Le migrant et le militant religieux : le renouveau du labyrinthe théologico-politique en Suède

Auteur(s): 

Emir Mahieddin, anthropologue, chargé de recherche au CéSor – EHESS

Date de publication: 
Novembre 2018

À n’en point douter, la campagne électorale de 2018 demeurera un tournant pour la société suédoise. Outre la percée continue du parti d’extrême droite dirigé par Jimmy Åkesson (Démocrates de Suède – Sverigedemokraterna), plus de deux mois après le scrutin, aucun des deux blocs de droite ou de gauche n’était encore en mesure de former un gouvernement en faisant valoir une majorité assez stable pour tenir les rênes du pays, fût-elle relative. La vie politique suédoise, réputée morne et sans rebondissement, se révèle aujourd’hui capable de générer le suspens et de tenir en haleine. Autre tournant de la campagne : le poids de la question du religieux et son articulation à ce qui s’est constitué en « problème social » majeur : la question migratoire.

La société suédoise traverse en effet une phase démographique sans précédent dans son histoire. Près de 400 000 migrants y ont trouvé refuge ou demandé l’asile entre 2012 et 2018 et les projections statistiques des services d’immigration annoncent l’arrivée de 100 000 nouveaux migrants entre 2019 et 2021 : un véritable défi pour une société qui compte 10 millions d’habitants1. Rapporté à sa population, la Suède est ainsi le pays qui aura fait le plus d’efforts en matière d’accueil de réfugiés en Europe ces dernières années. Cette situation a créé des tensions et des inquiétudes autour de la politique migratoire du gouvernement, qui n’est certainement pas sans lien avec le score élevé des bien mal nommés Démocrates de Suède (SD). La thématique religieuse n’est pas en reste dans les débats que suscite cette immigration récente, à laquelle on amalgame les couches de migration plus anciennes, révélant le caractère équivoque de l’accueil qui est fait aux vagues successives de migrants : quelle que soit la durée de sa présence dans le pays, l’étranger demeure toujours étranger. Comme ailleurs en Europe, l’islam est au cœur des préoccupations et provoque des débats qui entrainent dans leur sillage l’ensemble des confessions2.

La question religieuse dans la campagne électorale 2018

Le débat sur l’autorisation de l’appel à la prière depuis les lieux de culte musulman a peut-être été le thème de campagne qui a le plus cristallisé les tensions autour des questions de gouvernement du religieux, lequel, en l’occurrence, allait de pair aux yeux de beaucoup avec les politiques migratoires. En mai 2018, la mosquée de Växsjö, dans le sud du pays, a en effet obtenu l’autorisation des autorités locales de diffuser l’appel à la prière dans l’espace public à l’aide de haut-parleurs, à l’encontre de l’avis des Suédois (selon un sondage, 60% souhaiteraient l’interdiction de l’appel à la prière3).

Le phénomène n’avait pourtant rien d’inédit puisque la mosquée de Botkyrka en banlieue de Stockholm, avait déjà obtenu une autorisation similaire en 2013. Mais les migrations récentes ont ouvert un nouvel espace discursif dans lequel le même fait résonne plus amplement. Il en va de même des écoles confessionnelles, qui elles non plus n’ont rien d’inédit dans le pays. Elles ont pourtant été au cœur de l’agitation de la campagne électorale. Quand les Socio-démocrates ont proposé leur interdiction, les Modérés les ont appuyés en faisant valoir « la menace de l’islam radical » et l’importation supposée de valeurs allant à l’encontre de la parité hommes/femmes chère à l’image que la société suédoise a d’elle-même.


Le gouvernement du religieux en Suède

Que la question religieuse s’invite dans la campagne n’est pas surprenant, mais la manière qu’ont eue certains acteurs religieux de s’y investir a de quoi susciter l’intérêt. La Suède est envisagée comme « le pays le plus sécularisé du monde » – un titre que d’autres pays européens lui disputent – et si les politiques s’y mêlent de religion à travers un régime de gouvernement étatique des cultes, les religieux, pour leur part, se mêlaient rarement de politique. Les événements récents semblent avoir jeté un trouble dans le régime de séparation entre politique et religion. Pour comprendre les débats qui accompagnent ce basculement, il convient de dire quelques mots du modèle suédois de gouvernement du religieux.

Depuis 1971 l’Etat suédois reconnaît et finance les cultes, et la séparation de l’Eglise luthérienne évangélique et de l’Etat au 1er janvier 2000 n’y a rien changé. La loi 1999/932, entrée en vigueur le même jour, dispose que les communautés religieuses sont reconnues par l’État et peuvent percevoir des subventions publiques à condition de promouvoir « les valeurs de la démocratie suédoise4». Cette forme particulière de « laïcité », entendue par les Suédois comme la condition matérielle d’exercice de la liberté religieuse, est héritière du modèle westphalien caractérisé par l’isomorphisme du champ religieux et du champ national, et l’affirmation de la supériorité et de l’indépendance de l’Etat vis-à-vis de l’Eglise5. Cette redistribution d’argent public aux cultes fait des options métaphysiques de chacun un enjeu politique, puisqu’il en va de la solidarité des contribuables. Dans les années 2010, le recul de l’Etat-providence laissant plus de place à l’initiative privée (notamment religieuse) dans les domaines du travail social, et la pluralisation religieuse liée à l’immigration révèlent les présupposés et les enjeux sous-jacents de ce modèle de gouvernement du religieux6 qui était bien adapté à des nations relativement homogènes au plan confessionnel. Les débats et controverses qui ont animé la campagne électorale suédoise sont le reflet de la crise de l’Etat-nation liée aux politiques néolibérales et à l’accroissement de la mobilité, ce qui a inévitablement des traductions quant au statut des religions. Débattre sur l’appel du muezzin en Suède ou le financement d’écoles confessionnelles revient à poser la question de la juste place à accorder, non seulement à la religiosité de l’Autre, mais aux religions en général.

C’est ainsi que certains représentants publics des minorités évangéliques et pentecôtistes, notamment, ont pris position pour les minorités musulmanes en défendant l’autorisation de l’appel à la prière, voyant dans l’interdiction éventuelle une menace générale à l’encontre de la liberté des cultes. Ce questionnement a été engendrées par les migrations récentes qui ne se sont pas seulement imposées comme un thème de campagne. Elles ont aussi entraîné dans leur sillage certains acteurs religieux en dehors d’une relative neutralité politique, en les forçant à prendre des positions qui ne se restreignaient plus à la gestion du champ religieux lui-même. Le bouleversement démographique engendré par l’immigration et ses conséquences politiques ont en effet conduit à des repositionnements théologiques qui relèvent de ce que le philosophe Michel Foucault appelait une spiritualité politique7. Quand le politique s’occupe de religion, les religieux s’occupent inévitablement de politique.

Migrations et labyrinthe théologico-politique

Les études les plus récentes indiquent une nette tendance à l’urbanisation du phénomène religieux en Suède, dans la droite ligne de ce qui se passe ailleurs en Europe. Stockholm est ainsi devenue la plaque tournante du religieux dans le pays. De nombreux migrants ont rejoint les Eglises évangéliques et pentecôtistes, qui ont ainsi connu un regain de dynamique dans la dernière décennie8. Il en va de même pour l’islam dont la proportion dans la population suédoise a augmenté suite à l’immigration, amenant la Suède à rejoindre le peloton des pays les plus pluralistes en Europe (avec le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne9), alors même qu’il y a peu encore, elle était caractérisée par une forte homogénéité confessionnelle. Les migrants participent ainsi d’une pluralisation et d’un renouveau de la visibilité du religieux dans les espaces urbains.

C’est dans ce milieu urbain du pluralisme confessionnel que naissent de nouveaux projets religieux, souvent œcuméniques, qui mettent l’hospitalité envers l’étranger au cœur de leur pratique, souvent dans les banlieues pauvres et ségréguées : des églises deviennent des refuges de fortune pour migrants roumains, on y organise des cafés linguistiques pour favoriser l’intégration des réfugiés syriens, des familles accueillent des Afghans ou des Iraniens pour les accompagner dans leur demande d’asile. Mais ce qui était un exercice régulier de l’hospitalité chrétienne s’est mué ces dernières années en véhicule d’une critique des politiques publiques à l’égard de l’accueil des étrangers, s’inscrivant ainsi dans une tendance à une « politisation de l’hospitalité » notée ailleurs en Europe10. Dans un contexte où augmente l’influence de l’extrême-droite, où les politiques nationales d’accueil sont plus restrictives et alors qu’en Méditerranée meurent des migrants dans l’indifférence des gouvernants européens, ouvrir les portes de chez soi, à défaut d’ouvrir celles de la nation, est un geste éminemment politique. Par leur sens de l’hospitalité, de nombreux croyants se sont ainsi transformés en militants.

Ces acteurs s’engagent publiquement pour la cause des migrants tout en affichant leur conviction religieuse en signe de désintéressement, cherchant à signifier le caractère absolu, voire sacré, du devoir d’hospitalité. Micael Grenholm, un jeune pentecôtiste radical se qualifiant de « charismactiviste », fait ainsi la tournée des églises de Suède avec son ouvrage Jésus était aussi un réfugié11. Rebattant un verset de l’Evangile de Matthieu, il rappelle que tout chrétien doit se faire hôte de l’étranger : « Allez-vous en loin de moi, les maudits […]. Car j’ai eu faim, et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif et vous ne m’avez pas donné à boire ; j’étais étranger et vous ne m’avez pas accueilli ».

Ce positionnement ne fait évidemment pas consensus dans les sphères des Eglises pentecôtistes, qui ont traversé une séquence politique intrigante au cours de l’été 2018. À l’inverse de M. Grenholm, le prêcheur Lars Enarson a publié une prophétie annonçant que Dieu souhaitait voir le parti SD régir le pays. Il a été aussitôt contesté publiquement par Joakim Lundqvist, pasteur de l’Eglise charismatique Livets Ord, aussi célèbre que controversée en Suède, qui a appelé, depuis son pupitre, ses fidèles à se tenir à distance de la tentation brune. Suite à cela, le prêcheur Runar Sögaard, un proche de Livets Ord affichant sa dissidence, a invité J. Åkesson, leader du parti SD, à une « soirée électorale de réveil » : étonnant mélange de registres, à la croisée entre meeting politique et réveil religieux, rappelant que les Eglises abritent aussi des électeurs inquiets face à l’immigration. En dehors de ces dénominations minoritaires, l’Eglise luthérienne de Suède, majoritaire, n’est pas en reste : déjà en octobre 2010, l’évêque de Stockholm, Eva Brunne, avait inauguré la session parlementaire en prêchant contre la xénophobie et le racisme, encourageant les manifestants de gauche qui protestaient contre la montée des SD. Les élus de ce parti avaient quitté l’assemblée, se sentant directement visés par le propos qu’ils accusaient d’être trop orienté politiquement. En décembre 2016, l’archevêque de Suède, Antje Jackelén, a pour sa part pris position pour une politique d’immigration plus généreuse.

La « crise migratoire » et la montée de l’extrême-droite ont ainsi contribué à redéfinir le positionnement du religieux vis-à-vis du politique. Loin de signaler un nouvel ordre du discours de séparation des deux sphères, elles ne font que révéler le flou qui a toujours entouré la définition de leurs frontières respectives : elles mettent à nu la permanence du « labyrinthe théologico-politique12». Cela dit, on peut noter une évolution : à la fin des années 1990, la sociologue Danièle Hervieu-Léger voyait dans le pèlerin et le converti les deux figures les plus significatives de la vie religieuse en Europe, représentant l’avènement d’une société de la mobilité et du choix individuel13. On peut se demander si, en cette fin des années 2010, ces modèles paradigmatiques ne seront pas remplacés par ceux du migrant et du militant religieux, en tant qu’incarnations les plus marquantes du religieux dans l’espace public européen – ils en sont de fait la prolongation en tant que figures respectives de la mobilité et de la conviction. On voit bien dans le cas suédois comment la dynamique politique contemporaine amène leurs destins à se croiser : quand le migrant et le militant religieux ne se rejoignent pas dans une seule et même figure (par exemple celle du "musulman radical"), c’est souvent qu’on les voit conjointement occuper la scène.

  • 1. 29 000 nouveaux migrants sont attendus en 2019, 35 000 respectivement en 2020 et 2021, ce qui amène les projections à 99 000 pour la période 2019-2021. Voir « Migrationsverkets prognos 2018-07-29 (P4-18) », p. 12. [URL:https://www.migrationsverket.se/download/18.1ef19f6e163f45d340a15af/1532858988574/Migrationsverkets%20prognos%20juli%202018%20P4-18.pdf ]
  • 2. Même si toute statistique confessionnelle est à prendre avec précaution, les musulmans ne seraient pourtant pas très nombreux dans la société suédoise, représentant 1 % à 2% de la population. Après l’Eglise luthérienne, rassemblant 58,3% des Suédois en 2018, la catégorie des « non-affiliés » serait la plus importante : près de 28% des Suédois s’y reconnaitraient. Les christianismes évangéliques et pentecôtistes représenteraient 3, 8% de la population. Les orthodoxes et les catholiques représenteraient respectivement 1,3% et 1,2% de la population. Voir [URL : https://www.svenskakyrkan.se/statistik et https://www.myndighetensst.se/kunskap/statistik-om-trossamfund.html].
  • 3. « Moskén i Växsö får tillstånd för böneutrop », Dagen, 8 mai 2018. URL : https://www.dagen.se/nyheter/mosken-i-vaxjo-far-tillstand-for-boneutrop-....
  • 4. Le rapport récent de la commission dirigée par Ulf Bjereld préconise des amendements à la loi afin d’en renforcer la logique en précisant l’interprétation des critères démocratiques et en incluant de nouvelles provisions quant aux critères et procédures de révocation des communautés religieuses qui y contreviendraient. SOU 2018 :18, « Statens stöd till trossamfund i ett mångreligiöst Sverige », Stockholm, Statens offentliga utredningar. Ces propositions pourraient entrer en vigueur en 2020.
  • 5. Peter Beyer, 2013, Religion in the Context of Globalisation, London, Routledge.
  • 6. Barras Amélie, Dermange François & Nicolet Sarah (dirs.), Réguler le religieux dans les sociétés libérales, Genève, Labor & Fidès, 2016.
  • 7. Michel Foucault, Dits et Écrits II, 1976-1988, Gallimard, 2001.
  • 8. Torbjörn Aronson, 2016, Ett nytt karismatisk landskap i Sverige, Areopagos, Stockholm.
  • 9. Voir [URL :https://www.myndighetensst.se/om-oss/nyheter/nyhetsarkiv-aktuellt/2018-09-03-ar-sverige-det-mest-mangreligiosa---landet-i-europa.html]
  • 10. Michel Agier, L’étranger qui vient. Repenser l’hospitalité, Paris Seuil, 2018.
  • 11. Micael Grenholm & Stefan Swärd, Jesus var också flykting : invandring, främlingsfientlighet och kristen tro, Stockholm, Libris, 2016.
  • 12. Claude Lefort, “Permanence du théologico-politique?”, in Essais sur le politique XIXe-XXe siècles, Paris, Seuil, 1986, pp. 251-300.
  • 13. Danièle Hervieu-Léger, La religion en mouvement. Le pèlerin et le converti, Paris, Flammarion, 1999.
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