Le retour des combattants étrangers nord-caucasiens : une menace à la sécurité de la Russie ?

Auteur(s): 

Jean-François Ratelle, université d’Ottawa (Canada)

Date de publication: 
Octobre 2017

Depuis 2012, entre 4 000 et 5 000 citoyens russes ont gagné la Syrie ou l’Irak pour rejoindre les rangs des différentes factions jihadistes incluant plus de 1 000 Daghestanais et Tchétchènes1. Ce nombre fait de la Fédération de Russie le principal exportateur de combattants étrangers dans le conflit, dépassant même, en cela, des pays comme l’Arabie Saoudite, la Turquie et la Jordanie. À ce nombre, il convient également d’ajouter la grande majorité des combattants originaires d’Asie centrale, mais recrutés dans les centres urbains de la Fédération.

 Avec la chute de Raqqa et la défaite imminente de l’État islamique, la Russie est désormais confrontée à la menace du retour de ces combattants étrangers. Selon le plus récent rapport du Soufan Group, environ 400 combattants sont déjà revenus en Russie dont plusieurs ont rejoint les rangs de l’Etat islamique (EI) en Russie pour combattre les forces russes au Daghestan et en Kabardino-Balkarie2. De plus, ces mêmes combattants sont à l’origine d’un nombre croissant d’attaques terroristes commises sur le territoire russe, mais supervisées de l’étranger grâce à l’utilisation de moyens de communication cryptés; par exemple, l’attaque dans le métro de Saint-Pétersbourg au printemps 2017.

Pour mieux comprendre cette menace ainsi que les motivations des combattants étrangers russophones, nous centrerons notre analyse sur le cas du Caucase du Nord en nous focalisant sur les républiques du Daghestan et de Tchétchénie. Nous nous attacherons principalement à répondre à deux questions. Comment expliquer l’attrait de l’EI auprès des Daghestanais et des Tchétchènes ? Quel est le niveau de la menace terroriste lié au retour de ces combattants en Russie ainsi qu’à leurs activités de recrutement et de radicalisation en ligne ?

Combattants étrangers russophones : motivations et parcours

Pour comprendre l’attrait de l’EI dans le Caucase du Nord, il est central de retourner aux causes de la rébellion islamique dans la région. Cette dernière prend racine dans les dynamiques des deux guerres de Tchétchénie (1994-1996, 1999-2009), ainsi que dans le débordement des activités violentes des insurgés tchétchènes aux régions avoisinantes notamment au Daghestan, à l’Ingouchie et à la Kabardino-Balkarie. Mettant à profit les problèmes sociopolitiques régionaux, notamment la corruption et les problèmes de gouvernance, ainsi que la brutalité de la répression à l’encontre des musulmans fondamentalistes3, les combattants tchétchènes ont développé des réseaux militants dans chacune des républiques de la région. Ces griefs ont produit un terreau fertile pour la propagation de la rébellion et l’islamisation des revendications politiques des différents groupes.

Ce processus a mené à la création de l’Emirat du Caucase en 2007 qui avait pour objectif d’établir d’un émirat islamique sur la partie méridionale de la Fédération de Russie couvrant notamment le Caucase du Nord. Le groupe a revendiqué les principaux attentats terroristes de la fin des années 2000 en Russie, notamment ceux du métro de Moscou en 2010 et de l’aéroport Domodedovo en 2011. Les activités du groupe insurgé ont commencé a décliné à partir de 2013, lorsque le gouvernement russe à lancer un programme de contre-insurrection régionale en prévision des Jeux olympiques d’hiver de Sotchi. L’élimination de la grande majorité des dirigeants de l’Emirat du Caucase a forcé ses partisans et plusieurs militants à trouver refuge en Turquie, et subséquemment en Syrie et Irak. Ces combattants aguerris voyaient dans la Syrie l’occasion de rebâtir les fondations de la rébellion et de créer des liens tangibles avec des groupes jihadistes comme al-Qaïda dans l’optique de revenir en Russie pour combattre le régime de Vladimir Poutine. 

Après cette première vague de combattants étrangers en provenance de Russie, une seconde vague de citoyens russes majoritairement originaires du Caucase du Nord a rejoint les rangs de l’EI suite aux succès militaires de l’organisation en Irak et en Syrie, et à la proclamation du Califat en juin 20144. Dans un contexte de répression constante à l’encontre du salafisme au Daghestan et en Tchétchénie, plusieurs musulmans fondamentalistes du Caucase du Nord ont décidé d’immigrer vers la Syrie et l’Irak. En effet, le profilage religieux effectué par les forces de sécurité dans ces républiques, la fermeture de plusieurs mosquées et l’arrestation d’imams jugés extrémistes ainsi que de la création de listes d’extrémistes considérés comme persona non grata en Russie ont produit une série de griefs politiques et religieux à l’encontre des gouvernements républicains dans le Caucase du Nord. À ces griefs s’ajoute un sentiment d’exclusion et d’aliénation sociétale provenant d’une tension entre athéisme et islam fondamentaliste dans plusieurs villes et villages du Daghestan et de Tchétchénie. Plusieurs jeunes musulmans soulignent que cet élément a joué un rôle prépondérant dans leur décision de quitter leur famille pour rejoindre l’EI.

C’est dans ce contexte que le projet de l’EI et son appel aux musulmans du monde entier ont représenté un terreau idéologique fertile pour plusieurs salafistes originaires du Caucase du Nord. La propagande de l’EI, focalisée sur une vision utopique de l’imposition de la sharia et d’un gouvernement islamique, est entrée en résonance avec la persécution des musulmans de Russie notamment les Daghestanais et les Tchétchènes. Au cours de plusieurs entretiens réalisés avec des familles de combattants étrangers daghestanais en 2016, les discussions portant sur les causes de cette radicalisation font constamment référence au devoir religieux. Ce n’est pas l’engagement violent lié au Califat qui attirait la plupart des individus, mais l’espoir de fuir la Russie et de pouvoir vivre sous les principes de la sharia. En effet, selon ces proches mêmes, les combattants avaient toujours refusé de se joindre au jihad dirigé contre les forces russes dans le Caucase du Nord, mais l’hijra, l’Hégire ou exil, vers la Syrie était perçue comme une obligation religieuse.

À cette époque, le gouvernement russe et son service fédéral de sécurité (FSB) ont choisi de faciliter le départ des islamistes vers la Syrie en leur fournissant des passeports tout en simplifiant leur transit vers la Turquie5. La Russie souhaitait ainsi sécuriser la tenue des Jeux olympiques de Sotchi tout en espérant que ces extrémistes décident de ne jamais rentrer au pays. Bien que cette stratégie ait donné d’excellents résultats en détruisant le soutien à l’Émirat caucasien, Moscou a fortement contribué au développement du plus important contingent de combattants étrangers en Syrie et Irak. Depuis ce temps, Moscou a reconnu le danger de leur éventuel retour ainsi que leur rôle en tant qu’agent de radicalisation en ligne.

Retour des combattants étrangers et métamorphose de la menace terroriste

La Russie est maintenant confrontée au problème grandissant de ces ressortissants « terroristes » à l’étranger. Depuis son intervention militaire en Syrie pour soutenir le régime de Bashar al-Assad, tant l’EI que l’autre groupe jihadiste Hayat Tahrir al-Cham ont annoncé leur intention de s’attaquer aux intérêts russes au Moyen-Orient et en Russie. L’attentat contre l’avion de ligne russe de la compagnie Métrojet au départ de la station balnéaire de Charm el-Cheikh (Egypte) souligne cette nouvelle tendance, qui place la Russie au sommet des ennemis des groupes jihadistes mondiaux. Cette menace s’accentue également avec le nombre grandissant de ressortissants russes ayant quitté l’EI et la Syrie pour poursuivre le combat en Turquie et en Eurasie (Russie, Asie centrale, Caucase). L’expérience militaire acquise par ces combattants en Syrie et en Irak, particulièrement dans la construction de bombes artisanales, ainsi que les liens développés avec le réseau jihadiste mondial font de ces derniers des menaces imminentes pour la sécurité intérieure de la Russie ainsi que pour ses intérêts à l’étranger.

Face à cette menace, le gouvernement russe favorise une approche répressive visant à éliminer la menace directement sur le territoire turc et à s’assurer du contrôle de ses frontières. Hormis quelques programmes instaurés par l’Ingouchie et d’autres républiques du Caucase du Nord, Moscou refuse systématiquement de développer des programmes pour réintégrer et réhabiliter les combattants étrangers en provenance de Syrie et d’Irak. Bien que le gouvernement tchétchène ait annoncé le rapatriement de plusieurs femmes et enfants en provenance de Syrie et d’Irak, cette forme d’amnistie ne s’applique pas aux combattants masculins qui ont quitté le territoire de ces deux pays.

En l’absence d’un programme national de réintégration en Russie, plusieurs combattants russophones demeurent liés à l’EI et à ses réseaux clandestins en Turquie. Bien souvent désillusionnés par leur expérience au sein de l’organisation terroriste, ces anciens combattants sont coincés dans l’engrenage de l’organisation et poursuivent ainsi leur trajectoire militante. Pour survivre dans cet environnement hostile, ces combattants s’engagent graduellement dans des activités criminelles permettant aux réseaux terroristes de s’implanter davantage dans le pays. Les attaques, contre l’aéroport d’Istanbul en juin 2016, et dans une discothèque stambouliote en janvier 2017, ont démontré la prépondérance des réseaux russophones souvent dirigés par des Daghestanais et des Tchétchènes. Ces derniers continuent leurs activités sur le territoire turc et profite grandement de l’intransigeance de Moscou face à ces ressortissants. 

Depuis quelques mois, le gouvernement turc a lancé plusieurs opérations antiterroristes contre les communautés russophones. Elles ont mené à la déportation de plusieurs anciens combattants de l’EI vers la Russie et d’autres pays d’Asie centrale. Comme le confirment de nombreuses entrevues avec les membres de la diaspora nord-caucasienne en Turquie, les individus déportés en lien avec l’EI disparaissent très souvent dans les arcanes du système carcéral russe6. Le manque de transparence des autorités russes dans le traitement des anciens combattants les incite à poursuivre leurs activités illicites et terroristes, mais ne favorise pas leur désengagement militant. Par conséquent, en réponse à la campagne policière turque, les combattants étrangers ont commencé à migrer vers de nouveaux sanctuaires terroristes pour éviter d’être déportés et torturés par le gouvernement russe.

L’Ukraine, base arrière des jihadistes russophones

Tandis que les Tadjiks et les Ouzbeks ont quitté le territoire turc en direction de l’Afghanistan, les Tchétchènes et les Daghestanais ont migré vers l’Ukraine et ses centres urbains (Odessa, Lvov et la banlieue de Kiev). Le choix de l’Ukraine s’avère stratégique en raison de la proximité avec la Russie, de l’usage de la langue russe et du manque de collaboration entre Kiev et Moscou, notamment en ce qui concerne les procédures d’extradition. De plus, selon plusieurs témoignages, de nombreux combattants étrangers ont obtenu de faux documents ukrainiens ou tadjiks facilitant le transit entre la Turquie et l’Ukraine7.

Les combattants étrangers utilisent l’Ukraine comme un sanctuaire terroriste en attendant le moment propice pour retourner en Russie ou en Turquie. Dans ce contexte, une transversalité de plus en plus grande se développe entre les membres de l’EI ou d’autres groupes jihadistes en exil, et les divers réseaux criminels agissant en Ukraine. Une récente attaque contre un poste-frontière entre l’Ukraine et la Russie à proximité de Koursk montre que la menace terroriste se rapproche de plus en plus du territoire russe et souligne la relative porosité de la frontière ukrainienne avec la Russie. Il ne serait pas surprenant de voir Moscou utiliser cet argument pour faire pression sur Kiev, et ainsi instrumentaliser la menace terroriste afin d’intervenir sur le territoire ukrainien. 

À l’intérieur des frontières russes, la menace terroriste est devenue plus diffuse et plus difficile à identifier pour le gouvernement russe. L’Émirat du Caucase a été remplacé par plusieurs cellules terroristes qui ont prêté allégeance à l’EI et à Abou-Bakr al-Baghdadi. Ces cellules entretiennent très souvent des liens avec des recruteurs nord-caucasiens en Syrie ou en Turquie. En décembre 2016, le gouvernement de Vladimir Poutine annonçait le démantèlement d’un réseau terroriste à Moscou directement connecté avec un émissaire de l’EI basé en Turquie. Les recruteurs utilisent des applications de communications cryptées comme Telegram Messenger ou Kik pour radicaliser et recruter des terroristes domestiques en Russie. L’usage d’internet favorise le développement horizontal des réseaux terroristes en Russie et permet d’accroître la portée des groupes jihadistes à l’ensemble du territoire russe. Depuis 2016, les arrestations de ressortissants originaires des pays d’Asie centrale et du Caucase du Nord se multiplient en Russie. Au cours des derniers mois, de nombreux attentats ont été déjoués dans les villes russes de Moscou, Saint-Pétersbourg, Oufa, Sotchi, Novossibirsk, Volgograd, Nijni Novgorod et Ekaterinbourg.

En conclusion, malgré les récents succès de l’opération antiterroriste menée dans le Caucase du Nord, Moscou fait face à une menace grandissante à ses frontières et au sein de ses communautés musulmanes. Les combattants russophones de l’EI, ainsi que d’autres factions jihadistes en Syrie, sont maintenant aptes à menacer le territoire russe et à mettre de nouveau en œuvre une structure insurrectionnelle dans le Caucase du Nord. Misant sur la décentralisation de leurs activités terroristes, les combattants étrangers ont développé une structure horizontale de résistance qui leur permettra de faire face aux forces antiterroristes du gouvernement russe. Si Moscou veut s’attaquer à ces réseaux et à leur soutien dans les diverses communautés musulmanes de la Fédération, le gouvernement devra se résoudre à réformer ses politiques répressives. Moscou devra ainsi intégrer plusieurs composantes basées sur une approche préventive de l’extrémisme violent en misant sur la bonne gouvernance et le respect des libertés religieuses des musulmans fondamentalistes de Russie.  

  • 1. Патрушев назвал число воюющих в Сирии и Ираке жителей Северного Кавказа, Lenta.ru, 19 avril 2017, URL : https://lenta.ru/news/2017/04/19/nortcaucasus/
  • 2. The Soufan Group, Beyond the Caliphate: Foreign Fighters and the Threat of Returnees, Octobre 2017, URL : http://thesoufancenter.org/wp-content/uploads/2017/11/Beyond-the-Caliphate-Foreign-Fighters-and-the-Threat-of-Returnees-TSC-Report-October-2017-v3.pdf
  • 3. Le qualificatif de « fondamentalistes » désigne principalement des salafistes, mais est conservé ici par souci de neutralité. En effet, dans le contexte russe, l'expression a évolué du wahhabisme au salafisme au cours des années 2000. Le concept de fondamentalisme évite d'entrer dans le débat sur l'étiquette utilisée par le gouvernement russe. 
  • 4. Pour lire davantage sur les différentes vagues de combattants étrangers du Caucase du Nord, prière de se référer à Jean-François Ratelle et Laurence Broers, Networked Insurgencies and Foreign Fighters in Eurasia, Routledge, London, 2017
  • 5. Voir le reportage d’enquête « Халифат ? Приманка для дураков! » publié le 29 juillet 2015 par le journal Novaya Gazeta.
  • 6. Vera Mironova, Ekaterina Sergatskova et Karam Alhamad « The Lives of Foreign Fighters Who Left ISIS: Why They Escaped and Where They Are Now,» Foreign Affairs,  27 octobre 2017, URL : https://www.foreignaffairs.com/articles/2017-10-27/lives-foreign-fighters-who-left-isis
  • 7. Ekaterina Sergatskova « How Former ‘Islamic State’ Militants Wind Up In Ukraine, » Hromadske International, 8 octobre 2017, URL : https://en.hromadske.ua/posts/how-former-islamic-state-militants-wind-up-in-ukraine
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