L’appel des autorités cléricales chiites en Irak à la mobilisation armée contre le terrorisme et la légitimation du fait milicien

Auteur(s): 

Observatoire International du Religieux

Date de publication: 
Octobre 2017

Analyse de document :

Les récentes évolutions en Syrie contre l’Etat islamique (EI) sont l’occasion de revenir sur le prêche prononcé par le sheikh Abd al-Mahdi al-Karbala’i à Kerbala le 13 juin 2014. Ce texte est fondateur en ce qui concerne la trajectoire irakienne du conflit contre l’EI, car il induit la légitimation du fait milicien chiite.  

Extrait du second prêche (prêche politique) de la prière du vendredi par le sheikh Abd al-Mahdi al-Karbala’i, représentant de l’ayatollah ‘Ali al-Sistani à Kerbala, 13 juin 2014

« Frères et sœurs,
[…] Premièrement, l’Irak et le peuple irakien sont confrontés à un grand défi et à un immense danger. Les terroristes ne visent pas seulement à dominer quelques gouvernorats comme Ninive et Salah al-Din, mais ont déclaré viser l’ensemble des gouvernorats, en particulier Bagdad, Karbala la Sainte et Najaf la Très-Noble. Ils visent donc tous les Irakiens, dans toutes leurs régions. Dès lors, la responsabilité de les affronter et de les combattre est la responsabilité collective ; elle ne concerne pas une confession à l’exclusion d’une autre, un camp à l’exclusion d’un autre.

Deuxièmement, bien que le défi soit grand, c’est sans compter le peuple irakien, qui s’est illustré par son courage et sa bravoure, assumant une responsabilité nationale et un devoir sacré, dans des conditions difficiles, plus grandes encore que les défis et les dangers d’aujourd’hui. […]

Troisièmement, les dirigeants politiques en Irak font face à une immense responsabilité historique au regard de la patrie et de la loi divine. Cette responsabilité exige qu’ils abandonnent leurs différends et leurs disputes pour cette période difficile, qu’ils unissent leurs positions et leurs discours, et qu’ils soutiennent et appuient les forces armées, pour apporter un supplément de force aux fils de l’armée irakienne dans leur constance et leur endurance.

Quatrièmement, la défense de nos fils dans les forces armées et le reste des appareils de sécurité est une défense sacrée ; cela est d’autant plus certain qu’il est clair que la voie de ces terroristes criminels est une voie de ténèbres, loin de l’esprit de l’islam, qui refuse la coexistence pacifique avec l’autre, repose sur la violence et l’effusion de sang, et attise les conflits confessionnels en les instrumentalisant pour étendre son influence et sa domination sur les différentes régions de l’Irak et les autres pays.

Ô nos fils des forces armées, […] tout en vous affirmant son soutien et son appui, la marja‘iyya vous exhorte à faire preuve de courage, de bravoure, d’endurance et de patience. Celui qui parmi vous se sacrifiera pour défendre son pays, le peuple de son pays et les terres de son peuple, celui-là sera un martyr si Dieu le Très-Haut le veut. […]

Cinquièmement, la nature des dangers qui planent sur l’Irak et son peuple aujourd’hui exige de défendre cette nation, ses gens et les terres de ses citoyens ; cette défense est une obligation pour les citoyens, une obligation collective [wâjib […] bi-l-wujûb al-kifâ’î] – c’est-à-dire que si elle est remplie par un nombre d’hommes suffisant pour atteindre l’objectif (la préservation de l’Irak, de son peuple et de ses lieux saints), alors les autres en sont exemptés. Clarifions cela par un exemple : si dix mille hommes se chargent de ce devoir et remplissent l’objectif, alors les autres en sont exemptés, mais s’il n’est pas rempli alors l’obligation échoit à ceux qui restent, et ainsi de suite.Dès lors, il incombe aux citoyens capables de porter les armes et de combattre les terroristes de défendre leur pays, leur peuple et leurs lieux saints. Il leur incombe de s’engager dans les forces de sécurité.[…]

Nous demandons à Dieu le Très-Haut de protéger l’Irak, son peuple, et tous les peuples. »

Traduction : Robin Beaumont. Source : https://www.youtube.com/watch?v=3PgZBoXYrlM

 

Le 13 juin 2014, dans le sillage de la prise de Mossoul par le groupe qui prendrait quelques jours plus tard le nom d’Etat Islamique, l’ayatollah Ali al-Sistani appelle la nation irakienne à prendre les armes pour combattre « les terroristes ». Venant de Sistani, clerc le plus éminent de la marja‘iyya irakienne – cet ensemble plus ou moins formalisé des hautes autorités chiites –, l’appel vaut injonction religieuse. Le texte, qui prend soin de s’adresser à toute la population irakienne et non à ses seuls segments chiites, se place au-dessus des querelles partisanes pour appeler à une union nationale, dans le cadre légaliste d’un appui aux forces de sécurité.

Dans les mois qui suivent ce qui est bientôt nommé la « fatwa du jihad » (bien que ce terme n’apparaisse pas dans le prêche), des dizaines de milliers d’Irakiens, souvent issus d’une jeunesse chiite paupérisée et désabusée vis-à-vis des élites politiques, se portent volontaires pour rejoindre la lutte. Les groupes armés nouvellement créés, aux côtés des anciennes milices nées dans l’opposition à Saddam Hussein ou dans la guerre contre l’occupation américaine, se trouvent ainsi rassemblés sous l’expression de « mobilisation populaire » (al-hashd al-sha‘bi, ou simplement hashd), qui compte aujourd’hui plus de 100 000 combattants répartis dans plus de 50 groupes, en très grande majorité chiites. 

S’il n’est certainement pas à l’origine de la milicisation en Irak, l’appel de Sistani a en revanche – sans que cela n’ait constitué l’objectif de l’ayatollah – ouvert la séquence de sa légitimation. Hier largement considérés comme des groupes mafieux et criminels, bras armés de partis politiques dans un champ où la violence s’était imposée comme ressource principale, les milices chiites ont trouvé dans la fatwa de juin 2014 et la guerre contre l’EI l’opportunité de construire de nouveaux discours et de mobiliser de nouveaux répertoires symboliques, fondés sur la défense de la souveraineté et de la nation irakiennes. Ces nouveaux imaginaires miliciens se retrouvent jusque chez des groupes armés explicitement financés et entraînés par la République islamique d’Iran, dont ils épousent l’idéologie. La légitimation religieuse des milices (par la qualification de la guerre comme « défense sacrée » et la promesse du statut de martyr, notamment) s’est en outre, depuis 2014, doublée d’une institutionnalisation par le pouvoir politique : le hashd fait désormais légalement partie des forces armées irakiennes, est financé par une enveloppe dédiée du budget fédéral, et est placé sous l’autorité (formelle) du Premier ministre. Alors que les opérations militaires en cours semblent marquer la fin de la séquence territorialisée de l’État Islamique, les acteurs du hashd, forts des capitaux que leur ont conférés la guerre et leurs victoires, s’appuient sur cette institutionnalisation pour tenter de s’établir, contre l’avis du Premier ministre et sans doute de Sistani lui-même, qui peinent à les contenir, dans le champ politique irakien, notamment à l’occasion des prochaines élections prévues pour le printemps 2018.

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