Centrafrique : la fabrique d’un autoritarisme. Entretien avec Roland Marchal

17/01/2024

Quelle est en quelques mots la situation aujourd’hui en Centrafrique ?

Roland Marchal : Mon texte considère des événements qui se déroulent jusqu’au début 2023 mais la logique exposée n’a guère évolué depuis. Une nouvelle Constitution qui renforce les pouvoirs du président et allonge son mandat a été adoptée dans des conditions calamiteuses après un coup de force contre la cour constitutionnelle. Un nouveau gouvernement vient d’être nommé, qui est pour l’essentiel le même avec cependant quelques nouvelles figures qui ne joueront pas de rôle significatif : il fallait punir ceux et celles qui avaient hésité à mener campagne pour le nouveau texte constitutionnel et intégrer quelques membres de l’opposition, pas les plus importants, qui avaient profité de cette campagne référendaire pour se rallier au régime. De véritable ouverture politique, il n’y a point et les poursuites contre des députés de l’opposition en sont l’indice le plus évident.

L’essentiel est ailleurs. L’insécurité en province, l’ampleur des besoins humanitaires et l’appauvrissement généralisé de la population restent préoccupants mais le président centrafricain n’en a tiré qu’une leçon : reprendre langue avec la France et les États-Unis pour réenclencher une aide budgétaire et retrouver l’appui des institutions de Bretton Woods et de l’Union européenne. Les caisses sont vides. Le régime a peur, peur de ses forces de sécurité, peur de groupes armés pourtant réduits pour l’essentiel à des coupeurs de route, à des creuseurs ou à des mercenaires qui vendent leur service au Soudan voisin. Ce régime a peur et, comme je le décris dans mon travail, terrorise sa population. Le président Touadéra craint pour sa vie, se méfie des tribuns de son propre parti et mène grand train à Bangui et à l’étranger, comme pour oublier qu’il a failli. 

La RCA conserve ainsi sa dimension de laboratoire politique pour une politique française qui s’épuise à se chercher de nouveaux amis, faute de repenser son action : Paris veut s’accorder les bonnes grâces de Kigali qui a de grandes ambitions en RCA. L’accroissement d’une influence rwandaise dans ce dernier pays est ainsi décrit comme un affaiblissement mécanique de la milice Wagner qui, pourtant, reste bien implantée en RCA malgré les ajustements internes qui ont eu lieu à la suite de la mort de Prigogine. Washington, après avoir hésité, a poussé une société militaire privée, Bancroft, à prendre pied dans le pays et à former des soldats centrafricains à la protection des sites miniers, en espérant prouver que les États-Unis peuvent faire autant et mieux que Wagner. 

On peut douter du réalisme de ces buts et surtout s’inquiéter puisque Paris, pas plus que Washington, n‘a cure du sort fait aux populations. Mais, soyons clairs : vue de ces deux capitales, la RCA n’a pas la valeur stratégique du Niger et des autres pays sahéliens. Surtout, le désintérêt politique pour l’Afrique en France et aux États-Unis est profond, en dépit des réflexes pavloviens déclenchés par la présence de Wagner.  

Peut-on dire que la Russie par la présence de la milice Wagner dans le pays entre autres a désormais la main mise sur la RCA ? De quand date le début de cette présence russe et comment Moscou s’est-il implanté en République centrafricaine ? 

Roland Marchal : Comme je l’explique longuement dans mon travail, la Russie et Wagner ont su faire de la RCA le terrain d’essai d’une politique qui a été mise en œuvre ailleurs avec beaucoup de succès. Cette réussite est d’abord économique car, depuis 2019, Wagner a financé ses opérations militaires en RCA puis ailleurs au Sahel grâce aux gains engrangés. Rappelons qu’Executive Outcome, société militaire sud-africaine privée, appelée par le gouvernement de Freetown pour affronter les rebelles du Front révolutionnaire uni, avait failli en Sierra Leone sur ce plan en 1997, malgré l’appui britannique. 

La situation actuelle où les renseignements militaires russes ont repris le contrôle global de Wagner ne doit pas faire oublier qu’une présence sur le terrain implique des liens personnels avec les opérateurs politiques et sécuritaires centrafricains. Par conséquent, les employés de Wagner ont peut-être des états d’âme sur leur avenir mais leurs activités quotidiennes en RCA se poursuivent bien que l’atmosphère soit plus lourde, chacun devant estimer la sincérité des engagements présidentiels à Moscou et Bangui.  

D’un point de vue idéologique, la RCA a démontré qu’elle avait la force d’associer la manipulation experte des réseaux sociaux et des messages publics à la conduite d’opérations sécuritaires ciblées. La critique de la France en RCA (comme dans beaucoup de pays sahéliens) a des origines propres que Paris peine à reconnaître mais le contrôle des réseaux sociaux reste un plus pour mobiliser la population derrière le régime et pour identifier les mauvais esprits, les critiques. 

C’est ce « modèle », construit peu à peu dans une dialectique entre la survie du régime et la mise en dépendance voulue par Moscou, qui est aujourd’hui à l‘œuvre au Sahel avec les mêmes conséquences rédhibitoires sur la démocratie, les droits d’expression et la construction de la réconciliation nationale. 

Il ne faut pas s’y tromper. Les pays occidentaux n’ont jamais brillé par une défense acharnée de la démocratie en Afrique mais l’appui aux régimes autoritaires a pris des formes différentes même s’il a produit les mêmes effets. La modernité, de ce point de vue, est aujourd’hui du côté des Russes : c’est ce qui rend le régime centrafricain si important pour l’analyste et si inquiétant pour la population que ce régime est censé représenter.  

Vous montrez que la milice Wagner n’est désormais plus seule sur le marché africain et qu’elle est concurrencée par de nombreux autres groupes. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

Roland Marchal : L’arrivée d’une compagnie militaire privée (sous la guise d’une ONG) comme Bancroft à Bangui a en effet de quoi surprendre le néophyte. Pour faire court, nous sommes dans un double moment qui entraîne des évolutions importantes dans le champ de la sécurité.

D’abord, il y a la fin des longues guerres qui ont été conduites en Irak et en Afghanistan où de très nombreuses fonctions militaires avaient été privatisées. On sait par exemple combien l’armée afghane avait été désorganisée lorsque les opérateurs privés américains qui géraient le trafic aérien militaire avaient décidé de quitter leur poste et de rentrer aux États-Unis avec les derniers soldats. Nombre de ces compagnies se sont alors précipitées en Afrique, en Somalie et au Sahel avec les mêmes logiques de fonctionnement, etc. Wagner, au moment de sa formation, avait su tirer profit des expériences de ces compagnies occidentales privées du secteur de la sécurité. Ces entreprises essaient de vendre leurs services et on les voit surgir un peu partout, au Nigeria, en RDC, etc. De ce point de vue, il nous faut redoubler d’attention car on sait combien les dirigeants occidentaux ou russes ont la dénonciation sélective. 

Ensuite, il y a de nouveaux acteurs étatiques, de la Chine à la Turquie en passant par les pays du Golfe, qui ont des raisons économiques ou plus politiques de développer ce type de présence sur le continent africain. Les entreprises chinoises estiment devoir être mieux protégées et leurs compagnies de sécurité sont plus visibles, même si, pour l’heure, elles n’agissent pas comme leurs homologues occidentales. La Turquie a également mis en place une intervention multiforme lors de la crise libyenne et ne s’est pas cantonnée à la seule présence de soldats. Les pays du Golfe, comme ils l’ont fait au Yémen, ont créé des forces armées locales qu’ils financent et équipent. 

Ce qu’il est important de comprendre pour éviter un certain discours rétrospectif sur les « affreux » de la période des indépendances, c’est que les régimes africains ont un rôle essentiel dans la consolidation de cette présence, comme la RCA le montre si bien. 

Vous parlez de « nouvel autoritarisme » qui verrait l’État centrafricain utiliser la Russie pour asseoir son pouvoir. Pouvez-vous nous détailler ce concept ?

Roland Marchal : D’abord, un peu de modestie : je ne crois pas que cela soit un concept, en tout cas pas sur la base de mon travail. Plusieurs auteurs ont voulu croire qu’en ajoutant un « néo », on pouvait transformer un concept, le néo-patrimonialisme de JF Médard ou le néo-autoritarisme de M. Camau à propos de la Tunisie. Je ne m’inscris pas dans cette filiation. 

Dans mon travail sur des sociétés autoritaires ou en guerre, la RCA est le premier régime à faire usage de technologies répressives bien connues nationalement avec de nouveaux répertoires de pratiques qui appellent une analyse : le contrôle offensif ou défensif des réseaux sociaux (ce qui va bien au-delà de la désinformation), les disparitions orchestrées par des milices adoubées par Wagner, le mépris absolu de la séparation des pouvoirs qui est redoublé par un arbitraire juridique redoutable (malgré les autocongratulations sur une pseudo justice transitionnelle), la mobilisation du souverainisme qui s’appuie aussi sur les cryptomonnaies, etc. 

Une modernité qui se donne à voir alors que la culture matérielle de l’État est limitée, à cause de la guerre qui a détruit le peu qui existait mais également de la trajectoire de sa construction qui est sans doute un élément causal plus important que les péripéties russes. Au-delà des formes extrêmes de prévarication ou de pillage par ses élites, il faut donc considérer d’autres dynamiques qui tiennent sans doute à l’évolution de la formation (transnationale) des élites centrafricaines depuis des décennies et à la puissance du localisme. Cette question, peut-être mal posée ici, constitue le thème de mon prochain travail sur l’histoire de ce pays. 

Plus largement, que penser de l’influence croissante de puissances étrangères autoritaires et non démocratiques en Afrique ?

Roland Marchal : Rien ! Je ne crois pas qu’il y ait un lien immédiat causal important, même si intuitivement on peut penser le contraire car on apprend beaucoup et vite lorsqu’il s’agit de réprimer une dissidence et de rester indument au pouvoir. Les États occidentaux ont tenu le haut du pavé pendant des décennies et il est difficile d’affirmer que cela a constitué une avancée pour la démocratie dans les pays africains : bien d’autres paramètres internationaux et locaux doivent être pris en compte. 

Ce qui est plus grave, c’est qu’il y a une crise réelle de la démocratie sur le continent, comme ailleurs dans le monde, et que la prospérité (relative) de certains États autoritaires incite à penser qu’ils sont une réponse à cet échec. Par exemple, les nouveaux pouvoirs prétoriens aujourd’hui n’ont plus que le souverainisme à la bouche et ils n’évoquent même plus les projets de transformation sociale qui étaient revendiqués par leurs homologues, il y a quelques décennies. Nous sommes clairement dans un ressac dont les raisons sont bien connues mais dont les solutions sont encore trop complexes pour les visions stéréotypées des décideurs en Afrique et ailleurs. 

Il y a là une grande responsabilité des États occidentaux (et notamment de la France) qui ont laissé prospérer le double standard (notamment dans l’évaluation des procédures qui expriment directement la démocratie : le vote, le droit d’expression, de manifestation, etc.) dont ils sont aujourd’hui un peu les victimes. La consternation devant les politiques mises en œuvre en Afrique par les démocraties développées est sans doute l’un des sentiments les plus partagés parmi les chercheurs en sciences sociales sur ce continent, au-delà de toutes leurs différences.


Comment voyez-vous l’avenir de la Russie en Afrique ? Moscou est-il capable de mettre en place une coopération comme le fait Pékin ou Ankara ? La Russie est-elle intéressée par cette forme de relation avec la RCA ?

Roland Marchal : Il faut éviter de retomber dans un discours de guerre froide. On peut estimer qu’à part le commerce des armes, la coopération russe reste très limitée mais la Russie est et restera sur le continent africain comme elle restera voisine de l’Europe. Cela ne veut pas dire qu’il faut se satisfaire des annexions en Ukraine ou des massacres commis par Wagner en RCA et ailleurs. Cela veut surtout dire que l’affaiblissement des normes et du droit international dont nous sommes témoins en Ukraine mais aussi à Gaza n’aidera pas à une coopération plus constructive de la Russie et des autres. Qu’importe que Bancroft remplace Wagner si la population centrafricaine doit continuer à vivre de la même façon !

Peut-on dire que l’Afrique est devenue le terrain d’affrontement des grandes puissances entre elles, Chine vs États Unis, Russie vs Europe ?

Roland Marchal :  Le propos de mon travail sur la RCA est de montrer que poser la question de cette manière, comme le font des responsables politiques et des journalistes, c’est poser sur l’Afrique un regard anachronique, porter des lunettes qui datent des années 1960. 
Même si les grandes puissances ont quelque difficulté à l’admettre, les choix africains, qu’ils soient bons ou moins bons, pèsent davantage qu’auparavant. C’est seulement à partir de cette reconnaissance que les États occidentaux pourront peut-être reconstruire de nouvelles relations avec les pays africains. 

Propos recueillis par Corinne Deloy 

Photo de couverture : Des mercenaires russes assurent la sécurité du convoi du président de la République Faustin-Archange Touadéra en février 2022. Crédit : Clément Di Roma/VOA.
Photo 1 : Centre de la capitale Bangui, décembre 2014. Crédit : Alllexxxis.
Photo 2 : Couverture de l'Etude du CERI 

Lire l'Etude de Roland Marchal, 
Centrafrique : la fabrique d’un autoritarisme, Les Etudes du CERI, n° 268-269, octobre 2023.

Retour en haut de page