Religion, violence et populisme dans la région de Rio de Janeiro

Auteur(s): 

Marcelo Camurça, directeur d’études à l’université fédérale de Juiz de Fora – Brésil

Date de publication: 
Octobre 2018

Dans un premier temps, ce texte explore l’évolution des rapports entre les pentecôtistes/évangéliques1, et les narcotrafiquants dans les bidonvilles de Rio à partir des années 1970. Dans un second temps, l’analyse se concentre sur les stratégies politiques clientélistes mises en œuvre par les Églises évangéliques/pentecôtistes à partir de 1988 pour conquérir le pouvoir politique. Ces tendances de fond permettront de comprendre les mécanismes de soutien de ces Églises qui ont favorisé la victoire de Jair Bolsonaro.

Relation des évangéliques avec les trafiquants de drogue dans les favelas de Rio : du "contact sans liens" aux négociations et aux prêts

Dans les années 1970 et 1980, les chefs des groupes armés présents dans les favelas mobilisent les symboles religieux du catholicisme et des religions afro-brésiliennes, c’est-à-dire les pratiques religieuses les plus répandues dans ces zones, à cette époque. Ce faisant, ils développent une forme de communauté avec les bandes de trafiquants et les habitants – tous essentiellement noirs ou métis. Chacun à sa manière recherchait ainsi la protection divine, que ce soit pour sa survie, pour du travail ou pour conduire ses activités illégales2. Les chefs de bande se photographiaient aux côtés de représentations picturales ou de statues de Saint Georges, Saint Cosme, Saint Damien, de l’esclave Anastacia3, ou des dieux et des déesses des cultes afro-brésiliens, et se faisaient également tatouer ces personnalités sur leur corps. En outre, ils leur versaient des offrandes et participaient aux cultes populaires avec leurs familles. Dans les années 1990, le développement du commerce de la drogue, et des profits qui en découlent, conduise à une augmentation des conflits entre bandes de trafiquants pour le contrôle des points de vente dans les bidonvilles. Cette « guerre des gangs » brise également la relation ancienne de réciprocité qui unissait criminels et résidents des favelas. Elle est remplacée par une culture d'extrême violence et de « terreur » où les opposants au trafic et les témoins gênants vivant dans les bidonvilles, quelle que soit leur affiliation religieuse, sont éliminés par un châtiment extrêmement cruel : l’écartèlement4.

Dans ce contexte, les évangéliques se présentent comme la seule force sociale pouvant faire face à la barbarie suscitée par le contrôle du trafic de drogue dans les bidonvilles. Ce discours mobilisateur fonctionne comme l’illustre la part croissante des évangéliques dans la population brésilienne : 6% en 1980, 9% en 1990, 19,5% en 2000 et 22,2% en 2010 – soit environ 42,2 millions d'adhérents pour cette dernière année5. Partant, le pluralisme syncrétique des religions populaires plus anciennes est progressivement évincée par le caractère exclusif, et excluant, de la religion évangélique qui devient la norme : l’évangélisme ne garantit plus le salut qu’à sa seule communauté « d'élus ». On observe donc une reconfiguration de la société des bidonvilles en termes antagonistes où les Églises pentecôtistes font désormais face aux bandes de trafiquants.

Or les membres des deux groupes vivent sur les mêmes territoires, partagent la même sociabilité (voisinage, famille, etc.) et au sein d’une même famille un frère peut être évangélique tandis que l’autre est trafiquant. Toutefois cette configuration sociale n’est pas conflictuelle6. Les pentecôtistes prêchent dans les lieux de commerce du trafic, cherchant à « sauver les âmes » des trafiquants qui sont aussi des « enfants de Dieu », mais sans les affronter ou craindre leurs représailles. Dès lors, ils développent un statut privilégié par rapport aux autres habitants des bidonvilles car être évangélique, c'est avoir une « conduite sûre » et être respecté par les narco-trafiquants7. Ce nouveau mode de relation peut être interprété à l’aune de la notion de « don et contre-don », combinée à celle d’un échange symbolique fondé sur la « bataille spirituelle » entre le « bien et le mal »8. En gros, trafiquants et évangéliques dépendent l’un de l’autre, et les premiers espèrent sauver leur âme auprès des seconds. En ce qui concerne les évangéliques, il n’est pas question pas pour eux d’accepter des faveurs sans contrepartie car ils considèrent que tout don gagné de la sorte serait marqué par « l'esprit du mal ». C’est pourquoi ils offrent leur « aide spirituelle », accueillant et offrant la parole de Dieu aux acteurs du secteur criminel : c’est cette forme de relation que résume la formule « contact sans lien ».

Mais, à partir du milieu des années 2000, cette configuration des échanges évolue vers des liens plus étroits. Les trafiquants nouvellement arrivés sur le marché commencent à solliciter les évangéliques pour s’assurer leur protection. En échange, ils se font tatouer des représentations bibliques et des psaumes sur le corps, organisent la diffusion des messages évangéliques sur les radios émettant dans les favelas et versent des dons financiers aux Églises pentecôtistes locales9. Convertis au pentecôtisme par l’intermédiaire des femmes de leur famille (mères, sœurs, épouses), les trafiquants adoptent ainsi la doctrine évangélique de la « théologie de la prospérité » ainsi que la « prière du trafiquant », c’est-à-dire une demande de protection divine pour sa communauté et les membres de sa bande10. L’adoption de cette nouvelle morale évangélique a des conséquences sur les modalités de gestion du commerce de stupéfiants. Les trafiquants entendent le maintenir, mais de manière « pacifique ». Pour ce faire, ils créent des sortes de « fédérations » de bandes actives dans un quartier qui permettent de répartir le territoire entre chaque groupe afin d’éviter les conflits internes. De plus, grâce au versement d’importants pots-de-vin, les trafiquants négocient avec la police ses incursions dans les favelas. En somme, il s’agit donc d’éviter la violence de la guerre ouverte, tout en maintenant l’organisation de ces activités illégales.

En outre, considérant avoir reçu une « inspiration divine » qui aurait menée à leur conversion, les trafiquants s’estiment également détenteurs d’une « mission divine » qui fait d’eux des justiciers locaux en charge de lutter contre « l'influence satanique » et ainsi faire baisser le nombre de morts dans les favelas. Outre une meilleure relation avec la police, les trafiquants ont donc aussi à cœur de faire régner « l’ordre » dans les favelas en appliquant des châtiments exemplaires aux petits délinquants de la favela11. La mise en œuvre de cette nouvelle éthique de « pacification » permet un relatif baisse de la violence, ce qui leur permet d’exporter leurs activités en dehors des favelas, d’accroître leurs bénéfices et donc, d’augmenter le niveau de prospérité de l’ensemble de la communauté12. La conjonction des évangéliques et des trafiquants entraine donc le développement d’un pouvoir parallèle paraétatique dans les favelas, ces groupes assurant la « sécurité » des habitants, tout en exigeant la loyauté de la population envers eux13. Ainsi, le pacte des années 1980 qui unissait trafiquants et habitants des favelas sous l'égide des religions populaires, est renouvelé et placé sous l'influence exclusive des évangéliques. Mais outre les effets des pacification évoqués ci-dessus, ce renouveau entraîne aussi la persécution et les rejets des cultes afro-brésiliens autochtones traditionnels des habitants des favelas.

Evangéliques/Pentecôtistes : de l'assistance sociale et du patronage politique à la conquête du pouvoir

Jusqu'à l'élection de l'Assemblée constituante de 1986, le milieu évangélique/pentecôtiste s’excluait de lui-même du champ politique. Cette attitude était résumée dans la formule : « un croyant ne se mêle pas de politique ! ». La donne change à partir du milieu des années 1980, car les évangéliques craignent que l'Église catholique ne se saisisse l’arène de l’Assemblée constituante pour étendre ses privilèges dans l’Etat brésilien démocratique.

Toutefois, initialement les évangéliques se rendent au Congrès uniquement pour statuer sur des sujets d’ordre moral : contre l'avortement, contre la consommation de drogue, contre l'union civile des homosexuels, et pour la liberté de culte. Cette vision restreinte des enjeux politiques aboutit à un comportement corporatiste selon lequel les élus cherchent à obtenir des concessions publiques sur les télévisions et les radios, ainsi que des ressources publiques pour financer leurs institutions religieuses et sociales14. Leur but est d’étoffer le « siège parlementaire évangélique » aux parlements national et provinciaux et mettre « un homme de Dieu à la présidence de la République », comme le proclamait l’un de leurs slogans.

Ainsi, pour comprendre l’influence croissante des pentecôtistes dans la sphère publique depuis les années 2000, il faut s’intéresser aux stratégies électorales des partis laïcs. En effet, conscients du poids social de ces Églises au regard du nombre croissant de leurs fidèles, les candidats des principaux partis commencent à nouer des alliances avec ces Églises afin de négocier les voix de leurs fidèles : c’est pourquoi la classe politique brésilienne a largement contribué « à renforcer l'instrumentalisation mutuelle entre religion et politique15 ». Dès 2011, le sociologue R. Blancarte avait pourtant averti des risques d’une telle configuration du champ politique en Amérique latine. Il développait ainsi l’argument selon lequel la « pluriconfessionnalité », c’est-à-dire l’occupation de la sphère politique par les Églises en position d’« accorder des privilèges » à l'Etat, conduit à des « comportements clientélistes et populistes16 ».

C’est l'Eglise universelle du Royaume de Dieu (EURD) qui, la première, amorce un modus operandi d’entrisme au sein du champ politique brésilien, stratégie de conquête qui a ensuite été reproduite par l’ensemble du champ religieux. Ainsi, l’EURD a commencé par présenter des pasteurs à des élections leur permettant de devenir députés. Puis, ces nouveaux élus ont siégé dans les commissions chargées de la communication des Parlements (national et locaux) afin d’obtenir des concessions de chaînes radiophoniques et télévisuelles dans lesquelles ont investi leurs Églises afin de faire de ces médias des vecteurs d'évangélisation. Parallèlement, ces Églises ont développé leurs actions sociales en créant des organisations caritatives dirigées par des religieux : distribution de paniers de nourriture, octroi de conseils juridiques, don de contraceptifs aux populations économiquement défavorisées. Cette stratégie fondée sur le triptyque « politique, médias, philanthropie » se révèle très efficace, puisque chaque pilier renforce l'autre, garantissant ainsi l’influence massive des évangéliques-pentecôtistes sur la sphère publique17. En retour, ces alliances avec les dirigeants, dont certains sont eux-mêmes évangéliques, à l’instar d’Anthony « Garotinho », gouverneur de Rio de Janeiro (2000-2006), apportent des bénéfices aux évangéliques-pentecôtistes. Ainsi parlementaires évangéliques et catholiques traditionalistes s’organisent pour faire adopter des lois. Considérant qu'ils représentent l’opinion générale des Brésiliens, dont 86,8% se déclarent chrétiens, ils revendiquent un rôle dans la définition des politiques publiques sociétales, éducatives, sanitaires, etc. Ils se sont donc opposés aux élus laïcs sur nombre de sujets tels que la décriminalisation de l'avortement, l'union civile des homosexuels, l'éducation religieuse dans les écoles publiques, la présence de symboles religieux dans les lieux publics, etc.

L’influence de ces Églises évangéliques a été très importante lors des élections qui viennent de se dérouler. L’examen de la répartition des votes par religion et par candidat suffit à l’éclairer : Jair Bolsonaro, candidat victorieux du Parti social-libéral, comptabilise 48% du vote catholique, 66% du vote évangélique, 16% du vote athée, et 15% du vote des pratiquants de religions afro-brésiliennes. A l’inverse, Fernando Haddad, perdant de cette élection pour le Parti des travailleurs, obtient, respectivement, 42%, 24%, 28% et 24% parmi ces différents segments de l’électorat18. Le soutien des évangéliques a donc été massif pendant ce suffrage. De fait, dès le 7 octobre, premier tour des élections présidentielles, concomitantes des élections parlementaires à un tour, le « front évangélique » a élu au Congrès 91 députés et 7 sénateurs. Ces derniers se reconnaissent tout à fait dans le slogan de J. Bolsonaro : « Dieu avant tout. Il n'y a pas de discussions sur un éventuel Etat laïc ! L’Etat est chrétien et la minorité qui n’est pas d’accord doit partir ! ».

De fait, l’élection de J. Bolsonaro à la fonction suprême annonce la mise en œuvre d’un ordre moral que caractérise une conception conservatrice de la famille et de la société, et où domine l'idée de la suprématie chrétienne. Ceci illustre le fait que l’un des objectifs prioritaires des évangéliques est de faire adopter une loi interdisant l’avortement même en cas de viol ou de risque mortel pour la mère, ainsi qu’un « statut de la famille », dont le caractère traditionnel et l’idée d’un engagement marital unique à vie sont centraux, en dépit des évolutions de la société, et selon lequel, de fait, le droit au divorce, à l’adoption, etc. seront remis en cause.

  • 1. On utilisera alternativement l’une ou l’autre des catégories.
  • 2. Maria Lúcia Montes «As Figuras do Sagrado: entre o público e o privado» in Lilia Katri Moritz Schwarcz (dir.), História da Vida Privada, São Paulo, Companhia das Letras, 1998.
  • 3. L’esclave Anastacia est une personnalité adorée dans les cultes populaires brésiliens (ainsi qu’en Afrique), mais il n’existe aucune preuve historique de son existence. Son culte a commencé en 1968, lorsque l’église du Rosaire de Rio de Janeiro a exposé la « Punition des esclaves », gravure du 19e siècle, pour commémorer les 80 ans de l’abolition de l’esclavage. Dans l’imaginaire populaire, Anastacia était une esclave d’une rare beauté. Elle était aussi guérisseuse et accomplissait des miracles. Refusant les avances de son maître, elle a été condamnée à porter un masque de fer à vie, terminant ainsi sa vie en subissant un véritable martyr. Voir Patrícia Birman, Modos periféricos de crença, Catolicismo no Brasil Atual, Rio de Janeiro, 1991.
  • 4. Maria Lúcia Montes «As Figuras do Sagrado: entre o público e o privado», op.cit.
  • 5. Marcelo Ayres Camurça, « O Brasil religioso que emerge do Censo de 2010 : consolidações, tendências e perplexidades », Faustino Teixeira, Renata Menezes (dir.), Religiões em Movimento: o censo de 2010, Petrópolis : Vozes, 2013, p.11-352.
  • 6. Cesar Pinheiro Teixeira, « O pentecostalismo em contextos de violência: uma etnografia da relação entre pentecostais e traficantes em Magé », Ciencias Sociales y Religión, 2008, vol. 10, p. 181-205.
  • 7. ibid
  • 8. ibid
  • 9. Christina Vital da Cunha, « Religião e criminalidade: traficantes e evangélicos entre os anos 1980 e 2000 nas favelas cariocas », Religião e Sociedade, 2014, vol. 34, p. 61-93.
  • 10. C. Vital da Cunha, Oração de Traficante: uma etnografia, Rio de Janeiro, Garamond, 2015.
  • 11. C. Vital da Cunha, « Religião e criminalidade: traficantes e evangélicos entre os anos 1980 e 2000 nas favelas cariocas », art. cit.
  • 12. ibid.
  • 13. ibid
  • 14. Ricardo Mariano, « Laicidade à brasileira: católicos, pentecostais e laicos em disputa na esfera pública », Civitas: Revista de Ciências Sociais, 2011, vol. 11, n°2.
  • 15. Ricardo Mariano, « Laicidade à brasileira: católicos, pentecostais e laicos em disputa na esfera pública », Civitas: Revista de Ciências Sociais, 2011, vol. 11, n°2.
  • 16. Roberto Blancarte, « América Latina: entre pluri-confessionalidad y laicidade », Civitas : Revista de Ciências Sociais, 2011, vol. 11, n°2.
  • 17. Maria das Dores Campos Machado, « Igreja Universal: uma organização providência », Ari Pedro Oro; André Cortén, Jean-Pierre Dozon (dir.), Igreja Universal do Reino de Deus - os novos conquistadores da fé, São Paulo: Paulinas, 2003, vol. 1, p. 303-320.
  • 18. Données pour le premier tour où d’autres candidats étaient également en course, sur lesquels se sont reportés le reste des électeurs.
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