Konstantin Malofeev veut transformer le Conseil mondial du peuple russe en assemblée « constituante »

Auteur(s): 

Juliette Faure, doctorante, CNRS – CERI Sciences-Po Paris

Date de publication: 
Septembre 2019
Illustration

« Malofeev sur le futur du monde russe »

Extraits des questions/réponses avec les auditeurs, émission « Idéocratie » diffusée sur Tsargrad le 11 avril 20191

 

- Pourquoi mêlez-vous l’Eglise à la politique, alors que notre État est séculier ?
- Premièrement, je ne suis pas un homme d’Eglise, je suis plutôt un homme politique, une personnalité publique, et donc je peux exprimer ma propre opinion : je considère que c’est une erreur. Je considère qu’il est évident que le rôle spécial de l’Orthodoxie doit être reflété dans notre législation et dans notre constitution. Dans un pays où la majorité de la population se considère russe, une majorité de 80%, et où cette majorité se considère orthodoxe, il est impossible de ne pas prendre cela en compte dans la législation.

- J’ai lu que vous étiez monarchiste. Allez-vous aborder cette question au sein du Conseil?
- Oui, et Vladika Savva, l’autre vice-directeur du Conseil populaire du monde russe est aussi monarchiste. C’est un sujet souvent discuté sur l’antenne de notre chaîne [Tsargrad]. Un orthodoxe ne peut pas ne pas être monarchiste s’il a lu les Évangiles attentivement et s’il connaît les premiers Conciles. Je suis monarchiste et bien sûr, dans le cadre des activités du Conseil populaire du monde russe, je ne vais pas essayer de me délier de mes principes. »

- Considérez-vous indispensable d’introduire de la censure afin d’éviter la propagande de valeurs immorales?
- [...] Nous devons définir par la loi notre acceptation commune de la morale. Si nous ne considérons par l’orthodoxie comme le fondement de la morale dans notre pays, alors cette morale nous sera importée de l’étranger. Nous obéirons à une morale hollywoodienne. […] C’est pourquoi nous devons absolument défendre notre souveraineté non seulement sur l’arène internationale ou militaire, mais aussi sur l’arène culturelle. Si cela s’appelle de la censure, alors oui, ce type de censure doit exister.

(Traduit par l’autrice)

Konstantin Malofeev, entrepreneur et homme politique russe, exposait ainsi sa vision des liens entre religion et politique aux auditeurs de l’émission « Idéocratie » sur Tsargrad en avril 2019. Il venait d’être nommé au poste de vice-directeur du Conseil mondial du peuple russe, une organisation placée sous l’égide de l’Eglise orthodoxe russe.

Créé en 1993, le Conseil a pour mission de défendre « la renaissance spirituelle, culturelle, sociale et économique de la Russie et du peuple russe » entendu au sens ethno-national [russkiy]2. Il s’inscrit ainsi volontairement à contre-courant de l’esprit de la Constitution qui, adoptée la même année, venait trancher un long débat sur la nouvelle appellation officielle du pays en faveur d’une interprétation civique de l’identité russe [rossiyskiy]. Présidé par le patriarche de Moscou et de toute la Russie, le Conseil rassemble des personnalités politiques, des représentants du « monde de la science, de la culture et de l’éducation », des militaires et « des compatriotes de l’étranger3 ». A l’occasion de ses congrès annuels, le Conseil a produit une série de textes constitutifs de la pensée sociale orthodoxe et « panrusse », dont la « Déclaration des droits et de la dignité de l’homme » (Xe Congrès, 2006)4 ou encore la « Déclaration de l’identité russe » (XIVe Congrès, 2014)5.

En avril dernier, lors d’une réunion extraordinaire du Conseil, Konstantin Malofeev fut nommé par le Patriarche Cyrille et élu par les membres du Conseil au poste de vice-directeur de l’organisation. Si le Métropolite Savva des villes de Tver et Kashinsky exerce déjà cette fonction depuis 2016, c’est la première fois qu’un laïc est associé à un tel niveau de direction au sein de l’organisation. Agé de 45 ans, Konstantin Malofeev a fait fortune en créant un fonds d’investissement, Marshall Capital Partners, et en tant qu’actionnaire de l’entreprise nationale de télécommunications Rostelecom. Proche de l’Eglise orthodoxe russe depuis le début des années 1990, il a progressivement investi sa richesse dans des activités philanthropiques, médiatiques et politiques au service de la promotion des valeurs traditionnelles et religieuses. En 2007, il crée la Fondation Saint Basil le Grand, et en 2015, il fonde la chaîne de télévision en ligne Tsargrad ainsi que le mouvement monarchiste l’Aigle-à-Deux-Têtes [Dvuglaviy oriol]. Plusieurs sources l’indiquent comme le principal soutien financier de l’insurrection séparatiste en Ukraine de l’Est6 et l’entremetteur d’une rencontre à Vienne en 2014 entre des idéologues conservateurs russes et des partis politiques d’extrême droite européens7. L’entrée de Konstantin Malofeev à la direction du Conseil mondial du peuple russe constitue une nouvelle étape dans les capacités d’action et de mobilisation de l’organisation. Le Conseil se dote de ressources importantes, à la fois humaines, mais aussi financières, puisque K. Malofeev s’est engagé à sponsoriser l’organisation aux côtés « d’autres hommes d’affaire8 ».

Au lendemain de sa nomination, lors de son entretien sur Tsargrad9, K. Malofeev a révélé la liste des membres qui viennent rejoindre le Bureau exécutif de l’organisation. Parmi les personnalités influentes, on compte Leonid Rechetnikov, son associé de longue date, lieutenant-général du Service des renseignements extérieurs à la retraite et ancien directeur de l’Institut russe d’études stratégiques de l’Administration présidentielle; Evgueniy Savchenko, gouverneur de l’oblast de Belgorod ; Sergueï Sitnikov, gouverneur de l’oblast de Kostroma ; Alexandre Ossipov, gouverneur du kraï de Transbaïkalie; Alexandre Galouchka, ancien Ministre de l’Extrême-Orient ; Serguei Gavrilov, président de la Commission en charge du développement de la société civile, des questions sociales et des associations religieuses à la Douma d’Etat ; Mikhail Degtyarev, président de la Commission de la culture physique, des sports, du tourisme et de la jeunesse de la Douma d'Etat ; ainsi que les hommes d’affaire et industriels Andrey Kozitsyne et Igor Koskine, ou encore Elena Aksionova, directrice de l’organisation « Unité russe » et femme du Chef d’Etat de la Crimée10.

En plus de sa ligne défensive classique, consacrée à protéger l’unité et les intérêts du peuple russe, le Conseil évolue désormais vers une ligne proactive, en charge d’élaborer un programme de développement stratégique pour la Russie à l’horizon 205011. Se justifiant du soutien du Président Vladimir Poutine dans cette mission, Konstantin Malofeev explique que le Conseil doit servir de plateforme pour mettre au point une conception du futur russe, le « rêve russe » :

« Autrement, encore une fois, nous allons tomber sous l’emprise d’un futur étranger, dans le futur globaliste qu’on nous propose en Occident, dans le futur chinois, […], le futur musulman […]. Nous sommes les seuls à ne pas avoir formulé [de futur]. Bien sûr c’est justement le Conseil, en tant qu’organe fondé sous l’égide de l’Eglise, qui doit le formuler. […] C’est pourquoi le Président Poutine, dans son discours du 1er novembre de l’année dernière au Congrès du Conseil mondial du peuple russe, a déclaré que c’est précisément le Conseil qui doit travailler sur une stratégie de développement pour les dizaines d’années à venir. Et c’est ce que nous ferons. »12

Pour mettre à l’œuvre la stratégie de développement qu’il envisage pour la Russie, Konstantin Malofeev requiert en premier lieu de changer la Constitution : « en 1993, une mauvaise Constitution a été adoptée. […] Il faut faire des modifications dans cette constitution, si ce n’est la changer complètement13». En priorité, Konstantin Malofeev a évoqué la nécessité de revaloriser la définition ethno-nationale de l’identité russe et de reconnaître le rôle spécial de l’Orthodoxie : « dans la Constitution de la Fédération de Russie, qui régit la vit de 146 millions de personnes, en grande majorité russes (russkie), le mot ‘russe’ (russkiy) n’est mentionné qu’une seule fois, au sujet de la langue russe14». Et d’ajouter : « rien n’est mentionné au sujet de l’Orthodoxie, qui est la religion de plus de 100 millions de personnes dans le pays. [La Constitution] déclare que la Russie est un pays multinational, que l’Eglise est séparée de l’État. […] Voilà, tout ceci doit être changé15. ».

Enfin, l’ambition de Konstantin Malofeev est de « tout faire pour que le Conseil mondial du peuple russe entre dans les manuels d’histoire nationale de notre pays, aux côtés du Zemsky Sobor16 ». En comparant le Conseil à l’ancienne assemblée convoquée par le Tsar pour ratifier des décisions importantes, il aspire à l’ériger au rang d’organe « constituant », destiné à être sollicité « aux moments fatidiques17 », faisant peut-être ainsi référence à l’élection présidentielle de 2024, où Vladimir Poutine ne pourra pas se présenter à sa propre succession selon la Constitution actuelle. Alors que les manifestations à Moscou à l’aune des élections régionales de septembre 2019 rejetaient la légitimité des candidats du pouvoir et les méthodes administratives employées pour bloquer l’opposition, le rôle de K. Malofeev pourrait devenir stratégique pour le régime, en mobilisant le religieux au service d’un discours idéologique loyaliste.

  • 1. Entretien sur Tsargrad, « Malofeev sur le futur du monde russe », Tsargrad, 11 avril 2019, [URL : https://tsargrad.tv/shows/malofeev-o-budushhem-russkogo-mira_194053].
  • 2. Voir le point 2.1. dans la section « 2. Objectifs et missions du Conseil » de la Charte du Conseil : [URL : http://web.archive.org/web/20150509105311/http://vrns.ru/o_sobore/ustav.php]
  • 3. Voir la section « A propos » du site du Conseil mondial du peuple russe : [URL : https://vrns.ru/o_sobore].
  • 4. [URL : https://vrns.ru/documents/63/1179].
  • 5. [URL : https://vrns.ru/documents/79/3400].
  • 6. Marlène Laruelle, « The three colors of Novorossiya, or the Russian nationalist mythmaking of the Ukrainian crisis », Post-Soviet Affairs, vol. 32, n°1, 55-74 ; « Oligarch emerges as link between Russia and rebels », Financial Times, 25 juillet 2014.
  • 7. Marlène Laruelle, op. cit.; « Konstantin Malofeev, évangéliste du Kremlin et apôtre des populismes », Le Figaro, 8 décembre 2018.
  • 8. Entretien sur Tsargrad, art. cit.
  • 9. Entretien sur Tsargrad, art. cit.
  • 10. Entretien sur Tsargrad, art. cit. Voir également « Qui va défendre les Russes ? La composition du bureau du CMPR a été dévoilée », Tsargrad, 11 avril 2019, [URL : https://tsargrad.tv/news/novye-soborjane_194068].
  • 11. Voir « La stratégie de la Russie se situe dans le rêve russe : Konstantin Malofeev a invité les étudiants à construire ensemble le futur du pays », 15 mai 2019, [URL : https://vrns.ru/news/5122].
  • 12. Entretien sur Tsargrad, op. cit.
  • 13. Ibid.
  • 14. Ibid.
  • 15. Ibid.
  • 16. « Qui va défendre les Russes ? La composition du bureau du CMPR a été dévoilée », op. cit.
  • 17. Entretien sur Tsargrad, op. cit.
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