Le péril jihadiste à l’épreuve de l’islam sénégalais

Auteur(s): 

Observatoire africain du religieux (LASPAD-UGB)

Date de publication: 
Janvier 2017

Le Sénégal représente la porte saharienne de la pénétration islamique en Afrique noire, cette périphérie subsaharienne de l’islam ne pèse pas moins de 230 millions d’âmes et abrite un important foyer d’expansion du monde musulman.

L’islam au Sénégal : lieux et enjeux de mémoire

Le Sénégal n’a jamais été un pays d’islam particulièrement « bruyant », à l’image de ses voisins du Nigéria, du Soudan et plus récemment du Mali. Il n’en a pas moins développé une culture particulière d’islam qui lui a valu une réputation qui est allée au-delà de ses frontières. On parle alors de l’« islam à la sénégalaise », facteur de régulation sociopolitique, dont le modèle pourrait être un trait de fabrique que le Sénégal pourrait « vendre » au reste du monde à l’image de sa précoce expérience démocratique à partir des quatre communes (Saint-Louis, Gorée, Dakar, Rufisque).
Le Sénégal, avec plus de 94% de musulmans, est l’un des pays les plus islamisés d’Afrique noire. Cette forte proportion en fait un pays musulman, même si la Constitution de l’État ne fait pas de l’islam la religion de la République sénégalaise. Officiellement en effet, la République est laïque et démocratique, mais la mise à distance entre l’État et la religion que suppose la laïcité reste toujours problématique.
L’islam au Sénégal est dit confrérique du fait de la puissance des ordres confrériques qui rassemblent une part importante des musulmans du pays. À son égard, on a souvent parlé d’un « islam noir » qui serait une forme abâtardie, un syncrétisme local éloigné du « véritable islam » de son sens premier. Or, c’est un islam extraordinairement riche et composite, une véritable mosaïque où se retrouvent la plus pure orthodoxie, un mysticisme riche qui a profondément transformé la configuration religieuse et socio-politique du pays, toutes les variantes du réformisme auxquelles s’ajoutent aujourd’hui quelques particules de chiisme. La norme collective de référence reste toutefois l’islam sunnite de rite malékite et tous les analystes reconnaissent que « l’islam est parvenu à imprimer un cachet indélébile à la société sénégalaise ».
Aussi, l’islam sénégalais s’inscrit-il dans un terreau historique où les mémoires d’islam sont ancrées dans la longue durée et demeurent remémorées, sans cesse, par le biais de la tradition orale et des arts populaires, mais aussi à travers de nouveaux outils tels que l’internet et enfin à travers les engagements de militants soucieux de réécrire l’histoire de la nation moderne du Sénégal.

On peut emprunter à Jean-Louis Triaud1 les grandes séquences historiques qu’il a appelé « les temps d’accélération de l’islamisation de l’Afrique noire », pour y accrocher les points de touche du bouillonnement de ces mémoires d’islam au Sénégal. Le repérage séquentiel de Triaud peut être redistribué en trois périodes. Dans la première, d’avant la colonisation, nous aurions deux temps majeurs : « celui des empires soudanais médiévaux, entre le VIIIème et le XVIème siècle » et « celui des révolutions islamiques et des jihâd-s, endogènes (El Hadj Omar et Usman dan Fodio) ou dirigées contre des forces étrangères (Mahdi soudanais et Mad Mullah somalien), du XVIIème au XIXème siècle ». La deuxième grande période coïncide avec le temps colonial que Triaud évoque comme « celui, […] du partage colonial, qui s’accompagne, surtout en Afrique de l’Ouest, d’une progression de l’islam (utilisation des nouveaux moyens de transport, réponse à l’exode rural, réflexes identitaires face au pouvoir colonial) ». La troisième période opère dans le temps de l’indépendance nationale : « La toute dernière période d’accélération remonte au début des années 1970. Guerre de Kippour, choc pétrolier et crise de sécheresse conjuguent leurs effets pour favoriser un rétablissement de relations actives entre Afrique noire islamisée et États arabes ». Le repérage est conclu par l’auteur par une note importante sur « les effets induits de la révolution iranienne de 1979 qui, sans avoir de conséquences directes au sud du Sahara, confère à cette forme nouvelle d’islam politique une visibilité internationale et suscite une certaine fascination dans les milieux musulmans ».
Ces différentes époques ont cristallisé des pages fortes dans les mémoires et discours populaires d’islam au Sénégal. Il n’existe presque aucun chanteur qui n’ait, dans son répertoire, un titre à la gloire d’une des figures emblématiques qui accompagne ces périodes, et, particulièrement, les marabouts : personnages pivots dans l’islam sénégalais.2

Si le Sénégal peut être considéré comme la capitale mondiale du confrérisme, il le doit, en grande partie à l’action de ces marabouts qu’ils fussent guerriers ou piétistes et dont les portraits ornent les murs des espaces urbains et les poitrines de fidèles qui leur vouent parfois un véritable culte. C’est à partir de ces figures maraboutiques et des médiations qu’en offre une armada plus en plus consistante de prêcheurs que les rapports à l’Occident et à la mondialisation sont aussi pensés, tout comme le rapport à l’Orient. Les nombreuses émissions radio et télévisées sur l’’islam sont tout autant des lieux d’éducation islamique que de production de savoirs sur l’état du monde et du temps. Les attentats terroristes, tout comme les insultes faites à l’islam y sont l’objet de commentaires passionnés. Elles constituent, pour une bonne partie de la population, une manière d’apprendre à être dans sa vie quotidienne, mais aussi à penser le monde, ses crises et ses perspectives – compte non tenu de la qualité ou des orientations des officines de prêche.

La crise des encadrements qui a frappé les États africains à partir des années 80, n’a pas épargné le Sénégal. Elle n’a pas épargné, non plus, les encadrements socio-religieux. L’un dans l’autre, toutefois, les influences sociales du leadership socio-religieux de type confrérique qui nous intéresse le plus ici, se recomposent plus qu’elles ne se dissolvent. Ce leadership, à la fois, perd et gagne. La soumission du disciple qui est une part fondamentale de la relation avec le marabout est, il est vrai, devenue moins aveugle et moins parfaite, mais, en contrepartie sa figure est devenue un élément incontournable du patrimoine culturel de la nation moderne. En effet, alors même que l’on pensait que la marche de cette modernité contribuerait à privatiser son offre d’encadrement spirituel et social, la réalité maraboutique ne cesse d’être renforcée par tous les régimes politiques qui se succèdent à la tête de l’État.

Deux lignes justificatives se croisent à ce point. La première est en droite ligne des analyses du politique en Afrique dont la décade 90 a été riche. Dans celles-ci on retient les concepts d’informalisation et de retraditionnalisation3. Ces travaux ont montré comment l’État africain, à la suite des libéralisations politiques intervenues avec la chute du mur de Berlin, a fait l’objet d’une ruée de la part de multiples acteurs dont chacun a tenté d’arracher, de contrôler ou de privatiser un bout. La deuxième ligne relève de la logique de cristallisation des identités islamiques à la faveur d’une série de situations de référence comme le jihâd afghan, la question palestinienne, les années FIS en Algérie, la guerre du Kosovo, qui ont positionné ceux qui, dans les pays musulmans, se réclament des idéologies politiques de l’islam comme des acteurs, sinon incontournables, du moins qu’on ne peut plus ignorer. La combinaison de ces deux axes a sensiblement modifié les termes de l’équation islam et politique dans le Sénégal moderne et contemporain.

Les voies multiples de l’islam sénégalais : confrérisme et réformisme4

On l’a déjà laissé entendre, le poids des confréries au Sénégal, semble sans commune mesure, dans le monde musulman d’aujourd’hui, même si l’agenda sécuritaire international post 11 septembre 2001 s’est traduit par des politiques de re-vitalisation de traditions confrériques que plusieurs États avaient reléguées en arrière-plan dans les constructions de leurs discours de modernité politique et religieuse. C’est le cas de pays comme le Maroc, l’Algérie ou la Turquie.
La confrérie est un espace de liens structurés qui, géographiquement s’ancre dans un territoire qui peut être transnational ou hétérotopique, et socio-spirituellement demeure organisé autour d’une visée, de statuts, de rôles, de discours et de pratiques. Dans cet espace de liens organisés, deux acteurs majeurs sont en transaction : l’un est le maître spirituel, l’autre est la communauté des fidèles. La relation est bâtie sur un contrat oral et moral que marque un rituel précis qui varie selon les groupes en présence. Dans l’exécution du contrat, le premier, en vertu des pouvoirs mystiques que lui confèrent les disciples est censé, par une éducation spécifique et des recommandations régulières dont il possède la science, conduire ces derniers à une condition spirituelle meilleure censée les rapprocher davantage de Dieu. Les seconds, en vertu de la soumission envers le maître qu’ils s’engagent à observer, escomptent de la relation le salut, ici-bas et dans l’au-delà.

Ces confréries sont connues sous le nom de tarîqa (ou turuq au pluriel). Les maîtres y sont appelés sheykh ou serignes ou marabouts qui sont des termes qui insistent sur l’idée de grade et de statut, mais aussi de magistère, tandis que les disciples ou taalibé (taliban ailleurs, de tâlib, étudiant en arabe) sont à la fois des impétrants et des serviteurs. Dans un ordre d’échelle, les confréries peuvent épouser les contours de communautés discrètes et marginales dans le nombre, elles peuvent aussi agréger des masses très importantes de fidèles. Le nombre n’est pas déterminant, par ailleurs, dans le choix qu’elles peuvent faire de passer ou non à la politique, c’est-à-dire de rester dans une logique de retrait par rapport aux affaires de l’État ou de nourrir des ambitions de caporaliser la direction politique des affaires de la cité, ou même faire État. L’histoire des mouvements ou groupes confrériques liés aux pratiques soufis de l’islam est riche d’exemples allant dans un sens ou dans l’autre. Le Sénégal a connu, dans son long passé, chacune de ces expériences. Tandis que les mémoires omariennes, du nom du propagateur de la confrérie Tidjannyya en Afrique, se réfèrent aux révolutions théocratiques des XVIIe et XIXe siècles, celles des mémoires des marabouts quiétistes du tournant du XXe siècle ont offert le cadre de massification de l’islam sénégalais.

Les bases sociologiques des confréries, au Sénégal, surpassent les clivages de classe et de catégorisation socioprofessionnelle. Cela fait dire à un observateur, que la confrérie peut être considérée comme un « incubateur » de la nation moderne sénégalaise, du fait de sa capacité initiale de rassemblement des Sénégalais issus de couches sociales diverses. Cette lecture est délibérément optimiste, elle ne s’embarrasse pas du fait que sur le plan sociologique les confréries sénégalaises ont souvent été le creuset de l’approfondissement des hiérarchisations sociales traditionnelles de caste. Ces processus ont été étudiés à partir d’équations de recherche du genre « islamisation de la société wolof » ou « wolofisation de l’islam »5. Dans l’examen du poids des confréries, outre ce facteur sociologique, la mise en perspective historique et politique laisse aussi entrevoir qu’au contraire de ses lointains héritages moyen-orientaux, le développement confrérique a revêtu en Afrique des formes qui furent politiques et militaires, avec les exemples connus de la Tijâniyya, de la Qâdiriyya ou encore de la Sanûsiyya.
Au Sénégal, les confréries sont donc plutôt des lieux de convergence de plusieurs formes de traditions aussi bien religieuses que sociales et politiques. Elles se développent de manière significative dans un contexte politique qui est celui du pouvoir colonial avec lequel elles négocieront les contours de ce qui est actuellement leur rôle public de régulateurs sociaux et de courroie de transmission dans l’encadrement des populations. Elles sont plutôt structurées, sur des générations et des générations, autour de familles dites religieuses. À l’intérieur de ces familles religieuses se gère un bien qui est celui de la sainteté et qui se transmet de manière généalogique pour l’essentiel. Ces familles, composées, de multiples lignages sont organisées selon une règle faisant valoir un khalife (général) dont la voix représente l’ensemble de la communauté face à l’État, à la société et au reste du monde. Ce khalifat passe d’un lignage à un autre selon la règle du droit d’ainesse. Le plus âgé des descendants du fondateur est automatiquement désigné comme le khalife de sa voie. Cette structuration à la faveur d’un centre et des aînés a occasionné dans le passé des grincements de la part des cadets et des périphéries. Ces derniers ont essayé, à travers très souvent la création de grands mouvements socioreligieux dans lesquels ils combinaient aussi bien leurs qualités de saints que le jargon des mouvements réformistes, de capter des clientèles dans les milieux urbains et de la jeunesse. Ils ont ainsi contribué à faire le lien entre leurs bases familiales et les espaces et acteurs des transformations sociales et politiques de l’histoire récente du continent : les villes et les jeunes. Quatre grandes voies confrériques sont présentes au Sénégal : la Qâdiriyya, la Tijâniyya, la Murîdiyya (mouridisme) et la Layèniyya.
Le mysticisme soufi que les confréries prônent leur vaut des critiques en défaut d’orthodoxie, tandis que leur caractère populaire semble les prédestiner à des pratiques religieuses souvent décrites comme relâchées. Cette critique se prolonge également par des protestations contre la proximité qu’elles ont développé avec des régimes gouvernementaux perçus comme corrompus et inefficaces. Son modèle d’adaptation hésite entre stratégie de neutralisme bienveillant vis-à-vis de l’ensemble de la classe politique (pouvoir comme opposition) et parti-pris favorable au gouvernement en place6.

Ces différentes critiques sont venues traditionnellement des mouvances dites réformistes ou non confrériques qui sont l’autre réalité de la scène islamique sénégalaise. Au cours, toutefois, de ces trente dernières années, les confréries sénégalaises ont vu naître, de l’intérieur et sur leurs flancs une pluralité de sous-mouvements qui n’hésitent pas à se réclamer de l’héritage spirituel de leurs fondateurs tout en se dotant d’une autonomie organisationnelle, sans équivoque. Il arrive aussi que, même lorsqu’ils ne se séparent pas de l’organisation mère, des sous-mouvements aient développé de réelles forces de frappe sur la base d’une appropriation divergente de l’héritage du fondateur. Le fait confrérique, comme tel, se densifie en se différenciant. Cette tendance modifie les cultures confrériques et conduit à réviser les lieux communs qui ont, jusque-là, fait de l’islam confrérique sénégalais, un sujet quasi homogène, docile face à l’État et plutôt peu attiré par les idéologies de l’islam politique, encore moins jihâdiste.

Du reste, le territoire confrérique est de plus en plus pensé comme une hétérotopie au sens foucaldien du terme. Ce territoire entretient avec l’État, à travers son leadership religieux, un rapport quasi diplomatique où chaque mot mal pesé peut conduire à de fâcheux incidents. Ce type de relations induit une attention particulière de l’État sur le territoire confrérique et une propension à des arbitrages qui lui sont favorables, tandis que l’approfondissement de cette relation passe par l’exacerbation de sa spécificité de « cité sainte » ou « ville religieuse ». Des interdits de divers ordres n’y sont pas seulement banalisés, mais y constituent la règle dont l’observation ne relève plus seulement d’un savoir ordinaire, mais est placée sous la vigilance de « polices des mœurs » qui la codifient et la font respecter avec l’aide des agents de sécurité de l’État.
Le modèle confrérique donc qui fait la réputation de l’islam à la sénégalaise ne cesse de changer sur plusieurs niveaux : dans sa géographie, son administration, ses ambitions avec l’État, les rapports qui y lient maîtres et disciples, le monopole lignager de l’héritage du fondateur, son niveau de connexion avec les milieux d’affaires internationaux, de même que ses branchements dans les arcanes de la diplomatie régionale. Cela veut dire que tout reste ouvert et fonction des équilibres qui vont se dégager au milieu de l’ensemble de ces dynamiques auxquelles participent l’islam non confrérique du pays.

Même s’il occupe une place déterminante dans sa caractérisation, l’islam au Sénégal n’est donc pas que confrérique. Le développement de l’islam y est passé aussi par une mouvance non confrérique, dont on retient les premières manifestations sur la scène publique dans les années 30, autour d’un regroupement nommé Brigade de la Fraternité Musulmane. Mais c’est surtout dans les années 50 qui coïncident avec un contexte de panislamisme et de pan-nationalisme, que naît un regroupement qui va donner à cette mouvance la pleine mesure de ses ambitions, il s’agit de l’Union culturelle musulmane (1953). Cet acteur va prôner la rupture avec la tutelle française d’une part et, d’autre part, la promotion, au détriment du système confrérique d’un "islam scripturaire". Sous ce rapport l’UCM représente un temps fort d’islam politiquement engagé au Sénégal. Ses membres rejoignent le front anticolonial où ils se révèlent fort actifs, avant d’être poussés à l’arrière-plan par les élites laïques au moment des indépendances. La flamme de l’UCM sera ravivée, dans un autre contexte politique, par d’autres regroupements, dont l’un des plus remarquables est la JIR (Jamaatou Ibadou’rahmane), fondée en 1978. Cette organisation donnera son nom (Ibaadou) à l’ensemble de la mouvance non confrérique qui, en réalité, est fort hétérogène.

Même minoritaire et dispersée, la mouvance non confrérique n’en a pas moins définitivement gagné sa place dans le paysage religieux sénégalais. Elle n’a pas, par contre, réussit à se hisser, sur le plan politique, au niveau de ses ambitions : opérer un changement de régime politique et constitutionnel sur la base de ce qu’elle a défendu sous le label de « projet islamique de société ». Elle se sera distinguée, dans les années 80, par un activisme très important, livrant bataille contre différentes politiques gouvernementales, notamment autour de la planification familiale, mais aussi contre les partis de gauche et les pratiques populaires d’islam. Toutefois, des débats internes d’ordre tactique entre islamisation par le haut ou islamisation par le bas d’une part, ou encore, approche par le compromis avec l’establishment laïque ou les poches rigoristes des secteurs confrériques ont sensiblement miné sa maigre unité et contribué à émietter son élan. Elle connaîtra, dans les années 90 une vague de renaissance sous l’effet conjugué de l’arrivée dans l’espace sénégalais de prêcheurs de la Tablighi jamaat et de néo-fondamentalistes wahhabites, mais ces courants n’ont pas semblé vouloir rejoindre les organisations déjà installées et depuis, très bureaucratisées.

L’extrémisme religieux violent au Sénégal : perception et réalité

L’extrémisme religieux violent inspiré de l’islam, labellisé sous le terme de jihâdisme, doit être approché avec attention dans le contexte sénégalais. L’agenda sécuritaire international sur ce point, ne recoupe pas nécessairement la dynamique islamico-politique au Sénégal. C’est un fait, comme il en est un autre : le Sénégal, par sa position dans le dispositif de présence avancée de cibles de l’extrémisme religieux violent, est aussi exposé que son voisin ivoirien. La manière dont les différents acteurs traitent avec cette réalité devient, sous ce rapport, aussi instructive que, pour reprendre un mot de Triaud, l’injonction dorénavant faite à l’islamologue de se faire « sismologue ». Ces acteurs en question ne sont pas, du reste, seulement des groupes religieux, mais aussi des observateurs ou encore l’État et les représentations diplomatiques des pays du Nord qui se sont transformés en quasi-acteurs islamiques.

En effet, d’une part une tendance à plaquer, sans complexité, la clameur jihâdiste sur le clivage islam confrérique / non confrérique est souvent observée, faisant des uns des anges et des autres des démons. Cette tendance s’appuie également sur une logique qui ethnicise l’obédience religieuse en faisant locale et nôtre les voies confrériques d’islam et étrangère ou arabe les voies non confrériques. Partant, les milieux ibaadou ont été déclarés comme susceptibles de constituer le maillon faible du bouclier sénégalais contre la menace jihâdiste au nom d’une logique qui voudrait qu’ils ne soient pas trop bien intégrés au système dominant. Nous avons, là, une opération de réactualisation, vraisemblablement pour en favoriser une sentence, d’un clivage, sans doute ancien, mais dont les termes étaient déjà en profond changement, tant au niveau de leurs compositions respectives que dans leurs liens.

Dans l’histoire récente du Sénégal, l’analyse du rapport entre planification d’une violence froide et meurtrière visant l’État ou son chef suprême, en lien avec une force éventuellement religieuse, laisse apparaître trois dates. La première remonte à 1967 et est relative à une tentative d’assassinat du Président Léopold Senghor, à la Grande Mosquée de Dakar. L’auteur de la tentative répondait au nom de Moustapha Lô et rien dans ses déclarations connues n’est jamais venue corroborer un mobile religieux, en dépit des rapprochements qui ont été multipliés, plus ou moins, officiellement entre lui et deux personnalités dont la première, Mamadou Dia, fut connu comme un fervent musulman et la seconde, Cheikh Tidiane Sy comme un jeune marabout de la confrérie tijâniyya. La seconde remonte en 1979, avec une tentative de jihâd contre le régime de Senghor par Ahmed Khalifa Niasse (de la branche de la Tijâniyya niassène de Kaolack). Le mot est lâché, mais nous sommes dans un contexte particulier qui est celui de la révolution iranienne et d’une certaine fascination de l’islam politique. Le jeune marabout qui est rapidement passé dans l’opinion et la littérature savante pour « l’Ayatollah de Kaolack », se présente aujourd’hui comme un milliardaire et cultive une image de religieux libéral. La troisième se situe dans la période 1993-1994 et concerne, à l’époque, le mouvement socio-religieux d’un jeune marabout, fils de Cheikh Tidiane Sy (cité plus haut). La défiance, aussi soudaine que radicale, de son mouvement (Mustarchidine wal Mustarchidate) à l’égard du régime du Président Abdou Diouf, a fait l’objet d’explication par Mustapha Sy qui, à plusieurs fois, a laissé entendre que le régime de Diouf ne traitait pas son père (guide spirituel de son mouvement) avec les égards qui lui étaient dus. Abdou Diouf, à l’époque Président, avait répondu, de son côté, à une question de presse sur cette affaire, que Mustapha Sy n’était qu’un « maître-chanteur ». Ce bras de fer avait connu son paroxysme dans l’assassinat de six policiers au cours d’une protestation spontanée qui avait suivi un meeting autorisé de l’opposition politique. Le mouvement incriminé de Mustapha Sy, n’a jamais reconnu les faits pour lesquels un grand nombre de ses partisans furent arrêtés. 

Le rapport politique et violence religieuse demeure donc des plus ambiguës au Sénégal, dès lors que l’on cherche à l’articuler à un enjeu jihâdiste, surtout dans ses acceptions actuelles . La récupération s’installe dans cet espace de confusion. Les uns parlent de la « traite de l’islam », comme naguère on parla de la « traite de l’arachide ». L’agenda sécuritaire international fait ainsi l’objet de réceptions multiples de la part des acteurs locaux et contribue à trancher des débats sociétaux dans des sens qui n’étaient pas nécessairement les seuls possibles.
Pour autant, le Sénégal, comme en atteste des arrestations de plus en plus médiatisées, n’échappe pas à la circulation de jihâdistes présumés. On peut, du reste, remarquer sur des sites d’informations en ligne qui, habituellement sont loin d’être coutumiers d’enquêtes d’envergure, des flots continus de renseignements sur la porosité de l’espace sénégalais à cette circulation jihâdiste dans la région, la présence de Sénégalais dans les rangs des organisations État islamique et Al-Qaïda. Cette médiatisation, sous cette forme singulière, contribue à rendre la perception de la menace plus immédiate. Auparavant, cette menace a, le plus souvent, fait l’objet d’un déni populaire.
L’État, quant à lui, est resté sur une ligne constante, communiquant peu à l’interne sur le sujet mais se positionnant à l’international comme un pays stratégique dans l’alliance contre le terrorisme islamiste. Ainsi au lendemain du 11 Septembre 2001, le Président Abdoulaye Wade a fait montre d’un grand volontarisme sur la scène internationale, proposant tout un arsenal de solutions dans la lutte contre ce péril. Dès 2002, se tient la Conférence de Dakar sur la lutte contre le terrorisme. Suite à ce processus, l’Union Africaine, sur proposition du Sénégal met en place un protocole additionnel à la Convention d’Alger de 1999 sur la prévention et la lutte contre le terrorisme. Dakar est dans cette lignée, depuis 2014, la capitale africaine qui abrite le Forum sur la paix et sécurité. L’actuel chef de l’État, Macky Sall se sert de quelques dates importantes dans l’année pour porter des rappels à la vigilance. On observe au même moment une série de réorganisations de son dispositif de défense et de sécurité, notamment un renforcement de ses services de renseignement ainsi que la création d’un Centre des hautes études de Défense et de Sécurité.

Du contre-extrémisme au Sénégal : récupération et répercussion

Le Sénégal se sait directement exposé à l’extrémisme violent d’inspiration religieuse qui touche l’ensemble des pays sahéliens. Situé à l’extrême-ouest de la bande sahélienne, il constitue un point géostratégique incontournable permettant la circulation de biens et de personnes nécessaires aux organisations criminelles et terroristes de la région. Ouvert à l’Ouest par les voies maritimes sur l’Océan atlantique, au Nord en direction du Sahara jusqu’en Lybie et au Sud vers les pays du Golfe de Guinée jusqu’au Nigéria, il se présente comme un point de passage et de (re)distribution nécessaire. Dans sa récente enquête sur les transferts d’armes au Sahel, CAR précise que le fournisseur nigérian des cinq téléphones mobiles sur les sept que l’on a retrouvé dans les dispositifs de minuterie pour le déclenchement d’attaques à la roquette dans le nord du Mali est passé par le Sénégal7. Omar Diaby, impliqué dans les réseaux de recrutement en France, a aussi transité par le Sénégal où il fut arrêté par la Division des investigations criminelles (DIC) de la Police sénégalaise avant d’être relâché et de rejoindre la Syrie. Des Sénégalais alimentent en effet les troupes de ces organisations jihâdistes qui n’hésitent pas à recruter sur le territoire sénégalais en s’appuyant sur les frictions idéologiques et les transformations susmentionnées qui animent l’islam sénégalais contemporain. Les profils les plus connus sont notamment ceux du jeune Abdourahmane Mendy connu sur la scène libyenne comme Abû Shu’ayb as-Sinighali, et de celui que l’on présente comme l’émir des jihâdistes sénégalais en Lybie, Moustapha Diop alias Abou Hatem. Des personnes présumées avoir « des activités jihâdistes » ou plus simplement des sympathies affichées à l’organisation de l’État islamique, à Al Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) ou à Boko Haram comme certains imams à l’instar de Alioune Badara Ndao connu pour ses prêches salafistes, sont régulièrement arrêtés dans un pays où les forces de l’ordre sont particulièrement mobilisées et formées à la menace terroriste dans le cadre notamment de nombreuses coopérations internationales.
En effet, si le pays comme espace de circulation, de ravitaillement ou de recrutement peut donc servir aux organisations de l’extrémisme violent religieux, il se présente également comme une cible importante eu égard aux engagements politiques et militaires de l’État sénégalais. Le ministère de l’Intérieur et de la Sécurité publique du Sénégal s’est notamment doté d’une « Cellule de lutte Anti-terroriste (CLAT), créée par le décret n°2003-388 du 30 mai 2003, pour prendre en compte la forte propension prise par cette nouvelle menace transnationale qu’est le terrorisme ». Dans la foulée, le Sénégal s’est engagé dans le Partenariat transsaharien pour la lutte contre le terrorisme financé et mis en œuvre par les États-Unis en 2005. Plus directement d’un point de vue militaire, le pays a contribué à la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations-Unies pour la stabilisation du Mali (MINUSMA) créée en 2013 avec la mobilisation de plusieurs centaines de membres. À travers les Fonds de solidarité prioritaire (FSP) du ministère français des Affaires étrangères et du Développement international, et du projet « Justice et sécurité en région sahélo-saharienne » (JUSSEC), la France qui estime avoir affaire à « une radicalisation insidieuse des couches les plus défavorisées de la société sénégalaise8 » a décidé de mettre en place un Plan d’action de lutte contre le terrorisme (PACT) avec le Sénégal. Le Gouvernement sénégalais a également mobilisé les forces et moyens de l’État pour participer à la surveillance aérienne du Sahel. En développant une armée de l’air apte à participer au contrôle des espaces frontaliers de la région, l’Armée sénégalaise renforce ses capacités d’observation à partir d’avions ultralégers motorisés (ULM). À travers ses engagements militaires sur des terrains d’opération extérieurs (Mali, Yémen), ses collaborations lui permettant de mettre son territoire à dispositions des forces armées occidentales (France, États-Unis) ou plus largement onusiennes et ses prises de position interventionnistes contre les organisations jihâdistes (Lybie, Niger), l’État du Sénégal apparaît à ces dernières comme un ennemi de choix.
Cette configuration donne finalement à voir une situation générale ambivalente. D’une part, les sympathies populaires au jihâdisme, qu’elles soient avérées même si elles restent très marginales, ou seulement supposées et généralement conçues a contrario comme potentiellement importantes, laissent à penser que le pays peut objectivement servir aux organisations terroristes qui, si elles perpétraient une attaque sur le territoire sénégalais, pourraient craindre de se mettre à dos une opinion publique travaillée par ces sympathies indécises. D’autre part, l’engagement offensif de l’État sénégalais dans les luttes contre ces organisations jihâdistes à l’intérieur et à l’extérieur du pays place néanmoins le Sénégal dans la ligne de mire du terrorisme islamiste. Aussi cette incertitude quant à la réaction de la population en cas d’attentat, place la scène sénégalaise aussi bien parmi les plus préoccupantes que les plus intéressantes d’Afrique de l’Ouest. Si la radicalisation d’une partie de la jeunesse de la région repose sur des considérations multifactorielles, elle ne manque pas de concerner la population des enfants-taalibés qui, plus particulièrement, est souvent présentée comme représentative de cette situation ambivalente.

En effet, d’aucuns considèrent que l’encadrement des écoles coraniques et l’amélioration des conditions de vie et d’étude des taalibés est un impératif dans la prévention contre l’extrémisme violent d’inspiration religieuse. Les cas afghan ou somalien sont convoqués comme illustrations de ce que le Sénégal peut être amené à connaître sans encadrement significatif des daaras traditionnels pouvant participer de l’endoctrinement de nombreux jeunes. Toutefois, le projet de modernisation des daaras initié par le Gouvernement n’est pas accueilli sans résistance notamment chez les serigne daaras, les maîtres coraniques dont certains voient dans l’intervention de l’État laïc une menace faite à l’authenticité de l’enseignement religieux. Si une approche interventionniste et sécuritaire semble être privilégiée à l’international, le Sénégal préfère développer sur la scène nationale une démarche plus préventionniste. Avec la création en 2012 du premier diplôme supérieur d’État en sciences sociales des religions en Afrique subsaharienne, le Sénégal entend se doter d’une expertise endogène en matière de régulation publique du religieux, notamment face aux enjeux de l’éducation religieuse, de la question des daaras traditionnelles et modernes des organisations confrériques à celle de l’enseignement religieux dans l’école publique sénégalaise en passant par l’avenir des « écoles franco-arabes » privées de certaines organisations réformistes. Ces dernières sont parfois décriées comme favorisant l’avènement  d’une citoyenneté sénégalaise en rupture avec ce qu’O’Brien a condensé par l’expression de « contrat social sénégalais »9. Le paysage sénégalais de l’éducation à l’islam, de la fondation séculaire des premières "écoles coraniques" aux "universités islamiques" d’aujourd’hui, en passant par la période coloniale et ses conséquences à l’instar de l’officialisation du français par la République du Sénégal et la marginalisation institutionnelle de l’arabe, est le lieu privilégié de la mise à l’épreuve de l’islam sénégalais par l’idéologie jihâdiste. L’enseignement de la langue arabe au Sénégal a trouvé dans la récente intensification de la libéralisation du secteur éducatif du pays et dans le soutien influent mais pas nécessairement décisif des gouvernements et des mouvements islamiques des pays arabes, le moyen d’être socialement revalorisé, de la maternelle à l’enseignement supérieur. D’aucuns pointent un clivage structurant entre les élites arabophones ou arabisantes qui sont  aussi généralement « islamiques » et les élites francophones ou plus largement « europhones »10 que l’on qualifie généralement d’« occidentalisées ». La scène nationale sénégalaise est régulièrement le lieu de confrontation voire d’affrontement de ces élites, par médias interposés, comme sur la question des libertés individuelles et plus particulièrement celle de l’homosexualité.

Animé par le croisement de l’héritage des traditions négro-africaines, de l’incidence du monde arabe et de l’influence du monde occidental, l’espace public sénégalais se présente, notamment à travers un ralentissement de la diffusion du français, une progression de l’anglais, un regain de l’arabe, un dynamisme du pulaar et une ascension du wolof, comme le lieu où les musulmans du Sénégal – sunnites ou chiites, soufis ou salafis, traditionnalistes ou modernistes – ont le défi d’éprouver leur foi commune dans le Coran à travers la diversité ethnolinguistique constitutive du pays. Les mariages interconfessionnels et interethniques témoignent d’une situation des femmes sénégalaises particulièrement illustrative de ce défi. De la question de la tenue vestimentaire des femmes à travers le développement du port du foulard (hijâb) ou l’interdiction du voile intégral (niqab) par le Président Macky Sall qui déclarait justement que « le port du voile intégral ne correspond ni à notre culture, ni à nos traditions, ni même à notre conception de l’islam », à la question de la polygamie11 qui représente près d’un quart des mariages contractés et plus du tiers des ménages matrimoniaux du pays, le jihâdisme peut facilement s’appuyer sur des controverses publiques qui font écho aux débats sur la réforme et la place de l’islam dans le monde à travers un agenda international qui met en scène des modèles de société occidentalisée et islamisée en concurrence ou en rivalité. Le développement de différents féminismes reflète ce phénomène à travers certaines femmes qui, par exemple, pensent que la lutte pour leurs droits passe par l’abolition de la polygamie et d’autres par son maintien. Aussi des revendications (pan)africanistes s’envisagent de façon de plus en plus significative comme alternatives à cet agenda.

La situation géographique qui de facto l’expose au moins indirectement aux violences jihâdistes qui agitent le Sahel, les engagements de l’État dans la lutte contre le terrorisme et l’extrémisme violent, les répercussions sur les conditions de vie des jeunes et des femmes du pays, font du Sénégal un espace où se déploient des stratégies de résilience pas toujours complémentaires voire même parfois contradictoires qu’il n’est pas particulièrement simple d’appréhender. Dès lors, cette complexité de l’islam sénégalais met aussi bien le péril jihâdiste à l’épreuve que ce dernier éprouve également le premier.

Références :

DIOP, Abdoulaye Bara, La société wolof. Tradition et changement, Paris, Karthala, 1981.
Conflict Armament Research (CAR), Enquête sur les transferts d’armes transfrontaliers dans le Sahel, 2016.
Direction de la coopération de sécurité et de défense (DSCD), Partenaires sécurité défense Revue de la coopération de sécurité et de défense, n°275, Paris, février 2015.
O’BRIEN, Donald Cruise, « Le contrat social sénégalais à l’épreuve », in Politique Africaine n°45, Paris, avril 1992.
SOULEY, Hassan SOULEY, SECK, Abdourahmane , MOYET Xavier et ZAKARI, Maïkaroma , Islam. Sociétés et politique en Afrique subsaharienne. Les exemples du Sénégal, du Niger et du Nigéria. (avec une Présentation de Jean-Louis TRIAUD), Paris, Les Indes savantes, 2007 (coll. « Sociétés musulmanes en Afrique »).
ROY, Olivier et SECK Abdourahmane, « Des voies multiples de l’islam », in Olivier ROY Valérie AMIRAUX (éds), Musulmanes, musulmans, Paris, Editions Indigène, 2004. 
KANE, Ousmane et TRIAUD, Jean-Louis, Islam et islamismes au sud du Sahara, Paris, Karthala, 1998.
KANE, Ousmane, « Intellectuels non europhones » CODESRIA, 2003.
CHABAL, Patrick  et DALOZ, Jean-Pascal, L’Afrique est partie ! Du désordre comme instrument politique, Paris, Economica, 1999 (coll. « Analyse politique »).

  • 1. J.-L. Triaud, 2007
  • 2. A. Seck, 2010
  • 3. P. Chabal et J.-P. Daloz, 1999
  • 4. O. Roy et A. Seck, 2004
  • 5. A. B. Diop, 1981
  • 6. La première formule fut expérimentée par feu Serigne Saliou Mbacké, alors qu’il était khalife général des Mourides. La deuxième formule est plutôt classique, mais tend à faire l’objet d’une certaine modération. Le soutien n’est plus ni inconditionnel, ni « trop » flagrant. Ceci est aussi une résultante de la pression citoyenne que les taalibés ou disciples exercent sur leurs autorités religieuses.
  • 7. CAR, 2016, p. 38
  • 8. DCSD, 2015, p. 14
  • 9. D. C. O’Brien, 1992
  • 10. O. Kane, 2003
  • 11. Il ne s’agit évidemment que de polygynie.
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