La bataille de Mossoul perdue d’avance

Auteur(s): 

Pierre-Jean Luizard, Directeur de recherche CNRS

Date de publication: 
Décembre 2016
Illustration

Soldat américain se préparant à engager le combat (companie B., 1er battaillon, 126e régiment d'infanterie, 2e brigade de combat, 101e division Airborne), checkpoints de Qayyarah (31 oct. 2016).

Mossoul connaîtra-t-elle le sort tragique d’Alep ? Dans les deux cas, nous assistons à la tentative de reconquête de la seconde ville de chacun des deux pays par des gouvernements qui proclament lutter contre le « terrorisme » et agir pour restaurer la souveraineté de l’Etat. Car en Irak comme en Syrie, l’Etat a cédé la place à une conception communautaire du territoire. Si le régime de Bachar al-Assad est encore en place, c’est d’abord et surtout grâce à l’intervention massive de milices chiites en provenance du Liban (le Hezbollah), d’Irak (Asâ’ib Ahl al-Haqq, la Ligue des Vertueux) et d'Afghanistan, qui combattent au sol sous l’ombrelle de la campagne aérienne russe. En Irak, le gouvernement de Bagdad ne contrôle plus que le pays chiite. Le Kurdistan vogue vers une indépendance inavouée. Et la troisième grande communauté du pays manifeste, à travers son allégeance dans une proportion significative à l’Etat islamique, qu’elle ne fait plus confiance aux institutions qui prétendent représenter l’ensemble du peuple irakien.

Voici plus de deux mois que l’armée irakienne a lancé son offensive sur la grande ville du Nord de l’Irak. Ici, ce n’est pas l’aviation russe, mais celle de la coalition anti-Daech dirigée par les Etats-Unis qui sert de couverture aux opérations terrestres. L’armée irakienne s’est lancée dans cette vaste opération pour prendre de court l’autre acteur intéressé par la reconquête des territoires de l’Etat islamique : les dirigeants kurdes. On ne peut qu’être impressionné par la résistance des combattants djihadistes qui, seuls contre tous, parviennent encore à tenir l’essentiel de la ville. Seuls contre tous car, au sein de la communauté sunnite d’Irak, certains verraient d’un bon œil la Turquie détrôner l’Etat islamique dans sa posture de principal défenseur d’une communauté dévastée.

Comment expliquer une telle résistance ? Il y a certes la barbarie médiatisée de Daech et les méthodes radicales employées par les djihadistes pour s’imposer. Il y a également l’absence d’une peur de la mort, contrairement à ceux qui combattent parmi l’armée irakienne ou chez les peshmergas kurdes. Mais, enfin, quelques milliers de terroristes ne pourraient pas s’imposer à une ville de la taille de Mossoul sans un soutien local suffisant ! L’Irak est le berceau de l’Etat islamique et Mossoul en est le cœur. 90% des combattants djihadistes sont des locaux, originaires de Mossoul ou des régions environnantes. Cela signifie que l’offensive lancée contre la ville ne vise pas seulement des terroristes, mais bien une communauté toute entière. Est-il avisé d’aider un pouvoir qui se comporte à Mossoul comme s’il était en terre étrangère à retrouver une soi-disant souveraineté pour un Etat qui n’existe plus que grâce à un consensus régional et international ? Le sort des villes sunnites reconquises sur l’Etat islamique suffirait à dissuader les hésitants à voir l’armée de retour dans une métropole qui, à bien des égards, ressemble à Alep dans sa composition religieuse et ethnique (une écrasante majorité arabe sunnite avec une mosaïque de minorités religieuses et ethniques).

Les Arabes sunnites d’Irak (environ 20% de la population) ont tout essayé avant de se donner, pour beaucoup, à Daech. Il y a d’abord eu la guerre menée conjointement contre les Américains et les chiites au lendemain de la chute du régime de Saddam Hussein. Al-Qaïda avait réussi à profiter du caractère non viable du système politique mis en place sous le patronage américain. Les exclus de l’ancien système, les chiites et les Kurdes, furent promus, en tant que majorités démographiques, principaux bénéficiaires du nouveau système conçu à la libanaise, avec un système de quotas. Le défaut d’un tel système est de générer toujours des exclus. Les ex-officiers de l’armée irakienne du régime déchu rejoignirent les rangs de la résistance armée. Les chiites en furent les grandes victimes. Cette première guerre confessionnelle à grande échelle, entre 2003 et 2008, fit plusieurs centaines de milliers de morts et aboutit à une territorialisation confessionnelle sans précédent dans l’histoire de l’Irak.

Face à la dissidence des Arabes sunnites, les Américains entamèrent une politique clientéliste à partir de 2006 : il s’agissait de financer et d’armer les tribus arabes sunnites qui acceptaient de se retourner contre Al-Qaïda. La brutalité d’Al-Qaïda et les exactions des djihadistes à l’encontre de certaines tribus sunnites récalcitrantes amenèrent à un retournement majeur. Nombreux furent les combattants tribaux qui s’enrôlèrent alors dans les fameux Conseils de Réveil, formés et armés par les Américains. Cependant, il s’avéra très vite que les dirigeants chiites de Bagdad n’entendaient pas intégrer ces milices sunnites à l’armée et que la communauté ne verrait pas la traduction politique de son retournement. A partir de 2010, les Arabes sunnites commencèrent alors à délaisser le boycott des urnes et à participer de plus en plus massivement aux élections. Leurs suffrages allèrent massivement vers une liste qui rejetait le confessionnalisme de façon explicite. Dirigée par un chiite, Iyâd Allawi, elle arriva en première position lors de plusieurs scrutins successifs. Ce succès provoqua alors le réflexe communautaire des listes chiites qui se réunirent pour former une majorité, empêchant ainsi l’intégration des Arabes sunnites dans le jeu politique. Puis, il y eut les printemps arabes à partir de 2011. Les Arabes sunnites exploitèrent la vague qui secouait alors le monde arabe. Ils se mobilisèrent pacifiquement et organisèrent manifestations et sit-in. Leurs mots d’ordre étaient ceux entendus à Damas, Le Caire, Tunis et Tripoli : contre l’autoritarisme, pour une citoyenneté partagée, contre la corruption. Derrière ces slogans, on pouvait aisément deviner la volonté d’une communauté de s’intégrer dans le jeu politique. La réponse des autorités fut à l’image de ce que Bachar al-Assad avait déjà commencé à pratiquer en Syrie : usage de la force militaire, largage de barils d’explosifs sur des sit-in pacifiques…  

Le résultat ne se fit pas attendre. Dès 2013, la communauté arabe sunnite d’Irak avait perdu tout espoir de pouvoir échapper au sort d’une minorité marginalisée dans le système en place et elle choisit de se donner au « diable ». L’Etat islamique capitalisait la faillite de l’Etat irakien d’autant plus facilement qu’il s’avérait que le système politique en place n’était pas réformable.

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