Les rivalités entre milices islamiques au cœur des élections présidentielles en Indonésie

Auteur(s): 

Gabriel Facal – chercheur associé au Centre Asie du Sud-Est (CASE), Ehess

Date de publication: 
Octobre 2018
Illustration

A l’approche des élections présidentielles et législatives indonésiennes qui auront lieu en avril 2019, les candidats en lice ont désigné leurs colistiers. Les deux tickets principaux opposeront le tandem Joko Widodo (le Président sortant) – Ma’ruf Amin, et Prabowo Subianto-Sandiaga Uno. En arrière-plan, cette configuration électorale est marquée par une concurrence intense entre milices islamiques, lesquelles contribuent à infléchir significativement les stratégies électorales des prétendants1. Dans ce contexte, une crispation – au moins préélectorale – des positions idéologiques respectives de ces milices semble inéluctable. Entre islam nationaliste progouvernemental, islamismes combinant des ambitions locales avec des rhétoriques panislamiques, et islamisme anti-gouvernemental, les différentes rivalités et porosités entre les milices musulmanes sont en passe d’être puissamment catalysées.

Ces antagonismes s’expriment dans le cadre d’un échiquier politique sous-tendu par des relations informelles de pouvoir2. Dans cette configuration, des rapports hautement personnalisés impliquent les fonctionnaires des gouvernements et ceux de l’administration, les membres des différents corps de l’armée, des groupes de lobbying, des organisations semi-institutionnelles exerçant un ensemble d’actions coercitives (les Organisations communautaires, Ormas) et des acteurs religieux, au premier plan desquels plusieurs organisations islamiques. Le pays compte notamment deux organisations musulmanes figurant parmi les plus grandes au monde, la traditionnaliste Nahdlatul Ulama et la réformiste Muhammadiyah, revendiquant chacune des dizaines de millions de membres et sympathisants. Principales porte-paroles du discours des gouvernements successifs sur l’islam3, ces organisations sont partie prenante d’enjeux politiques surplombants.

Cette dimension politique se donne particulièrement à voir à travers les activités et revendications des milices de ces deux groupes. Le pays en compte plusieurs centaines, lesquelles sont constituées par des formations aux structures très diverses, allant de mouvements opportunistes auto-déclarés au gré de l’agenda politique à des organisations profondément ancrées dans l’histoire politique du pays, en passant par des formations labiles aux idéologies et aux modes d’action composites. Les récentes manifestations qui ont eu lieu à Jakarta en 2016-2017 visant à condamner le gouverneur de Jakarta pour une déclaration jugée blasphématoire4, leurs avatars régionaux, ainsi que les campagnes de communication orchestrées dans la presse et les réseaux sociaux, ont montré au grand jour la dimension activiste de ces milices, leur capacité de mobilisation de l’opinion publique et leur pouvoir d’influence sur les décisions judiciaro-politiques.

En effet, les groupes miliciens constituent des interfaces entre le gouvernement et la population indonésienne : ils rassemblent des centaines de milliers de citoyens et sont au cœur de réseaux clientélaires transversaux à toute la société indonésienne. La genèse des organisations miliciennes5 – qu’elles soient d’orientations régionalistes, nationalistes, ou islamistes – fait ressortir leur qualité d’auxiliaires de l’armée au sortir de l’indépendance du pays en 1945, leur rôle unificateur des forces indépendantistes dans la période dite de Révolution en 1945-1949, ainsi que leur poids sociopolitique pendant plusieurs périodes charnières de la construction nationale. Elles ont été particulièrement actives au moment de la prise de pouvoir du général Suharto en 1965-1966 en prenant part aux rafles anti-communistes, puis durant la transition politique marquée par la chute du régime autoritaire, en 1998. Les milices islamiques, étouffées par les programmes d’encadrement du régime durant des décennies, sont réapparues sur le devant de la scène au début des années 2000, notamment dans le cadre de plusieurs luttes séparatistes et conflits ethno-religieux en divers points de l’archipel indonésien (Aceh, Sulawesi, Moluques, Papouasie).

Partant, les milices ont des ambitions très hétérogènes, mais on peut toutefois caractériser les plus importantes (en considération de leur nombre de membres et de leur capacité à subsister à travers l’histoire) d’entre elles par leurs appartenances à des réseaux rendus solidaires par des arrangements informels. Parmi les cas les plus médiatisés, celui du Front des défenseurs de l’islam (FPI), qui au cours des deux dernières décennies a mobilisé une grande palette de patronages, auprès d’officiers de l’armée, de hauts membres de la police et d’acteurs politiques de premier plan. Principal coordinateur des actions de masse qui ont conduit à l’emprisonnement de l’ancien gouverneur de Jakarta en 2017, événement qui pour de nombreux observateurs constitue une première étape de disqualification du Président6, ses dirigeants exercent également des pressions sur les organisations islamiques alliées au gouvernement. Ainsi de l’organisation traditionnaliste Nahdlatul Ulama (NU), contre laquelle le FPI a chapeauté la création du NU-Garis Lurus, une organisation non reconnue par le NU et qui vise à le concurrencer sur la base d’une surenchère en termes d’orthodoxie et d’authenticité islamiques. Les actions du FPI favorisent différents acteurs de l’opposition liés aux réseaux sociopolitiques patronnés par l’ancien Président, Susilo Bambang Yudhoyono (2004-2014), et ceux du principal rival du Président actuel, l’ex-général Prabowo Subianto.

Ces réseaux ont une structure « en mille-feuilles » et sont formés par des groupes aux intérêts politico-économiques situés aux frontières, voire à la marge de la légalité. Leur configuration et leur plasticité apparaissent clairement lorsqu’on combine l’examen des processus institutionnels et la recherche ethnographique sur les groupes intermédiaires entre la société et l’Etat, notamment les organisations d’arts martiaux7. À titre d’exemple, la Fédération nationale d’arts martiaux (IPSI), dirigée par P. Subianto, constitue un levier opératoire aussi bien pour mener des actions de lobbying et de mobilisation électorale, que pour exécuter des démonstrations de force dans la rue. Le Président Widodo a également mobilisé ce type de support, par exemple via la récupération à son profit de la Garde nationale pour le peuple (« Garda Nasional untuk Rakyat », GNR)8. L’équipe de soutien au Président s’est également rapprochée de la milice nationaliste des Jeunes du Pancasila (« Pemuda Pancasila »), auparavant patronnée par P. Subianto – celui-ci étant désormais représenté par la milice de la Garde rouge et blancheGarda Merah Putih »). Quant au futur colistier du Président Widodo, M. Amin, il jouit – en tant que leader suprême [Rais Aam Syuriah] de la Nahdlatul Ulama – d’une capacité de mobilisation des milices du Front multi tâches de l’AnsorBarisan Ansor Serba Guna », Banser), de la Garde de la patrie Garda Bangsa »)9, et de la Patriot Garuda Nusantara, laquelle bénéficie de patronages au sein de l’armée.

Au regard des sondages de septembre 2018 prédisant des scores largement déséquilibrés pour les deux principaux candidats en course à la présidentielle, 57,7 % pour Widodo-Amin contre 32,3 % pour Subianto-Uno10, le recours politique aux milices islamiques est plus que jamais d’actualité. Elles s’affronteront en outre au cœur d’une arène militante partagée par d’autres milices et groupes de lobbying, lesquels manipulent aussi bien des registres nationalistes séculiers, que des idiomes régionalistes et autres ressources narratives identitaires.

  • 1. Allan Nairn, 19 avril 2017, « Trump’s Indonesian Allies In Bed With ISIS-Backed Militia Seeking to Oust Elected President », The Intercept.
  • 2. Gerry van Klinken, Henk Schulte Nordholt (dir.), Renegotiating boundaries : local politics in post-Suharto Indonesia, Leyde, Brill, 2007.
  • 3. Delphine Allès, Transnational Islamic Actors and Indonesia's Foreign Policy : Transcending the State, Londres, Routledge, 2015.
  • 4. The Guardian, 9 mai 2017, « Jakarta governor Ahok sentenced to two years in prison for blasphemy ».
  • 5. Romain Bertrand, « L’armée indonésienne, une firme privée », Le Monde diplomatique, octobre 1999, p. 23.
  • 6. Institute for Policy Analysis of Conflict, “After Ahok : The Islamist agenda in Indonesia”, Report n°44, 6 avril 2018, p. 2.
  • 7. Gabriel Facal, « Continuités et transitions de la Reformasi indonésienne. L’actualité politique de Banten après les élections provinciales de 2017 », Revue Archipel, n° 93, mai 2017, pp. 133-150.
  • 8. Cette organisation avait auparavant soutenu le général Gatot Nurmantyo (chef des armées jusqu’à décembre 2017), alors nommée « Relawan Gatot Nurmantyo untuk Rakyat ».
  • 9. Affiliée au parti PKB et qui fut l’un des principaux soutiens, en son temps, du Président Abdurrahman Wahid (1999-2001).
  • 10. [URL : https://www.liputan6.com/pilpres/read/3653892/kalah-di-survei-gerindra-tetap-optimistis-prabowo-sandi-menang-pilpres-2019].
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