De l'autre côté du miroir. Comparaisons franco-américaines

01/07/2018

Entretien avec Daniel Sabbagh, co-directeur avec Maud Simonet, de l'ouvrage collectif publié aux Presses universitaires de Rennes.

La comparaison n’est-elle pas la façon par excellence pour les sciences sociales de rendre compte des faits ? Quelle est donc la spécificité de ces comparaisons franco-américaines ?

À la première question je serais tenté de répondre « oui », après bien des auteurs illustres, qu’il s’agisse du sociologue Émile Durkheim, de l’historien Paul Veyne ou de l’anthropologue Marcel Détienne. À juste titre, tous ont souligné la dimension intrinsèquement comparative de toute science sociale à vocation explicative. Dans certains cas, la comparaison apparaît même, pour reprendre la formule de Durkheim, comme le seul instrument d’« expérimentation indirecte » susceptible de mettre à l’épreuve des hypothèses sur l’existence d’un lien causal entre des variables prédéfinies. Quant à la singularité des comparaisons franco-américaines, elle réside tout d’abord dans la nature des difficultés qu’elle rencontre. La première tient à la puissance du mythe de l’exception comme composante consubstantielle à l’idéologie nationale, mythe présent, sous des formes et à des degrés divers, des deux côtés de l’Atlantique. La seconde difficulté a trait à la prégnance dans l’imaginaire social et le champ intellectuel français d’un anti-américanisme passionnel, transcendant les clivages idéologiques et partisans. Pourtant, il existe sur la France et les États-Unis un nombre élevé d’études comparatives consacrées à des sujets extraordinairement variés, dont ce livre offre un panorama en même temps qu’un échantillon.
 
Comment avez-vous choisi vos quatre thématiques, le rapport à l’altérité, les formes et les frontières de l’Etat, les mobilisations politiques et la circulation de concepts techniques, d’instruments et de ressources entre les États-Unis et la France ? Pouvez-vous nous présenter en quelques mots ce que l’on trouve dans l’ouvrage ?

Le livre est issu d’un colloque qui s’est tenu à Sciences Po et à l’Université Paris Nanterre en 2013, colloque organisé sur la base d’un appel à communications. Nous avons ensuite retenu pour publication les textes qui nous semblaient être à la fois innovants et relever d’une thématique commune. Le choix de ces thématiques a donc été opéré de manière inductive à partir d’un matériau textuel lui-même sélectionné pour sa valeur ajoutée, ce qui explique le caractère assez général des intitulés. Par ailleurs, l’ouvrage donne à voir trois approches de la comparaison, d’orientation principalement différentialiste, réflexive et transnationale. La première, qui demeure prédominante dans la littérature existante, entreprend de mettre en évidence des différences culturelles et/ou structurelles entre les deux pays. La comparaison permet alors de repérer ou d’illustrer des « modèles » français et américains générateurs d’institutions, de valeurs ou de pratiques contrastées. C’est de cette approche que relèvent, par exemple, les contributions de Nadia Marzouki sur l’islam comme objet de débat public au XIXe siècle ou de Michael Stambolis-Ruhstorfer sur le type d’expertise mobilisé dans les controverses sur le mariage et la filiation des couples de personnes de même sexe. La seconde approche, de nature plus ostensiblement critique, prend le contrepied de la première : à partir d’un objet assez étroitement délimité, elle entend relativiser, complexifier, voire contester une distinction idéal-typique antérieurement établie. Elle met au jour des résultats contre-intuitifs et/ou paradoxaux au regard de l’opposition entre des modèles nationaux. On en trouve une illustration dans le texte de Thomas Kirszbaum sur le rôle du facteur racial dans les politiques du logement social. Enfin, la troisième approche délaisse les controverses sur l’aptitude de ces modèles à rendre compte des données d’observation et s’intéresse moins aux différences systématiques et aux similitudes inattendues qu’aux circulations transatlantiques. C’est de cette approche que relèvent les contributions de Mathieu Hauchecorne sur la constitution de l’économie publique comme sous-discipline ou de Julien Talpin sur l’usage du porte-à-porte dans les campagnes électorales.

La comparaison peut permettre de lutter contre les stéréotypes, sur la France ou sur les États-Unis. Ne peut-elle cependant parfois renforcer les stéréotypes ou encore en créer ?

C’est l’écueil auquel s’exposent certains travaux relevant de la première des trois approches évoquées plus haut, lorsque l’accentuation idéal-typique du contraste entre la France et les États-Unis verse dans un déterminisme culturaliste. Du reste, ce sont ces travaux qui, généralement, éveillent le plus grand intérêt dans le champ médiatique. L’un des objectifs de l’ouvrage est de montrer qu’il est possible de comparer la France et les États-Unis en évitant cet écueil et sans se borner à illustrer les évidences du sens commun.

Existe-t-il des comparaisons abusives ?

Assurément, mais pas dans ce livre, nous l’espérons !

Propos recueillis par Corinne Deloy

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