L’orthodoxie aux confins de la Russie arctique : le marquage religieux d’un territoire stratégique

Auteur(s): 

Virginie Vaté, chargée de recherche CNRS – CEFRES / GSRL PSL Research University

Date de publication: 
Avril 2019

Arctique Russe

Toute proche des Etats-Unis, située face à l’Alaska, à l’extrême nord-est de la Russie, la Tchoukotka n’a cessé d’être un territoire considéré par les autorités étatiques comme stratégique, en particulier à partir de l’avènement de l’Union Soviétique et du développement de la Guerre Froide. Grande comme une fois et demi la France, cette région fort peu peuplée (environ 50 500 habitants1, dont près de 25% d’autochtones2) a le statut de zone frontalière (en russe, pogranzona). Ainsi toute personne ne résidant pas dans la région et désirant s’y rendre – y compris les citoyens russes – doit obtenir l’autorisation d’entrer sur le territoire (en russe, propusk). Après avoir été en grande partie laissée pour compte dans les années 1990, la région a bénéficié de l’arrivée du milliardaire Roman Abramovich dans les années 2000. Si celui-ci est plus connu en Europe pour son investissement dans l’équipe de football britannique de Chelsea, qu’il détient depuis 2003, son mandat de gouverneur (2000-2008) a été marqué par une reconstruction importante des habitats, des infrastructures et des commerces ; il aurait dépensé près de 2,5 milliards de dollars de sa fortune personnelle dans la région3. Depuis, ce sont des constructions d’un autre ordre qui s’établissent en Tchoukotka : en effet, la région connaît ces dernières années un regain d’intérêt non seulement de l’Etat russe, mais aussi de l’Eglise orthodoxe.

De nouveaux investissements étatiques en Tchoukotka

Alors que les bases militaires avaient été progressivement évacuées dans les années 1990, laissant derrière elles des infrastructures vides et abandonnées, donnant des allures fantomatiques à certaines agglomérations, de nouvelles bases s’établissent maintenant et réinvestissent le territoire. Si cela n’est pas propre à la Tchoukotka et concerne bien l’ensemble des côtes arctiques, cette partie du Grand Nord russe fait l’objet d’une attention particulière. Ces bases sont réparties le long des côtes, notamment à Pevek, l’île de Wrangel, le cap Schmidt, Providenia, Anadyr, la capitale de la région, et Ugolny, situé à proximité4. A la compétition pour la suprématie sur les espaces maritimes et les côtes s’ajoute aujourd’hui celle pour l’accès aux ressources naturelles, ce dernier étant facilité par le réchauffement climatique. Pevek devrait aussi voir à l’automne 2019 l’installation de la première centrale nucléaire flottante au monde (nommée « Akademik Lomonosov »), dont la mise en activité est prévue pour décembre 2019. Actuellement à Mourmansk, celle-ci doit être transportée sur place cet été5. Cette centrale viendra remplacer celle existante basée à Bilibino, construite en 1979, et dont il est prévu de cesser l’activité pour obsolescence. La centrale flottante aura pour objectif d’alimenter en électricité à la fois l’infrastructure locale, la base militaire, et les exploitations minières – en particulier d’or – qui se sont particulièrement développées lors de cette dernière décennie. Afin d’accueillir cette centrale, le port de Pevek a été modernisé et agrandi. Pevek est également considérée comme une des trois principales villes portuaires (avec Dikson et Mourmansk) destinées à jouer un rôle central dans le développement de la route maritime du Nord, ouvrant, grâce à la fonte des glaces, une nouvelle voie pour relier l’Europe à l’Asie en passant par les eaux arctiques russes6.

L’orthodoxie face aux dénominations évangéliques protestantes

C’est dans le courant des années 2000 que la présence de l’Eglise orthodoxe a véritablement émergé dans la région. Dans les années 1990, elle n’y était que sporadiquement représentée, essentiellement en milieu urbain. Les quelques pratiquants – en général pratiquantes – se rendaient dans une petite église à la limite d’Anadyr, église qui avait été transformée en maison de la culture au cours des années 19207 par les autorités soviétiques prônant l’athéisme. Dans les années 1990, bien plus actifs étaient les mouvements protestants, venus en partie des Etats-Unis mais aussi d’Ukraine et d’Estonie8. Ces mouvements récoltent encore aujourd’hui les fruits semés durant cette période, étant parvenus à essaimer avec de nombreuses petites structures autonomes dans les villages, sans pasteur, mais en s’appuyant sur des volontaires locaux et souvent autochtones. Ainsi, alors que la présence orthodoxe est aujourd’hui ostensiblement visible en Tchoukotka, elle n’en est pas moins supplantée en termes de participation des autochtones par différentes dénominations protestantes, notamment pentecôtistes et charismatiques. En grande partie perçue comme « la religion des Russes », l’orthodoxie ne connaît pour le moment qu’un succès relatif dans les villages où vivent surtout les autochtones ; elle parvient mieux à s’implanter en milieu urbain et auprès de l’intelligentsia autochtone.

Débuts de l’orthodoxie dans la région

Cette situation de l’Eglise orthodoxe en Tchoukotka n’est pas la seule conséquence de la politique athéiste soviétique qui a réprimé l’ensemble des confessions et pratiques religieuses. En effet, l’Eglise orthodoxe peut difficilement se prévaloir d’une implantation historique pré-soviétique conséquente dans la région. Des missionnaires se sont bien rendus en Tchoukotka dès le XVIIIe siècle mais, pour l’essentiel, les autochtones ont montré peu d’intérêt pour le christianisme9. Lorsqu’ils acceptaient le baptême, c’est parce qu’il s’agissait, pour eux, d’une étape nécessaire au commerce avec les Russes et aussi parce qu’ils souhaitaient obtenir les présents qui y étaient attachés10. Selon l’historien A. Znamenski, ce manque d’intérêt s’explique par le fait qu’à l’époque, l’implantation russe était peu importante et n’avait eu que peu d’influence sur le mode de vie des autochtones. Ces derniers étaient économiquement auto-suffisants, refusaient de payer le tribut (sauf lorsqu’ils recevaient des présents en échange) et n’avaient encore en 1910, selon les dires d’un représentant de l’Etat dans la région, qu’un « vague sentiment de leur appartenance à l’empire russe11 ». Les autochtones ne virent donc que « peu d’intérêt social ou spirituel à adapter le christianisme à leur culture12 ». La distance existant avec les autorités de l’empire ne fit que s’accroitre lorsque l’Alaska, qui appartenait jusqu’alors à la Russie, fut vendue aux Etats-Unis en 1867 et que le commerce avec les Américains s’intensifia, entrant en compétition avec les produits russes, souvent considérés comme moins attrayants. La période soviétique et sa propagande athéiste ont ensuite œuvré pour faire disparaître les quelques implantations existantes et il ne reste aujourd’hui que peu de traces du passé orthodoxe pré-soviétique dans la région.

Rétablir l’orthodoxie par le marquage du territoire

En contraste avec ce passé, depuis le milieu des années 2000, on assiste à une « orthodoxisation » intensive du territoire. En une quinzaine d’années, près de 25 églises et chapelles ont été construites dans la région, ainsi que 8 croix monumentales consacrées ; elles sont réparties sur 17 paroisses. Ce mouvement a été inauguré avec trois constructions à Anadyr : une croix monumentale sur une colline surplombant la ville en 2003, une statue de St Nicolas le Thaumaturge en 2004, et la cathédrale de la Sainte Trinité Source de Vie en 2004-2005. Cette bâtisse est réputée être le plus grand édifice orthodoxe en bois construit sur le permafrost. Cette intensification de la construction de bâtiments orthodoxes n’est pas spécifique à la Tchoukotka mais s’inscrit dans une tendance plus générale dans l’ensemble du pays. Ainsi le patriarche Kirill annonçait en 2016 que plus de 5 000 constructions et rénovations avaient eu lieu entre 2009 et 2016 en Russie13. Cependant, cette implantation intense d’édifices religieux en Tchoukotka ne manque pas de frapper pour plusieurs raisons : d’abord, parce que certaines de ces croix ou chapelles sont souvent érigées dans des espaces relativement désertiques sur un territoire frontalier avec les Etats-Unis. C’est aussi parce que le contexte permet d’identifier peut-être plus clairement qu’ailleurs à quel point la démarche vient d’en haut et non d’une attente de la population locale alors encore relativement étrangère à l’orthodoxie. On comprend qu’il s’agit – peut-être en partie en réaction à l’implantation des dénominations protestantes dans les années 1990 mais pas seulement – d’une volonté d’affirmer une hégémonie orthodoxe – et donc russe – sur ce vaste territoire. On ne peut donc manquer de mettre cette approche de l’Eglise en relation avec la politique actuelle de renforcement de la présence russe dans le Grand Nord. Pour la politiste A. Curanović14, il s’agit d’affirmer le statut de la Russie sur la scène internationale et l’Arctique joue un rôle particulier dans cette affirmation. Selon cette chercheuse, cette attitude de l’Etat ne laisse pas les représentants de l’Eglise orthodoxe indifférents. Au contraire, ceux-ci valident ce choix politique de différentes manières : par exemple, le Pôle Nord a reçu le baptême en 2012 ainsi que la route maritime du Nord en 201315. A. Curanović relie par ailleurs clairement l’installation de chapelles dans ces régions du Nord à la délimitation de la frontière arctique16. Confortant ce point de vue, le patriarche Kirill a affirmé en 2014 que « le développement de l’Arctique est une des priorités de la Russie17 ». Cette déclaration a été suivie d’un cycle de visites dans plusieurs régions du Grand Nord. Le patriarche est ainsi venu en Tchoukotka en septembre 2016, décrivant la région comme le lieu où « commence la patrie18 ». Il s’est notamment rendu sur l’île de Ratmanov, située à 4 km de la frontière avec les Etats-Unis pour y prononcer un moleben, une prière de supplication19, marquant là encore, symboliquement, la limite du territoire.

Un contexte offrant des conditions d’activités difficiles20

L’intensification de la présence orthodoxe sur le territoire de Tchoukotka a bien entendu des incidences sur la familiarisation de ses habitants avec l’institution, les valeurs et la pratique qu’elle promeut. Le diocèse d’Anadyr et de Tchoukotka, fondé en 200021, témoigne d’une activité dense et variée. A Anadyr, les services religieux ont lieu tous les jours dans la cathédrale. Les représentants de l’Eglise organisent également des événements culturels, tels que des expositions sur le passé de la Russie, ayant pour but de restaurer une vision de l’histoire qui avait été, selon eux, déformée pendant la période soviétique. Ils prennent souvent part à divers événements culturels plus ou moins en rapport avec le religieux ou l’histoire de la Russie, affirmant l’ancrage orthodoxe et russe de la région. Le clergé visite régulièrement les hôpitaux et les écoles, ainsi que les administrations ou la police, en fonction des événements des calendriers civil et orthodoxe. Des investissements ont eu lieu récemment pour promouvoir les activités de l’Eglise : l’évêché a mis en fonction un nouveau site internet22, la sonorisation et les éclairages de la cathédrale ont été améliorés. Mais l’Eglise orthodoxe n’en demeure pas moins aux prises avec les difficultés logistiques et économiques qui sont le lot quotidien des habitants de la région et rendent plus difficile l’implantation matérielle (et spirituelle) de l’institution. Il n’existe que peu de routes en Tchoukotka et l’essentiel des déplacements et des approvisionnements se fait par voie aérienne, ou, pendant le bref été, par voie maritime. Les vols sont souvent retardés, parfois pendant plusieurs semaines, du fait des conditions atmosphériques instables. En raison du coût des transports des biens et des denrées, la vie en Tchoukotka est extrêmement chère : les prix y sont sans doute les plus élevés de Russie. Dans ces conditions, il est difficile pour le diocèse de trouver des prêtres et de faire venir un prêtre et sa famille, d’autant plus que les rémunérations ne sont pas à la hauteur des salaires locaux, en général plus élevés qu’en Russie occidentale. L’évêché n’a que peu de moyens et n’est pas auto-suffisant.

Défini comme missionnaire, le diocèse d’Anadyr et de Tchoukotka fonctionne donc en grande partie grâce à la venue de volontaires, peu rémunérés, envoyés pour une durée déterminée, la plupart après la fin de leurs études au séminaire (une règle instaurée récemment par le patriarche). En avril 2018, le diocèse disposait ainsi de onze prêtres et d’un diacre ; certains n’étaient présents dans la région que temporairement. On comprend donc que l’ensemble des édifices orthodoxes ne bénéficie pas d’un officiant et que certains d’entre eux demeurent vraisemblablement inutilisés. En effet, la plupart des membres du clergé étant basés à Anadyr, l’Eglise orthodoxe n’est pas en mesure de maintenir une présence autre que minimale, c’est à dire uniquement dans les capitales des districts. Tout comme l’ensemble de la région, le diocèse est conduit à continuellement gérer la pénurie de main d’œuvre et fonctionne en grande partie grâce à un mouvement permanent de personnel. Ainsi, tout en contribuant à marquer matériellement l’ambition hégémonique de la Russie, l’orthodoxie des confins russes est toujours en proie à des difficultés d’implantation dans une Tchoukotka aux conditions environnementales, sociales et économiques complexes.

  • 1. [URL : http://www.statdata.ru/naselenie/chukotskogo-ao]
  • 2. Majoritairement tchouktches, mais aussi eskimos, évènes et youkaghirs.
  • 3. [URL : https://imrussia.org/en/politics/515-the-end-of-the-affair-abramovich-leaves-chukotka]
  • 4. [URL : https://limacharlienews.com/russia/russia-arctic-military-bases/]
  • 5. [URL : https://tass.com/economy/1050678, https://www.reuters.com/article/us-russia-nuclear-greens/russias-first-sea-borne-nuclear-power-plant-arrives-in-arctic-idUSKCN1IM1A9]
  • 6. [URL : https://regnum.ru/news/economy/2410659.html]
  • 7. P. 31, V. Vaté & G. Diatchkova, 2011. « From collective enthusiasm to individual self-realization: History of and experience in the house of culture, Anadyr’ (Chukotka) », dans : B. Donahoe & J.O. Habeck (dir.), Reconstructing the house of culture. Community, self and the makings of culture in Russia and beyond, New York & Oxford, Berghahn, p. 29-54.
  • 8. V. Vaté, 2009. « Redefining practices in contexts of conversion to Pentecostalism », dans M. Pelkmans (dir.), Conversion after Socialism. Disruptions, modernisms, and technologies of faith in the former Soviet Union, New York & Oxford, Berghahn, pp. 39-57.
  • 9. P. 171-172, A. Znamenski, 1999. Shamanism and Christianity. Native Encounters with Russian Orthodox Missions in Siberia and Alaska, 1820-1917. Greenwood Press, London.
  • 10. Ibid., p. 160.
  • 11. Ibid. p. 158.
  • 12. Ibid. p. 9.
  • 13. Pp. 1-2, T. Köllner, 2018. « On the restitution of property and the making of ‘authentic’ landscapes in the contemporary Russia », Europe-Asia Studies, DOI :10.1080/09668136.2018.1484077. Voir aussi le projet dirigé par D. Tocheva et J. Kormina, intitulé « Marquer l’espace par le religieux : une étude comparée de la présence de l’orthodoxie russe en Russie et en France ».
  • 14. A. Curanović, « Guided by a ‘symphony of views’. The Russian Orthodox Church’s role in building Russia’s symbolic capital, dans : T. Köllner (dir.), Orthodox Religion and Politics in Contemporary Eastern Europe, London & New York, Routledge, pp. 195-213.
  • 15. Ibid., p. 204. Sur le baptême du Pôle Nord : [URL : https://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/europe/russia/9571743/Russia-consecrates-North-Pole-to-reassert-ownership.html]
  • 16. Ibid., p. 204.
  • 17. [URL : http://www.interfax-religion.ru/?act=news&div=54618].
  • 18. [URL : https://ria.ru/20160909/1476560129.html].
  • 19. Ibid.
  • 20. Les éléments présentés ci-dessous sont le résultat d’observations et d’entretiens effectués lors d’une mission en avril 2018 en Tchoukotka dans le cadre du programme « Orthodox Christianity and Indigenous People in Contemporary Alaska and Chukotka » (OCIP, 2015-2018), soutenu par l’Institut polaire français Paul-Émile Victor (IPEV).
  • 21. Il était auparavant intégré au diocèse de Magadan.
  • 22. [URL : https://pravchukotka.ru/].
Retour en haut de page