre combien les migrations bouleversent l’adéquation entre population, territoire et souveraineté étatique. Elles introduisent un désordre qui transforme l’ordre politique interne et externe des Etats.
**Catherine Withol de Wenden, directrice de recherche CNRS au CERI.