Christophe Jaffrelot, nouveau président de l'Assocation française de Science politique

Christophe Jaffrelot, nouveau président de l'Assocation française de Science politique

  • Christophe Jaffrelot  crédits image Sciences PoChristophe Jaffrelot crédits image Sciences Po

Christophe Jaffrelot, directeur de recherche CNRS au Centre de recherches internationales de Sciences Po (CERI), vient d’être élu président de l’Association française de science politique. Le chapitre qui s’ouvre ainsi est l’occasion de revenir sur la mission de cette association portée sur ses fonds baptismaux par Sciences Po en 1949. C’est aussi l'occasion d’évoquer les projets de la nouvelle équipe qu’ont formée Christophe Jaffrelot et Michel Mangenot, le Secrétaire général de l’AFSP. Interview.

Vous consacrez vos recherches à comprendre les sociétés indienne et pakistanaise et leur vie politique. N’est-ce pas en décalage avec la vocation de l’Association française de science politique qui semble être nationale ?

Si l’AFSP est française, elle ne se cantonne pas à l’hexagone, loin de là ! Comme les autres sciences sociales, la science politique ne reconnaît guère les frontières nationales – et si elle le fait, ce n’est pas pour y voir un obstacle, mais pour engager un dialogue entre des traditions et des méthodes qui restent différentes - comme en témoignent, par exemple, le poids des approches quantitativistes aux Etats-Unis et la plus grande importance du « terrain » en France.
Pour ce qui est du  caractère « exotique » de mes objets d’étude, si mes terrains se trouvent en Asie du Sud, je les étudie grâce aux théories des sciences sociales. J’ai beaucoup écrit sur les théories du nationalisme, de la démocratie, du populisme… et je travaille à présent  sur l’autoritarisme, un signe des temps...
Me spécialiser sur l’Asie du sud m’a toutefois conduit à explorer davantage les dimensions de la science politique qui se situent à l’intersection d’autres disciplines, nécessaires à l’intelligence de mes objets, comme l’anthropologie, la sociologie et la géographie – sans parler de l’histoire, mon inclinaison naturelle. Cela ne m’a toutefois pas détourné de ma discipline car la science politique est une discipline carrefour par excellence. Ne parle-t-on pas de sociologie politique, d’anthropologie politique, d’économie politique, de philosophie politique et même – d’un point de vue il est vrai un peu différent - de géopolitique ?
J’ajouterais que si on veut bien définir la science politique comme la science du pouvoir – ce qui me paraît de bonne méthode -, elle est nécessairement « tous terrains » car il y a du pouvoir partout et comparer les formes que le pouvoir revêt dans différentes sociétés est des plus stimulant intellectuellement ! Les fondateurs de l’AFSP avaient d’ailleurs compris d’emblée l’intérêt de la « politique comparée ». S’il a fallu attendre 2020 pour qu’un spécialiste de contrées lointaines préside l’Association, celle-ci s’est montrée dès l’origine intéressée par le comparatisme et a internationalisé son activité dès 1949 en participant à la Conférence constitutive de l’Association Internationale de Science Politique.    

Venant s’ajouter à vos activités de recherche, vous avez exercé d’importantes fonctions “d'administration” de la recherche. Quel impact cela a-t-il eu sur vos propres travaux?

Sur le plan personnel, il est vrai que ce genre de fonctions administratives empiètent sur les travaux de recherches que l’on conduit, mais il est vital que les académiques fassent fonctionner leurs institutions !    Par ailleurs, j’ai constaté que ceux qui s’y attèlent y trouvent quand même des avantage du point de vue de leur recherche. Être chercheur « à temps plein » peut conduire à l’hyper spécialisation. Assumer des fonctions d’administration de la recherche, c’est s’ouvrir à d’autres approches, à d’autres méthodes, à d’autres terrains et c’est ainsi que l’on peut progresser dans sa propre recherche, par les approches comparatives – j’y reviens ! En science sociales aussi il y a des « moments Eureka », que l’on prépare en acquérant une connaissance intime de son objet mais qui surgissent souvent par inadvertance – et lire des travaux portant sur des objets différents, écrits par des collègues ayant d’autres perspectives peut jouer ici un rôle de catalyse. Par exemples : je comprends mieux le capitalisme de connivence à l’indienne en me renseignant sur les oligarques russes et le national-populisme hindou en lisant sur la Turquie d’Erdogan… Or on ne fait pas nécessairement ces détours sans y être obligé – et s’investir dans des tâches d’intérêt collectifs crée cette obligation. Ceci dit, il y a d’autres moyens d’arriver au même résultat ! Au CERI, la cohabitation de spécialistes de terrains très différents nous a récemment permis, par exemple, de publier un livre comparant l’exercice du pouvoir par une quinzaine de leaders populistes – et ce n’est que le dernier avatar d’une longue tradition comparatiste qui conduit d’ailleurs à relativiser la spécificité des aires culturelles perçues comme un ailleurs lointain: lorsqu’on fait l’effort de soumettre différentes sociétés du Nord et du Sud à un même questionnement, on prend conscience de leurs points communs autant que de leurs différences.    

Depuis sa création, l’Association a connu d’importantes évolutions. Peut-on en retracer les principales étapes ?


Un point d’histoire d’abord : l’AFSP est née en 1949 à Sciences Po, où officiait son premier président, André Siegfried et son premier secrétaire général, Jean Meynaud. D’emblée l’Association a été portée à l’interdisciplinarité - Fernand Braudel, Raymond Aron, Lucien Febvre, Jean-Marcel Jeanneney, Marcel Griaule, Alfred Sauvy et d’autres ont d’ailleurs participé à la réunion constitutive de l’AFSP. Deux ans plus tard, l’AFSP était le creuset, toujours à Sciences Po, de la Revue Française de Science Politique. Je rappelle ces éléments fondateurs pour relativiser ce qui pourrait apparaître, rétrospectivement, comme des évolutions de fond et pour dessiner une périodisation qui doit beaucoup au travail d’Yves Deloye, Secrétaire général de l’AFSP de 2003 à 2016, qui s’est attaché à en écrire l’histoire.
Comme je viens de le suggérer, penser en termes d’étapes, n’est pas si facile car la continuité l’emporte à bien des égards. En revanche, on peut distinguer des époques.  Le premier temps, de la fin des années 1940 au début des années 1950, est important à comprendre car il éclaire le deuxième : après guerre, il s'agit d'inventer une discipline au singulier (la science politique) dans un pays où l'objet politique était analysé par le truchement d’autres disciplines  (le droit, la philosophie, l’histoire , etc). Il fallait rattraper un retard certain par rapport aux Etats-Unis et au Royaume-Uni où le développement de la discipline avait été engagé dans l’entre-deux guerres.
La deuxième étape débute à la fin des années 1960 lorsque l'AFSP (et notamment Jean Touchard, alors secrétaire général  de la FNSP et de l'Association ) prend acte que les deux premières décennies de son histoire n'ont pas produit l'effet désiré : la science politique française reste marginale sur la scène internationale et manque de fondement méthodologique. L'AFSP va alors contribuer à cette prise de conscience et favoriser sa professionnalisation. A ce titre, son rôle dans la création de l'agrégation de science politique au début des années 1970 doit être souligné car elle autonomise définitivement le recrutement des enseignants-chercheurs de science politique qui dépendait encore de l'agrégation de droit.
Une troisième étape débute avec l'arrivée de Jean-Luc Parodi au poste de Secrétaire Général en 1980 – il y restera jusqu’en 1999. Au cours de ces deux décennies il s’efforcera d’améliorer la reconnaissance de l'utilité sociale de la discipline (pour mieux lire le monde dans lequel vivent les citoyens) et son assise professionnelle. C'est l'époque de la multiplication des journées d'étude, de l’ouverture d’un dialogue avec les autres disciplines (droit, anthropologie, histoire...) et surtout des premiers congrès. Les Congrès de l’AFSP deviennent des lieux d’échanges intellectuels. C’est aussi un lieu très important pour les jeunes politistes qui y trouvent l’occasion de faire connaître (et reconnaître) leur travaux.  J’en ai bénéficié moi-même, d’autant plus que le papier que j’avais présenté lors de mon premier congrès en 1988, est sorti ensuite dans la RFSP grâce à la bienveillance de George Lavau et de mon directeur de thèse, Jean Leca. Mais le rôle de socialisation des Congrès ne valait pas seulement dans l’ordre scientifique : il permettait aussi des échanges sur la façon d’enseigner la science politique, au moment où l'implantation de la discipline se développait dans les universités, notamment en région. Oui, un tournant important de l’histoire de l’AFSP a été la création et la montée en puissance de ce rendez-vous. La première édition a eu lieu à Sciences Po en 1981. Originellement quinquennal, il se tient tous les deux ans depuis une quinzaine d’années, et il fait toujours salles combles !
L’internationalisation de l’AFSP s’est affirmée dans les années 1990, sous la houlette de Jean Leca qui préside d’abord l’Association en 1993-94 et de 2000 à 2005, année où Nonna Mayer lui succède et accentue ce processus d’internationalisation.
Un autre changement est intervenu à la fin des années 1990, sous l’égide de Pierre Muller, Secrétaire Général, lorsque l’AFSP s’est davantage impliquée dans la défense des métiers de la science politique, une démarche qui a finalement abouti en 2005 à la création de l’Observatoire des Métiers Académiques de la Science Politique (OMASP).
Une dernière inflexion, que l’on doit à l’initiative d’Andy Smith et de Nicolas Sauger - et à l’énergie de l’équipe administrative de l’AFSP, constituée de Anne Avy et d’Isabelle Rocca - a été marquée en 2017 par la refonte du site internet de l’Association et par une présence remarquée sur les réseaux sociaux : des outils qu’il faut encore faire monter en puissance.


Aujourd’hui, quels sont les principaux enjeux auxquels l’Association va s’attacher à répondre ?

Je l’ai dit, l’AFSP a vocation à être l’association professionnelle des politistes français. Il faut qu’elle le soit pleinement, au-delà des 341 adhérents qu’elle compte aujourd’hui dans ses rangs. C’est dans cet esprit, d’ailleurs, qu’en tant que directeur du CERI j’avais décidé de rembourser leur cotisation aux chercheurs du labo qui adhéraient à l’AFSP. Il ne s’agit pas de « faire du chiffre », de gonfler les effectifs pour le plaisir, car cela n’est en rien une fin en soi, mais parce qu’une AFSP pleinement représentative de son milieu professionnel lui permettra de marcher sur ses deux jambes : d’un côté, l’association est une société savante où toutes les sensibilités scientifiques doivent pouvoir échanger sur les grands thèmes de la discipline et sur ses méthodes ; d’un autre côté, l’AFSP est le lieu privilégié de défense des métiers de la science politique, à l’heure où la précarité des enseignants-chercheurs et des chercheurs s’accentue, où les créations de poste sont en complet décalage avec l’attractivité croissante de la discipline auprès des étudiants et où la recherche sur contrat n’a pas réussi à faire ses preuves. De tout cela nous voulons faire le bilan pour être plus qu’un lobby : une force de proposition.
C’est pour essayer d’être à la hauteur de ces enjeux que Michel Mangenot, professeur à l'Université Paris 8 où il dirige l'Institut d'études européennes, et moi-même avons constitué un bureau dont les membres sont en charge de missions qui sont autant de priorités.  Nous avons déjà évoqué la défense des métiers de la science politique, où Frédéric Sawicki sera en première ligne ; Assia Boutaleb et Hélène Combes forment quant à elles un tandem centré sur les activités de recherche, tant celles des groupes de travail de l’AFSP – un vivier de forces vives – que celles qui exposent les académiques à toutes sortes de dangers, à commencer par ceux du terrain dont témoigne aujourd’hui l’emprisonnement cruel de Fariba Adelkhah que nous n’oublions pas ! Carole Bachelot se charge, elle, de densifier le réseau des partenaires de l’AFSP, en se rapprochant notamment des sociétés savantes d’autres disciplines, tant pour renforcer les échanges intellectuels que pour mieux défendre les scientifiques ; Claire Dupuy s’attèle à l’internationalisation – déjà bien engagée - de l’AFSP, une tâche qui passe à nouveau  par des partenariats, mais aussi par des échanges plus ponctuels et une socialisation accrue des jeunes et des moins jeunes à l’international. A cet égard, ayant participé dès 1985 au Congrès de l’AISP qui s’était tenu à Sciences Po et à des dizaines de colloques internationaux , je dois dire que j’ai toujours été choqué par la méconnaissance persistante, dans ces enceintes, d’excellents travaux français, faute de traduction ou faute, pour leurs auteurs, de pouvoir s’offrir une participation aux grands congrès. Lorsque je dirigeais le CERI, j’avais fait de la participation à ces congrès une priorité – elle me tient toujours à coeur. Last but not least, Marieke Louis, qui a la valorisation pour mission, aidera à l’AFSP à exister dans la Cité en utilisant de nouveaux outils audio/visuels, tant il est important d’encore mieux faire connaître notre science politique et celles et ceux qui la font.      
En 1969, à un moment clé de l’histoire de France, Jean Touchard regrettait que l’AFSP soit « trop discrète » car, disait-il « c’est à elle qu’il appartient de réfléchir sur l’état de la science politique en France et de faire un certain nombre de propositions précises et d’établir des priorités ». Ce constat et cette invitation à l’action restent d’actualité, dans un contexte un peu comparable et nous ferons en sorte d’en tirer les conséquences, sur un mode collégial qui implique aussi le Conseil d’Administration de l’AFSP où toutes les bonnes volontés sont déjà mises à contribution !


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Christophe Jaffrelot, directeur de recherche CNRS au Centre de recherches internationales de Sciences Po (CERI) consacre ses recherches aux nationalismes (et plus particulièrement au national-populisme) et aux processus de dé-démocratisation, en particulier dans le cadre des  sociétés politiques indienne et pakistanaise. Il s'intéresse notamment à l’évolution du régime politique indien, à la sociologie de la classe politique indienne, aux liens entre religions et politique, et aux relations extérieures de l’Inde et du Pakistan.
Il a très tôt reçu la médaille de bronze du CNRS et aujourd’hui ses travaux font autorité dans ses champs recherche. Ses activités liées à la valorisation et l'organisation de la recherche ont été et restent nombreuses : direction de collections d’ouvrages, rédaction en chef ou direction de revues scientifiques en France et à l’étranger, direction du CERI (2000-2008), présidence de la section “ Politique, pouvoir, organisation” du CNRS (2012-2016), présidence du Conseil scientifique du réseau des Instituts français de recherche d'Asie (2006-2016)… Il est également membre de nombreux conseils scientifiques dans des universités indiennes, allemandes et pakistanaises. A ces fonctions s’ajoutent ses activités en matière d’enseignement à Columbia, Princeton, Yale, Johns Hopkins, Montréal et King’s College (London). Il est également engagé dans la recherche-action en tant que consultant permanent au Centre d'analyse, de prospective et de stratégie du Quai d'Orsay depuis 2008, en tant que « Non-Resident Fellow » à la Carnegie Endowment for International Peace et expert de l’Institut Montaigne.

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1949 : la création de l’Association française de sciences politiques (AFSP) et de l’Association internationale de science politique (AISP/IPSA)

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