Religion et armée américaine : un arbitrage spécifique des États-Unis

Auteur(s): 

Pauletta Otis, Professeur d’études de sécurité au US Marine Corps’ Command and Staff College, Virginia

Date de publication: 
Novembre 2021

Cet article propose une analyse du rapport entre la religion aux États-Unis et la religion telle qu’elle apparaît dans l’armée américaine. Nous aborderons les questions suivantes : comment l’armée américaine est-elle influencée par le facteur religieux ? Quel lien existe-t-il entre l’État séculier que sont les États-Unis et sa population majoritairement croyante ? Comment l’aumônerie militaire américaine incarne-t-elle les contradictions qui peuvent en découler ? Quels sont les dispositions légales qui contraignent le gouvernement américain et son armée ? Cette étude inclut les récentes évolutions qui affectent l’armée, tels que la formation de groupes néo-nationalistes qui empruntent à l’identité et à la terminologie religieuse dans leur programme politique, les symptômes de stress post-traumatique appréhendés en tant qu’enjeux religieux ou non-religieux, et d’autres tensions qui traversent actuellement l’armée américaine.

Les États-Unis : un État séculier doté d’une population majoritairement croyante

De nombreux États modernes ont adopté le concept d’État « séculier » dans une tentative de séparation entre le pouvoir politique et le pouvoir des religions instituées. Les États Unis d’Amérique incarnent une voie spécifique de sécularisation – ils ont un appareil étatique séculier alors que leur population est majoritairement croyante.

Les États-Unis ont été l’un des premiers pays à avoir séparé le(s) pouvoir(s) de l’Église et de l’État, en 1790. Aucune des diverses religions instituées qui existaient à l’époque de la révolution américaine et qui ont pu influencer la rédaction de la Constitution ne fut définie comme « LA religion des États-Unis d’Amérique ». La possibilité qu’une religion puisse influer sur le processus décisionnel étatique fut réduite ; à l’inverse, l’État ne pouvait exercer son pouvoir sur une religion. Il y a probablement au moins trois raisons à cela. 1. Les pères fondateurs et signataires de la Constitution avaient douloureusement conscience du passé de l’Europe. La fuite des guerres de religion qui déchiraient l’Angleterre, la France, l’Allemagne, l’Espagne et les Pays-Bas constitua en effet l’un des fondements de la colonisation du nouveau pays. 2. Le paysage confessionnel des 13 États fondateurs était varié – catholiques, protestants, religions indigènes, etc. Afin de s’assurer que l’ensemble des parties prenantes signe la Constitution, les pères fondateurs jugèrent raisonnables de ne pas reconnaître l’une d’entre elles. Et 3. Certains des rédacteurs considéraient la religion plus nuisible que salutaire et voulaient plus que tout éviter toute dissension au sein du nouveau gouvernement.

La question ne fut pas de mettre fin aux croyances des citoyens ou à la pratique d’un culte, mais d’organiser les pouvoirs, celui de l’État et celui des organisations religieuses. Les rédacteurs de la Constitution américaine, en 1791, s’assurèrent de la séparation de ces deux pouvoirs : aucun ne devait être en mesure de contrôler l’autre, au regard de son financement et de ses ressources. Le gouvernement ne pouvait interférer dans les croyances religieuses et les religions instituées ne pouvaient exercer d’influence non justifiée sur le gouvernement. Cet arrangement protégeait respectivement chacun des deux pouvoirs. La Constitution (1788) et le Bill of Rights (1791) fixèrent clairement les restrictions du pouvoir étatique :

« Le Congrès ne fera aucune loi qui touche l’établissement ou interdise le libre exercice d’une religion, ni qui restreigne la liberté de la parole ou de la presse, ou le droit qu’a le peuple de s’assembler pacifiquement et d’adresser des pétitions au Gouvernement pour la réparation des torts dont il a à se plaindre. »

Le principe du « non-établissement » et celui du libre exercice signifient que le gouvernement ne peut interférer dans la pratique religieuse de la population. Ils figurent tous deux dans le premier amendement1. De tous les « interdits » des dix amendements de la Constitution, la religion est ainsi le premier. Ce qu’il stipule est simple : aucun groupe, religion instituée ou organisation « structurée » n’aura de reconnaissance officielle du gouvernement. Cela n’implique en aucun cas d’empêcher les individus de pratiquer leur religion, individuellement ou collectivement, mais la reconnaissance officielle d’une religion plutôt qu’une autre par le gouvernement est exclue. Au cours de l’histoire américaine, le Congrès comme les cours de justice, se sont assurés que la foi et la pratique religieuse demeurent de l’ordre privé et que les religions instituées ne puissent interférer auprès du gouvernement fédéral. Ces principes furent étendus aux États par le 14e amendement de la Constitution américaine (1868). De façon significative, chacun des signataires de la Déclaration d’indépendance (1776) déclara, à un moment où un autre, qu’un peuple pieux concevait de « bons citoyens », au regard des valeurs, de la morale, de l’éthique et de la responsabilité publique. Cela inclut même les signataires s’étant déclarés sceptiques, tels Thomas Jefferson et Benjamin Franklin.

En un mot, les États-Unis ont un « gouvernement séculier » avec une population croyante. L’armée américaine recrute parmi cette population et son degré de religiosité reflète ainsi celui de la société.

La religion et l’armée américaine

La distinction entre religion établie et croyance individuelle a été sujet à controverse tout au long de l’histoire des États-Unis et la question religieuse au sein de l’armée américaine traduit parfaitement cette discorde. Sa composition reflète le corps sociétal – en termes de classes sociales, de religion, de territoires, de niveau éducatif, d’ethnicité, etc. (un miroir imparfait, bien entendu, mais malgré tout représentatif). L’idée d’une “élite” militaire dotée d’un corps permanent est pratiquement étrangère aux Etats-Unis. L’armée américaine a été composée de troupes temporaires de citoyens tout au long de son existence et l’acceptation d’une “armée permanente” est assez récente. Cela fut particulièrement visible lors des préparatifs aux Première et Seconde Guerres mondiales – les États-Unis n’étaient tout simplement pas “prêts”. Entraîner un personnel qualifié et réunir l’équipement nécessaire requéraient du temps, ce qui souleva l’inquiétude des Alliés en Europe. L’absence d’une « classe » militaire, un pays dépendant de la conscription et de l’engagement de volontaires, supposent un turnover très élevé chez les simples engagés tout comme au sein du corps des officiers.

Ce que cela implique au regard de la religion au sein de l’armée américaine est que le recrutement, la mobilisation et la démobilisation sont largement liés aux épisodes belliqueux ; tout individu ou groupe d’individus qui tente d’établir un consensus religieux ou d’imposer un mouvement religieux particulier ne peut qu’échouer : toute pérennisation est en effet inenvisageable dans la mesure où les soldats sont régulièrement « mutés », c’est-à-dire mobilisés ou envoyés dans une autre base pour se former, ou ils voient leur service s’achever. La seule institution au sein de laquelle les religions voient leur statut et leurs prérogatives reconnus durablement est l’aumônerie militaire2.

Les chiffres

Afin de bien comprendre le rôle de la religion au sein des forces militaires américaines, il est essentiel de prendre conscience de l’envergure de l’armée et des services de sécurité américains, de leur composition, et de la façon dont l’appartenance religieuse est gérée au sein des organisations militaires.

Le personnel militaire regroupe plus d’un million d’individus répartis au sein de l’armée de terre, des forces navales, de l’armée de l’air, du corps des marines, des garde-côtes, des forces spatiales, de la garde nationale et des réservistes. Ce nombre doit être multiplié par deux si l’on intègre les individus qui ne dépendent pas des institutions fédérales et qui travaillent au sein de services en charge de la sécurité et/ou de l’application des lois (ceux qui portent un uniforme et une arme)3. Les questions sécuritaires ne dépendent pas en effet du seul département de la Défense, mais aussi d’autres organisations en charge de l’application des lois fédérales, de l’application des lois des États et des autorités locales, de groupes privés en charge de questions sécuritaires et d’entreprises militaires privées. Les organismes chargés de l’application des lois fédérales peuvent être liés à d’autres ministères, comme le département de l’Agriculture, celui de la Sécurité intérieure, du Trésor, de la Justice. En outre, il existe des centaines d’organisations en charge de la sécurité et qui disposent de droits d’intervention dans les écoles publiques, le transport, les universités, les villes et entreprises. Ces chiffres n’incluent pas les forces de sécurité privées, qui veillent à la sûreté des individus tout comme à celle des systèmes informatiques. Le nombre particulièrement élevé de personnes en charge de la sécurité s’explique par la taille du pays, la complexité qui naît de sa diversité, de son économie considérable, des nouvelles technologies.

Les militaires qui relèvent du département de la Défense sont des volontaires. Le dernier appel sous les drapeaux date de 1973, même si tous les hommes de plus de 18 ans doivent s’inscrire auprès du Selective Service System4, qui gère désormais les recrutements. Le profil des personnes passant l’examen d’admissibilité militaire5 reflète celui de la société civile. Cela se perçoit particulièrement par la présence de recrues issues de groupes minoritaires, de femmes, de populations urbaine/rurale et des diverses régions du pays.

Les informations propres à la religion (nombre de croyants, force des croyances, affiliations, pratiques), sont difficiles à obtenir. Les recherches sur les religions menées au sein du département de la Défense ou au sein d’autres organisations en charge de sécurité se font par l’intermédiaire de commissions, rapports, programmes relatifs aux questions de diversité, par des organisations externes qui n’ont pas accès aux données du département de la Défense. Cela signifie qu’il n’existe pas de données fiables sur la religion au sein de l’armée. En 2021, un article publié dans Parameters, un journal du US Army War College, cita même une étude du Pew Forum qui reconnaissait ne s’appuyer que sur un petit échantillon de données collectées de façon indépendante6.

Le département de la Défense et la religion

Le département de la Défense fonctionne sous l’autorité : du Président, du Conseil de sécurité national et du secrétaire à la défense. Les actions prises par le département de la Défense sont soumises à l’équilibre des pouvoirs. Le pouvoir judiciaire et le pouvoir législatif exercent une influence considérable sur celui-ci. Les politiques du département, notamment celles relatives aux religions et aux pratiques religieuses, dépendent de toutes ces autorités.

Deux des plus récentes et probablement des plus significatives réglementations du département de la Défense relatives aux religions sont le Religious Discrimination and Accomodation in the Federal Workplace as part of the Civil Rights act de 1964 et l’instruction de 2009, Religious Liberty in the Military Service7. La première prévoit le principe de non-discrimination et la seconde affirme que les croyances et pratiques individuelles doivent être raisonnablement prises en compte tant qu’elles n’interfèrent pas avec la « préparation militaire, la cohésion des unités, l’ordre et la discipline, la santé et la sécurité, et les missions en cours ».

L’envergure de l’armée américaine suppose un éventail d’accommodements et de mesures de tolérance envers les pratiques religieuses, telles que la prière musulmane, les rituels des bougies pour les rites paganistes, les exceptions vestimentaires pour les Mormons ou les Juifs, les restrictions alimentaires, le contenu de certaines prières lors de cérémonies officielles, etc. Parmi les défis les plus récents à s’être présentés figurent (sans s’y limiter) : la question des interdits alimentaires, des couvre-chefs dont le port est difficilement conciliable avec celui de tenues de protection comme les casques, les temps et lieux de culte, le port de l’uniforme américain en public lors de rassemblements politiques (des officiers laissant apparaître leur appartenance ou préférences religieuses exercent ainsi une influence indue), l’enseignement de la théorie de la guerre juste en tant que théorie chrétienne, des tatouages ou marques corporelles spécifiques, des styles ou longueurs capillaires, le port de barbes, la liste est sans fin. La participation à des événements religieux n’est pas obligatoire, mais nombre de cérémonies ont une symbolique religieuse – les funérailles par exemple. La plupart des conflits sont résolus selon le principe que « la conciliation est préférable » dans la mesure où cela n’entre pas en contradiction avec le droit militaire. Bien évidemment, cela implique un traitement au cas par cas – notons que le Commandant a le plus souvent le dernier mot.

La religion et l’aumônerie militaire américaine

La création de l’aumônerie militaire américaine date de la guerre d’indépendance et il est intéressant de noter que la marine comme l’armée de terre revendiquent le premier aumônier militaire8. Inutile de dire que l’aumônerie militaire a changé, s’est développée, étendue et réduite au cours de l’histoire des États-Unis9. Actuellement, il y a environ 2500 aumôniers – pour près de 2 millions de militaires. Il semble que l’aumônerie représente ou symbolise le principal conflit évoqué en début d’article : comment une organisation religieuse peut-elle être soutenue par un gouvernement « séculier » ? La réponse est complexe.

Il existe deux analyses contradictoires : celle qui vise à protéger l’Etat des religions et celle qui vise à protéger les religions de l’influence étatique. Les militaires ajoutent cependant un troisième argument10 : comment concilier les croyances et pratiques religieuses des troupes sans porter atteinte aux impératifs militaires ? Une nouvelle fois, tout comme dans le cadre des débats relatifs aux civils, les deux principaux arguments avancés reflètent les principes de l’établissement et de la libre expression présents dans le premier amendement de la Constitution. En lien avec la clause du non-établissement, les discussions les plus complexes portent sur le fait que la religion, telle qu’elle existe au sein de l’aumônerie, sanctifie la guerre, le meurtre et les activités militaires en amenant implicitement Dieu sur le champ de bataille. En outre, figure l’argument selon lequel les combattants sont plus efficaces s’ils croient que Dieu les soutient, qu’ils luttent pour une « guerre juste » et que le droit de la guerre est éthiquement, moralement et spirituellement respecté.

Autre question : est-il possible que le département de la Défense instrumentalise ou utilise, même involontairement, les aumôniers pour soutenir le combat armé ? L’aumônerie par sa seule présence peut symboliser celle de Dieu dans un conflit, peut soutenir l’idée d’une « santé spirituelle » des soldats. Ces questions ont pu être soulevées lors des guerres en Irak et en Afghanistan11. La question a par la suite évolué : un aumônier devrait-il simplement veiller à la santé spirituelle des combattants par un accompagnement pastoral ou devrait-il voir son rôle élargi à l’explication du contexte guerrier, si et quand un conflit implique des enjeux religieux ? Cela a été farouchement contesté par l’aumônerie et le département de la Défense lors des guerres d’Irak et d’Afghanistan. Non seulement la légitimité des conseils dispensés au Commandant a été mise en cause, mais également le fait de savoir si les aumôniers étaient suffisamment formés pour cela. Certains disposaient des compétences requises pour ce rôle de conseiller, d’autres non. L’école de l’aumônerie de l’armée de terre a rapidement instauré une série de cours destinés à traiter de ces problématiques, mais les autres écoles restèrent plus réticentes. En 2018, l’aumônier des chefs d’État-major a révisé le guide militaire portant sur « les affaires religieuses durant les opérations conjointes » qui structure le rôle de l’aumônerie dans les environnements opérationnels. Il clarifie ce qu’un aumônier peut et ne peut pas faire lors d’opérations militaires12.

Au regard de l’argument du libre exercice, les partisans soutiennent que l’aumônerie permet la pratique individuelle de la foi, de même qu’un modèle d’inclusion et de pluralisme. L’aumônerie soutient par définition la clause du libre exercice mais maintient un profil de non-établissement en intégrant toutes les traditions religieuses.

Le rôle d’un aumônier militaire américain

Les aumôniers militaires américains sont issus du « clergé » – prêtres, pasteurs, rabbins, imams ou autres ministres du culte ; ils sont recommandés aux divers services militaires par leur hiérarchie et servent en tant qu’officiers militaires. Ils sont soumis aux mêmes exigences de service que les autres officiers, selon leur âge, leur formation, leur condition physique. En outre, ils doivent disposer des qualifications requises par leur service. Ils intègrent le rang des officiers en tant que capitaines, mais dès lors que la plupart d’entre eux n’ont pas réalisé de service militaire préalablement, ils doivent intégrer l’une des trois écoles d’aumônerie militaire avant de pouvoir entrer dans l’armée.

Les 2 900 aumôniers militaires déployés aux États-Unis et à l’étranger se caractérisent par leur grande diversité, ce qui constitue un défi en termes de cohérence et de performance. 2 900 aumôniers sur 1,3 millions de soldats actifs est un chiffre relativement faible. Mais si l’on considère qu’ils représentent 221 religions reconnues, il paraît difficile d’imaginer que les aumôniers disposent d’une quelconque influence. Pourtant c’est le cas. Non seulement, ils ont un pouvoir symbolique, mais ils représentent des organisations religieuses, célèbrent des mariages et des funérailles, prononcent des prières lors d’événements officiels, accompagnent les personnes souffrant de stress post-traumatique, etc.

Les aumôneries doivent assurer le libre exercice de la religion grâce à un personnel qui leur est assigné, les aumôniers et les « spécialistes des affaires religieuses » (contrairement à leur appellation ces religious affairs specialists (USArmy) ou Religious program specialists (USNavy) anciennement appelés chaplain assistants n’ont pas de compétence particulière en matière religieuse, ils sont des sous-officiers chargés d’assurer la protection d’aumôniers qui ne sont pas autorisés à porter une arme). Selon un document de doctrine de 201213, les trois principales responsabilités des aumôniers sont de nourrir (spirituellement) les vivants, de prendre soin des blessés et d’honorer les morts. Ce qui suit est simplement un bref résumé de certaines de leurs fonctions. Les aumôniers militaires portent l’uniforme et leur insigne religieux sur celui-ci ; ils fournissent leurs services pour les mariages, funérailles, dispensent des conseils pastoraux, se rendent auprès des militaires où qu’ils soient, au combat, en cellule, à l’école ; servent à l’hôpital et soignent les blessés, apportent une expertise sur les questions éthiques, conseillent le commandement sur les enjeux liés au religieux, apportent leur concours pour les contacts noués avec les leaders religieux locaux dans les zones de conflit, etc.

L’aumônerie militaire ne possède pas les lieux de culte d’une base, dans la mesure où ils relèvent de la responsabilité du commandant de celle-ci. D’autres organismes religieux installent des équipements à proximité de ces bases afin d’encourager et de faciliter leur fréquentation par des membres de l’armée. Cela comprend non seulement les organismes reconnus mais également des ONG qui aident des populations spécifiques, telles que les blessés, les militaires avec des troubles de stress post-traumatique, des organisations de facilitation de carrière ou de reconversion, des sociétés et des groupes de soutien familial.

L’affiliation religieuse des aumôniers doit refléter celle de la population. Le nombre d’adhérents ou de pratiquants de n’importe quelle religion au sein de l’armée, tout comme au sein de la population, n’est pas connu et ne peut l’être14. C’est contre la loi et la pratique de demander aux militaires leur appartenance religieuse, sauf concernant leur « plaque d’identité militaire », par exemple lors de rites funéraires.

De récentes estimations suggèrent que la foi des fidèles, à la fois au sein du département de la Défense et au sein de l’aumônerie reflète le principe du trois tiers, c’est- à-dire un tiers de protestant, un tiers de catholiques et un tiers « d’autres », et c’est sur cette estimation que le recrutement des aumôniers est fondé. C’est une vision simplificatrice mais cela permet de remettre en cause l’idée selon laquelle les « fondamentalistes » sont sur-représentés, simplement parce qu’ils tendent à être un peu plus « bruyants ».

Changements, défis, critiques et préoccupations

L’armée américaine doit faire face à de nombreux défis : (1) le néo-nationalisme, (2) la question des minorités et (3) l’état de stress post-traumatique (ESPT). Certains reflètent la nature belliqueuse du métier des armes, d’autres traduisent une exigence de législation et une demande de la population.

Néo-nationalisme : le patriotisme (amour et loyauté envers son pays comme cela peut être valorisé dans certaines religions ou courants religieux et dans le domaine militaire) a évolué vers un néo-nationalisme synonyme de mouvement d’exclusion ou de division interne. Il est devenu un programme d’action qui revêt des aspects révolutionnaires – fait rare auparavant, si ce n’est inédit au sein des cercles militaires américains. Le néo-nationalisme, terme générique dans le langage populaire pour l’ultra-patriotisme, peut ou non mener à des situations de violence. Il semble systématiquement intégrer une religion ou un argument lié au divin dans sa rhétorique et son symbolisme.

Rien n’indique que le nombre d’ultras ou de néo-nationalistes au sein des personnel du département de la Défense est supérieur à celui au sein de la société civile. Encore une fois, le profil des individus travaillant au sein de l’institution de défense tend à refléter celui de la société civile. Les vétérans sont un cas à part. L’on s’accorde pour considérer qu’après chaque guerre, certains vétérans rentrent frustrés, en colère, agressifs et cherchent des ennemis à l’intérieur comme à l’extérieur (cela ne concerne pas l’ensemble des vétérans, seulement certains d’entre eux). En attesterait par exemple leur surreprésentation au sein des émeutiers responsables de l’assaut du Capitole, le 6 janvier 2021. Les recherches sur ce point n’ont pas été menées ou sont peu concluantes15.

Le point de repère de nombreux néo-nationalistes est le serment d’allégeance militaire qui précise « défendre la Constitution contre tous les ennemis, à l’extérieur comme à l’intérieur ». Jusqu’à récemment, il était considéré que la défense à l’extérieur relevait de l’armée américaine, et que la sécurité intérieure devait être confiée à des organisations civiles. Le fondement juridique de cette répartition est supposé se trouver dans les lois post-guerre civile, regroupées dans le Posse Comitatus Act de 187816 , qui sanctionna la mauvaise utilisation de la justice militaire dans des domaines civils. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une loi en tant que telle, c’est une pratique qui fut suivie assez rigoureusement jusqu’aux années 1980.

En raison de l’évolution vers un environnement plus global, certains groupes ont commencé à percevoir une « menace intérieure » et l’ont désignée comme étant le gouvernement fédéral américain, des étrangers, des immigrants, des membres d’un parti politique. S’il soit presque certain que des milices d’extrême droite comme Oathkeepers ou les Proud Boy recrutent au sein des armées, l’institution militaire prend des mesures pour renforcer l’allégeance à la Constitution et pour enseigner ou ré-enseigner le principe démocratique de séparation des pouvoirs. Tant l’armée de terre, la marine, les troupes de marines ont révisé le serment d’allégeance et rappelé les différentes sanctions pénales encourues. Des mesures spéciales ont pu inclure le déplacement d’individus en dehors de certaines unités ou même bases militaires.

Cela signifie également que le recrutement implique souvent la sélection d’individus avec des marques corporelles spécifiques (tatouages) ou avec un passé de violence urbaine. Des rappels vigoureux et fermes de la signification de l’uniforme sont réalisés.

La question des minorités : le département de la Défense américain n’aime pas la notion de « minorité ». Officiellement, au moins, tous les individus peuvent et doivent être traités de façon égalitaire, sur la base du mérite. Assurer l’équité et la justice n’en demeure pas moins un enjeu pour tous les membres en uniforme, sans discrimination fondée sur la race, la religion ou le genre. Qu’il s’agisse de lois héritées du passé, telles celles qui, à une époque, écartait les femmes des zones de combat, ou de défis plus récents, tels que le changement de noms de bases de l’armée de terre baptisés de généraux de la guerre de Sécession (Fort Bragg, Fort Benning), la discussion est en cours.

Troubles de stress post-traumatique : ils sont généralement traités par des réponses non-religieuses au sein du département de la Défense et des unités spéciales telles que les Wounded Warrior Batallions. Le débriefing qui suit le service actif pour les réservistes ou le retour au statut civil inclut toujours des questions qui tentent de détecter si un individu peut ou non présenter des troubles liés à un syndrome de stress post-traumatique. Il est facile de tricher dans les réponses aux questionnaires, et le conseil généralement non sollicité est « répondez aux questions, de sorte que si vous avez un trouble par la suite, vous pourrez demander un soutien »17 . L’aide institutionnelle non-religieuse, séculière, pour ces troubles est disponible ; particulièrement pour les cas les plus sévères et les militaires isolés, l’administration des vétérans dispose d’un programme permanent. L’efficacité de la religion pour accompagner des traumatismes suscités par la guerre est une problématique extérieure à la base. La plupart des aumôniers ne sont pas formés pour identifier ou aider des victimes de stress post-traumatiques et bien que des efforts aient été faits sur ce point, les résultats ne sont pas quantifiables. Des milliers de groupes constitués de personnes souffrant de symptômes de stress post-traumatique et extérieurs au département de la Défense se sont formés, certains peuvent être liés à une Église ou à un groupe religieux. Peu ou aucune de ces organisations, incluant celles gérées par des militaires, disposent des qualifications pour proposer autre chose qu’un accompagnement compassionnel.

Conclusion

L’appareil militaire et de sécurité américain reflète la population civile des États-Unis. Le département de la Défense diffère d’autres administrations fédérales dans la façon dont il gère les différents enjeux qui se présentent, dans la mesure où il est contraint par des considérations propres et ses missions.

Pour répondre aux questions soulevées en introduction : les États-Unis ont un gouvernement séculier avec une population majoritairement croyante. Le premier amendement protège le libre exercice et la libre expression des religions. L’armée américaine reflète la population civile dans la diversité de ses croyances et convictions, mais les exigences des missions militaires et la singularité du métier des armes influent sur la manière d’aborder cette question. L’aumônerie militaire américaine est au cœur de cette spécificité et au premier rang « pour faire face aux complexités d'un monde dans lequel la religion joue un rôle critique de plus en plus important dans les opérations militaires18 ».

  • 1. Leonard Levy, The Establishment Clause: Religion and the First Amendment, New York, Macmillan, 1986.
  • 2. Les théories complotistes affirmant que l’armée de terre ou l’aviation sont dominées par un groupe religieux n’ont aucun fondement statistique
  • 3. L’armée américaine comprend : 480 893 soldats pour l’armée régulière, 336 129 soldats pour les gardes nationaux (Army national Guard), 188 703 réservistes. L’ensemble regroupe 1 005 725 soldats. Source : Statista (https://www.statista.com)
  • 4. Système de sélection pour le service militaire (n.d.l.t.)
  • 5. Il s’agit du Armed Services Vocational Aptitude Battery (ASVAB) (n.d.l.t)
  • 6. Military Leadership Diversity Commission, “Religious Diversity in the U.S. Military. Arlington”, Military Leadership Diversity Commission, Issue Paper no. 22, Version 2, 2010.
  • 7. Instruction 1300 : 17.
  • 8. La création de l’aumônerie de l’armée de terre date officiellement de juillet 1775 et celle de la Marine d’août 1775 ; mais la querelle se poursuit.
  • 9. William E. Jr., Answering the Call: The Story of the U.S. Military Chaplaincy from the Revolution through the Civil War, Boca Raton, FL, Universal-Publishers, 1999.
  • 10. Pauletta Otis, Pauletta. “The US Military Chaplaincy: Ministry of Presence and Practice,” Religion and Security, Routledge Press, 2009.
  • 11. John D. Carlson, “Winning Souls and Minds: The Military's Religion Problem and the Global War on Terror,” Journal of Military Ethics, Vol. 7, No. 2, 2008, p. 85-101.
  • 12. Il a revu le guide « Religious Affairs in Joint Operations » qui datait de 2013. revised the 2013 publication JP 105 “Religious Affairs in Joint Operations” that formalized the Chaplaincy’s role in joint operational environments”. 
  • 13. Headquarters, Department of the Army, “Religious Support”, Oct. 2012, 1-4 ; https://irp.fas.org/doddir/army/fm1-05.pdf
  • 14. Des statistiques relatives à l’appartenance confessionnelle des militaires peuvent être trouvées dans l’Active Duty Personnal Inventory File (département de la Défense). Mais elles ne sont que l’expression de ce que les recrues ont elles-mêmes déclaré lors de leur entrée dans l’armée.
  • 15. Matthew Valasek and Shannon E. Reid, “The Alt-Right Movement and National Security”, Parameters, n°3, vol.51), 2021, p. 8-25.
  • 16. Le Posse Comitatus Act est une loi fédérale (18 U.S.C. § 1385, original at 20 Stat. 152) signée le 18 juin 1878 par le président Rutherford B. Hayes.
  • 17. Patrick S. Calhoun et al. “Clinical utility of the Primary Care - PTSD Screen among U.S. Veterans who served since September 11, 2001”, Psychiatry Research, N°2, vol. 178, p 330-335.
  • 18. Headquarters, Department of the Army, “Religious Support”, Oct. 2012, iv ; https://irp.fas.org/doddir/army/fm1-05.pdf
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