La « judiciarisation » de l’islam chinois

Auteur(s): 

Jérôme Doyon, docteur associé au CERI

Date de publication: 
Avril 2017
Illustration

En avril 2016, Xi Jinping a présidé une Conférence sur la gestion des affaires religieuses par l’Etat-Parti. Longtemps attendue, cette conférence marque une étape dans la politique religieuse de l’Etat-Parti chinois : cela faisait 15 ans qu’un secrétaire général du Parti n’avait pas participé à une telle réunion1. La réunion a abouti en septembre 2016 à la publication d’une « Proposition de révision de la réglementation sur les affaires religieuses », remplaçant celle de 20042.

La sortie de ce texte nous donne l’occasion de présenter les nouvelles tendances quant aux relations entre Etat et religion en Chine, mais aussi de revenir plus particulièrement sur les inégalités de traitement entre les religions, avec d’un côté des religions vues comme « indigènes », comme le bouddhisme et le taoïsme, et de l’autre, celles vues comme « occidentales » et plus dangereuses pour la stabilité politique : le christianisme et l’islam. Cette inégalité a été récemment mise en lumière par un rapport de Freedom House3. Ce texte se concentre en particulier sur le cas des communautés islamiques, qui sont mises sous pression par l’Etat-Parti dans le contexte d’un renforcement de la politique sécuritaire au Xinjiang.

L’extension du domaine de la loi

Si la nouvelle réglementation sur les affaires religieuses reste dans la lignée de la politique religieuse de l’Etat-Parti chinois, comme elle a été définie après la fin de la Révolution Culturelle avec le Document 19 de 19824, ce texte est plus détaillé que les versions précédentes. Il entre notamment dans le détail concernant la légalité ou non de certaines pratiques. Ce texte prend part à la tendance actuelle de l’Etat-Parti à accroître l’encadrement légal des différentes organisations sociales, qu’il s’agisse des ONG étrangères, qui sont soumises à une nouvelle loi entrée en vigueur au 1er janvier 2017 et qui limite drastiquement leur marge de manœuvre, ou des organisations caritatives dont l’action est désormais définie et cadrée par une loi d’avril 2016 qui implique un contrôle étroit de leur financement, et désormais des communautés religieuses. S’il peut être vu comme positif par la clarification du cadre légal, ce foisonnement de textes amenuise aussi les zones grises au sein desquelles naviguaient de nombreuses organisations, et qui leur permettait de s’affranchir partiellement du contrôle de l’Etat-Parti.
Avec ce nouveau texte, l’Etat-Parti vise à mieux contrôler la pratique religieuse sur son territoire afin de tirer parti des aspects perçus comme positifs, qui aideraient à l’harmonie et la stabilité sociale, et en restreindre les aspects vus comme problématiques. Les questions de l’éducation religieuse et de l’infiltration des forces extérieures sont particulièrement mises en avant. Les institutions de formation des religieux sont désormais sous un contrôle plus étroit, dans leur contenu et leur financement. Cela fait partie de la volonté de « siniser » les religions autorisées par l’Etat-Parti et de limiter les influences extérieures, notamment du Vatican ou du Dalaï-Lama. Cette résistance aux forces extérieures vise aussi particulièrement les Ouïghours dans un contexte de renforcement de la politique anti-terroriste au Xinjiang. Du point de vue de l’Etat-Parti, « l’extrémisme religieux », le « séparatisme » et le « terrorisme » vont alors de pair, formant « trois forces » néfastes à combattre5.

La situation particulière de l’Islam chinois

Parmi les religions reconnues par l’Etat-Parti, l’islam a une place particulière, car sont mêlées, du point de vue officiel, des considérations religieuses et ethniques. La Chine compte environ 23 millions de musulmans, presque tous sunnites et de tradition hanafite. Ils ont été regroupés par la politique des nationalités dans dix nationalités, ce qui leur donne un statut officiel et des avantages particuliers par rapport à la majorité han. Deux de ces groupes, les hui et les Ouïghours, représentent à eux seuls environ 90% des musulmans de Chine. Les Ouïghours sont principalement présents au Xinjiang, nord-ouest de la Chine. Il s’agit de la plus nombreuse des populations de langues turques et turco-mongoles de la région avec les Kazakhs, Kirghizs, Bao’an, Dongxiangs, Ouzbeks, Tatars et Salars6. Le terme hui désigne une population dont les contours sont plus difficiles à délimiter : ils sont sinophones et dispersés dans toutes la Chine (bien que particulièrement représentés au Ningxia, nord-ouest de la Chine). Pour certains spécialistes, ils ne se différencieraient de la population han que par la pratique de l’islam. Cela pose problème quant à la différenciation à faire entre l’identité religieuse et ethnique, posant notamment la question de la place à donner aux hui non croyants ou aux han convertis7

Cette association officielle faite entre religion et ethnicité crée une situation particulièrement sensible au Xinjiang où l’Etat-Parti fait l’association entre extrémisme religieux, séparatisme ethnique et terrorisme. Les politiques sécuritaires mises en place au Xinjiang, qui se sont particulièrement développées depuis les émeutes meurtrières de Urumqi en 2009 entre Ouïghours et han, et qui se traduisent par une surveillance quotidienne de la population8, s’accompagnent d’un contrôle accru sur les pratiques religieuses.

De nouvelles régulations locales visant à lutter contre « l’extrémisme » adoptées au Xinjiang en mars 2017 reflètent cette évolution. Des pratiques jugées extrémistes sont listées et peuvent être soumises à des poursuites judiciaires. Cela inclut notamment le fait de passer par les procédures religieuses plutôt que légales pour se marier ou divorcer, porter des barbes ou voiles « anormaux », aller à l’encontre des politiques de planning familial, télécharger, lire, ou distribuer des matériaux extrémistes, ou encore interférer dans l’éducation laïque des enfants9. La question de l’éducation et de la pratique religieuse des mineurs est particulièrement épineuse car elle est officiellement interdite en Chine. Au Xinjiang des mécanismes sont mis en place pour inciter à la délation afin de garder des familles dans le rang10.

Cette « judiciarisation des activités religieuses » selon les mots de Rémi Castets, se double de politiques publiques d’ampleur visant à maintenir la stabilité sociale. La loi devient dès lors un outil de contrôle pour l’Etat afin de restreinte les comportements vus comme déviants11. Une « campagne de rectification » des mosquées a ainsi été mise en œuvre au Xinjiang :elle s’est traduite par la destruction de près de 5 000 mosquées fin 2016 au nom de normes de sécurité12.

L’avancée de l’islamophobie

Si ces pratiques de contrôle sont spécifiques au Xinjiang, les musulmans hui pouvant, dans le reste du pays, pratiquer leur religion de manière plus libre, la tendance à présenter les musulmans comme un ennemi intérieur semble s’étendre. L’attaque au couteau perpétrée en mars 2014 à la gare de Kunming dans la province méridionale du Yunnan par un groupe ouïghour a coûté la vie à 29 civils et a particulièrement marqué les esprits car cette violence s’étendait au-delà du Xinjiang.

Dans ce climat, les rumeurs touchant à la « halalisation » de la Chine se répandent sur internet, et cela en particulier depuis la conférence d’avril 2016. A la même période, Wang Zhengwei a été remplacé à la tête de la Commission étatique des affaires ethniques. Défenseur de la politique des nationalités héritées de l’époque Mao, des rumeurs expliquent son remplacement par son manque de fermeté vis à vis des communautés musulmanes. Cela souligne plus largement qu’au sein de l’Etat-Parti, les partisans d’une transformation de la politique ethnico-religieuse semblent gagner en influence. Contre la politique actuelle qui reconnaît statutairement l’existence de minorités nationales ils sont en faveur  d’une plus grande assimilation des minorités13. Un tel retournement, bien qu’encore tout à fait spéculatif, pourrait renforcer encore davantage la judiciarisation des religions et surtout la mise au banc des pratiques religieuses jugées comme trop étrangère et pas suffisamment sinisées.

  • 1. Jessica Batke, « PRC Religious Policy: Serving the Gods of the CCP », China Leadership Monitor, 14 Février 2017.
  • 2. Pour une version intégrale du texte, voir : http://www.chinalawtranslate.com/religious-regulations/
  • 3. « The Battle for China’s Spirit », Freedom House, Février 2017 (https://freedomhouse.org/report/china-religious-freedom).
  • 4. Un document intitulé « Points de vue et politiques essentiels quant à la question religieuse durant la période socialiste de notre pays », communément appelé « document 19 », parait en 1982 et donne les directives principales qui régissent les interactions entre l’Etat et la religion. Le document revient sur les erreurs de la Révolution culturelle, l’élimination de la religion n’étant plus le but final de la politique religieuse du Parti communiste chinois (PCC). Il décrit les principes d’existence de la religion sous le pouvoir du PCC, distinguant les cinq religions autorisées que sont le bouddhisme, le taoïsme, l’islam, le catholicisme et le protestantisme, des « superstitions », jugées illégales. Pour une version complète du texte en anglais voir MACINNIS, Donald E. Religion in China Today: Policy and practice. Maryknoll, N.Y. : Orbis Books, 1989  
  • 5. Jessica Batke, « PRC Religious Policy: Serving the Gods of the CCP », China Leadership Monitor, 14 Février 2017.
  • 6. Elisabeth Allès, « Confucius, Allah et Mao. L'islam en Chine » In FEILLARD, Andrée. L’Islam en Asie, du Caucase à la Chine. Les études de la documentation française, Paris, 2001, pp 207-239.
  • 7. Jonathan N. Lipman, Familiar Strangers. A History of Muslims in Northwest China, Seattle, University of Washington Press, 1997 
  • 8. En plus d’une présence massive des forces anti-terroristes, la province voit aussi le développement d’une gestion sécuritaire quotidienne « en réseau ». Les localités sont divisées en zones au sein desquelles des membres du Parti sont en charge de la stabilité sociale. Des commissariats mobiles de proximité et les patrouilles se multiplient dans ces différentes zones. Enfin, les résidents doivent remettre leur passeport à la police et demander l’autorisation pour voyager. Ces techniques de sécurité développées d’abord au Tibet, se mettent en place au Xinjiang depuis que le secrétaire du Parti du Tibet ait été transféré dans la province à la fin 2016 (Michael Clarke, «‘Striking hard’ with ‘thunderous power’: Beijing's show of force in Xinjiang », The Interpreter, 22 Fevrier 2017, https://www.lowyinstitute.org/the-interpreter/striking-hard-thunderous-power-beijings-show-force-xinjiang).
  • 9. Pour le texte intégral de ces règles, voir : http://www.chinalawtranslate.com/新疆维吾尔自治区去极端化条例/
  • 10. « China’s new rules for Xinjiang ban parents from encouraging or forcing children into religion », South China Morning Post, 12 Octobre 2016 (http://www.scmp.com/news/china/policies-politics/article/2027342/chinas-...).
  • 11. Rémi Castets, « The Modern Chinese State and Strategies of Control over Uyghur Islam », Central Asian Affairs, V. 2 : 3, 2015, pp. 221-245.
  • 12. « Under the Guise of Public Safety, China Demolishes Thousands of Mosques », Radio Free Asia, 19 décembre 2016 (http://www.rfa.org/english/news/uyghur/udner-the-guise-of-public-safety-...).
  • 13. James Leibold, « Creeping Islamophobia: China’s Hui Muslims in the Firing Line », China Brief, V. 16 : 10, June 2016 (https://jamestown.org/program/creeping-islamophobia-chinas-hui-muslims-i...).
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