Retour sur la chute de Kaboul

Auteur(s): 

Gilles Dorronsoro, professeur de science politique, Paris 1 Panthéon-Sorbonne (CESSP)

Date de publication: 
Novembre 2021
Illustration

La chute de Kaboul n’aurait pas dû être une surprise, l’échec des forces occidentales était acté depuis 10 ans et l’accord conclu entre le président Trump et les Taliban en février 2020, sans représentants du gouvernement afghan, organisait en réalité la transition au profit de l’insurrection1. En fait, il faut remonter plus haut dans la chronologie : l’annonce à l’été 2011 du retrait planifié de l’essentiel des forces de l’OTAN d’ici fin 2014 par le président Obama après l’échec du surge (l’afflux de soldats et de financement) condamnait le régime afghan à une probable disparition. Et de fait, la période post-2014 a montré une déliquescence du régime incapable de s’entendre sur le résultat des élections présidentielles (finalement arbitrées par les États-Unis), une dépression économique et une dégradation continue de la sécurité, que la censure des données par l’armée américaine ne pouvait pas totalement dissimuler.

Sans vouloir faire ici une chronologie détaillée, l’enchaînement des succès talibans doit être rappelé brièvement. La stratégie de l’insurrection - peut-être dictée par l’armée pakistanaise, mais certainement maoïste par son inspiration - a été d’isoler progressivement les villes en prenant les postes les plus éloignées et en contrôlant les axes de communication. Les troupes afghanes dépendaient étroitement du soutien aérien américain et l’arrêt de celui-ci au printemps (à de rares exceptions) a permis aux Taliban de concentrer des troupes à la périphérie immédiate des villes. De plus, les forces régulières avaient abandonné depuis des années tout mouvement offensif, restant pour l’essentiel cantonnées dans leurs casernes. Les forces spéciales, les seules à pouvoir contrer les offensives talibanes, ont été débordées par des attaques simultanées sur différents fronts, ce qui confirme l’organisation nationale de l’insurrection. Ainsi le printemps 2021 voit une accélération dans la prise des districts, puis au début de l’été des petites villes, des villes moyennes et, enfin, un effondrement général avec la chute de Kandahar (9 juillet), d’Hérat, (12 août) et de Mazar-i Sharif (14 août). Dès lors, la chute de Kaboul est inévitable. Malgré les demandes des Taliban, les Etats-Unis refusent de sécuriser la ville, ce qui aboutira à l’entrée de l’insurrection dans la capitale, sans résistance, le 15 août. L’évacuation par l’aéroport se révèlera chaotique du fait de l’impréparation des pays occidentaux, plus qu’un blocage des Taliban qui cogèrent les opérations avec les Etats-Unis.

Dans leur déroulé implacable, ces évènements posent plusieurs questions : comment expliquer la rapidité du tempo ? Comment expliquer, en particulier, l’absence de résistance non seulement des forces de sécurité mais, plus largement, de la société, notamment les chiites, les non Pachtounes dans le Nord et, last but not least, les élites modernistes de Kaboul ? Notre hypothèse est que les Taliban, en dehors même d’une stratégie militaire adaptée, ont gagné parce qu’ils ont su neutraliser ou rallier des groupes qui leur étaient initialement hostiles et que, à l’inverse, les intermédiaires du développement, qui ont le plus profité de la présence occidentale, étaient isolés, sans relais politique ou militaire.

Premièrement, l’absence de combats tient beaucoup au travail en amont effectué par les Taliban pour négocier la reddition des villes et des bases militaires. Dans ce jeu complexe et très local, les Taliban ont pu compter sur les religieux, dont le poids social est souvent déterminant en milieu rural, mais aussi sur les notables soucieux de mettre fin à quarante ans de guerre civile dans un contexte d’effondrement économique. Depuis leur retour progressif en Afghanistan à partir de 2003, les Taliban - souvent par l’intermédiaire des mosquées - ont su faire un travail de fond pour faire accepter leur mouvement au sein des populations rurales ou des petites villes. En se posant comme les garants de l’indépendance nationale et du retour de l’Etat, ils faisaient contraste avec le régime en place. De plus, les bases militaires étaient souvent mal (ou pas) approvisionnées en raison de la corruption et de l’inorganisation du régime. En effet, les arsenaux gouvernementaux étaient pleins et les Taliban ont récupéré pour plusieurs milliards d’armes données par les Etats-Unis. L’amnistie des soldats, respectée sauf pour les forces spéciales, a par ailleurs encouragé les redditions. Enfin, les milices formées par les Etats-Unis se sont révélées incapables de ralentir la progression des Taliban en raison de leur rejet par les populations locales, lassées de leurs exactions. Il est révélateur que la région natale de Rachid Dostum (Shiberghan), principal chef milicien et coupable de nombreuses crimes de guerre, soit tombée pratiquement sans combat.

Deuxièmement, la rapidité de la progression des Taliban tient beaucoup à l’absence de résistance des provinces du Nord, historiquement opposées aux Taliban, et des chiites. D’une part, la conquête du Nord par les Taliban dans les années 1990 avait créé des résistances farouches, jamais totalement écrasées puisqu’ils n’avaient jamais pu prendre le Panjchir et les régions frontières du Tajikistan. Leur effondrement au moment de l’invasion américaine avait été rapide dans le Nord, ce qui confirmait leur absence de base sociale. Cependant, des années de travail politique, souvent à partir des madrasas, ont permis à l’insurrection d’étendre son recrutement aux non Pachtounes, autorisant une transition pratiquement sans combat dans les provinces du Nord. La tentative d’Ahmad Massoud, fils du commandant Massoud, pour établir une guérilla anti-Taliban à partir du Panjchir s’est, de façon prévisible, révélée une opération essentiellement médiatique. La vallée, faute de mobilisation populaire et de perspective militaire et politique crédible, n’a pas combattu.

D’autre part, la non résistance des chiites (principalement de l’ethnie hazara) a permis d’éviter des affrontements urbains et le risque d’affrontements confessionnels. Ce phénomène est d’autant plus notable que les chiites ont largement profité de la présence occidentale (et de l’aide iranienne) ces vingt dernières années : reconnaissance du droit jaffarite dans la constitution, développement économique (surtout à Kaboul). De plus, les relations des chiites avec les Taliban ont été à certains moments exécrables, notamment après le massacre de soldats talibans à Mazar-i Sharif et le massacre des Hazaras en retour l’année suivante (1998). Pour autant, les Taliban avaient largement laissé le Hazarajat s’autogérer quand ils étaient au pouvoir dans les années 1990. Or les milices chiites en milieu urbain avaient la capacité de ralentir sérieusement l’avancée des Taliban, notamment à Kaboul et Mazar-i Sharif où les Hazaras sont plusieurs centaines de milliers. Leur ralliement implicite aux Taliban est très probablement dû à des accords informels passés entre les Taliban et le gouvernement iranien, qui se pose historiquement en défenseur de cette communauté. La tenue en octobre 2021 d’un sommet sur l’Afghanistan avec les principaux voisins pour s’entendre sur des positions communes face au nouveau régime montre que Téhéran tient à préserver ses intérêts à la fois dans le pays et dans la région.

Troisièmement, les médias occidentaux ont été prompts à répercuter le discours des classes supérieures des grande villes, essentiellement Kaboul, pour qui le retour des Taliban au pouvoir est la négation de leur projet de vie et de leur identité sociale. Mais peu de choses ont été dites sur l’isolement de ces élites, incapables d’organiser la défense de la capitale pour s’opposer au retour des Taliban. La différence est frappante avec le parti communiste qui, dans les années 1980, avait mobilisé les classes urbaines modernistes au service du régime. Depuis le début de la guerre civile à la fin des années 1970, Kaboul est un enjeu plus qu’un acteur dans le conflit militaire comme en témoigne les combats entre 1992 et 1996. Mais, à la différence des années 90, où la violence des combats avait détruit une partie de la ville, la transition s’est déroulée sans un coup de feu. Les intermédiaires du développement, dépendants des financements occidentaux, étaient en fait peu liées aux élites politiques, le plus souvent fondamentalistes et en décalage avec leur projet moderniste. Dans le même sens, on ajoutera l’isolement progressif du président Ghani, totalement déconnecté des réalités du pays. Ce dernier, qui avait exclu les non Pachtounes et les chiites des positions de pouvoir, a parié de façon aveugle sur le soutien américain et la fidélité des tribaux de l’Est (il est lui-même Ahmadzaï), plus que sur une réforme du régime et la formation d’une coalition sociale susceptible de soutenir le régime.

La rapidité de l’avancée des Taliban s’explique donc par leur implantation dans le Nord et la négociation d’accords (informels) avec les chiites. Pour autant, ces deux groupes ont pour l’instant été marginalisés par le nouveau pouvoir. En effet, le gouvernement de transition formé par les Taliban exclut les chiites (à une exception près) et très largement les non Pachtounes et réunit les réseaux qui ont été historiquement au cœur du mouvement (oulémas deobandis et, d’un point de vue ethnique, Pachtounes de l’Est et du Sud). Cette exclusion des premiers cercles du pouvoir était attendue pour les chiites, mais pose probablement des questions complexes pour les non Pachtounes du Nord, même si les équilibres politiques au niveau provincial sont encore peu lisibles. L’accord avec les chiites a été globalement respecté, mais des incidents ont eu lieu, en particulier des accaparements de terres par des sunnites, ce qui s’inscrit dans une histoire très longue de tensions. La seule opposition violente aux Taliban reste aujourd’hui celle de l’Etat islamique au Khorassan, mais se limite à des attaques meurtrières, principalement contre les chiites, ce qui peut avoir pour effet paradoxal une forme d’union entre l’Iran, le régime et les populations chiites, si le pouvoir confirme sa volonté de le combattre. Enfin, les représentants de la communauté chiite sont essentiellement des oulémas et se trouvent en ce sens proche des Taliban dans leur volonté d’instaurer un ordre religieux à l’Afghanistan.

La chute de Kaboul témoigne de la stratégie militaire, mais surtout politique, des Taliban et de l’isolement croissant du régime. Il serait faux d’en tirer pour conclusion qu’il existe un soutien très large pour le nouveau régime ; le rejet de la classe politique portée au pouvoir par les États-Unis est finalement le principal enseignement de l’avancée éclair d’une insurrection qui aura été sous-estimée jusqu’au bout.

  • 1. Cette remarque n’a rien d’une reconstruction a posteriori et on me pardonnera de citer deux de mes textes en ce sens : “Afghanistan : chronique d’un échec annoncé,” Critique internationale, No. 21, octobre, 2003 ; Waiting for the Taliban in Afghanistan, Washington, CEIP, 2012
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