Etat de la menace de radicalisation dans les sociétés d’Asie centrale

Auteur(s): 

Catherine Poujol, directrice régionale de l’IFEAC

Date de publication: 
Mai 2017

Neuf mois de présence en Asie centrale à la direction de l’Institut Français d’Etudes sur l’Asie Centrale, nous ont permis de lancer plusieurs initiatives : la préparation d’une table ronde sur la perception par les sociétés d’Asie centrale des menaces de radicalisation de type djihadiste (Almaty, 13 avril 2017), la conduite d’une série d’enquêtes parmi deux groupes d’étudiants (au Kazakhstan et au Kirghizstan), des entretiens informels réalisés avec des membres de la société civile au Kirghizstan, au Kazakhstan, au Tadjikistan, et enfin, la rencontre avec plusieurs spécialistes locaux et membres ONG sur ces questions. Nous pouvons désormais présenter quelques éléments d’analyse1.

Problématique générale

Dans chaque État d’Asie centrale se développe depuis 25 ans une situation religieuse spécifique, marquée par la coexistence discrète de plusieurs formes de retour à la pratique de l’islam après les décennies de soviétisme. Malgré l’interdiction des partis islamistes et des mouvements de prédicateurs (sauf au Kirghizistan), on observe une diversification de l’offre portée par des mouvements piétistes, intégristes, fondamentalistes, radicaux (endogènes, mais surtout exogènes). Elle répond à la demande de réislamisation d’une société qui a largement perdu confiance en ses leaders politiques, mais aussi en ses leaders religieux nationaux, pour une grande part. Face à cela, on observe la résistance passive d’une partie des élites urbaines attachées à l’idée d’un État séculier.
Après une première phase de réactivation de l’islam qui a suivi la disparition de l’URSS et qui a duré environ deux décennies, marquées par une chronologie propre à chaque pays2, l’apparition de l’État islamique du Levant en Syrie et en Irak, en juin 2014 (Daech) a créé une nouvelle polarité de l’islamisme en proposant :

  • une destination alternative pour résoudre des problèmes économiques, existentiels, moraux,
  • une nouvelle orientation de la radicalité,
  • une apologie de l’auto-sacrifice par des candidats au passage à l’acte violent, n’importe où sur la planète, y compris dans leur patrie d’origine, après leur retour de Syrie ou d’Irak.

Ceci constitue une source d’angoisse pour les autorités locales qui multiplient les mesures dites prophylactiques et tentent de combattre la radicalisation par différentes méthodes, n’hésitant pas,  dans certaines républiques (Ouzbékistan, Tadjikistan), à faire l’amalgame entre pratiquants fondamentalistes et « radicalisés », soit futurs terroristes. 

De la réislamisation à la radicalisation

La multiplication des attentats terroristes ces dernières années dont nombre d’auteurs sont originaires d’Asie centrale, le nombre relativement important de combattants dans les rangs de Daech qui sont kirghizes ou tadjiks et surtout ouzbeks3, projettent sur cette région l’image d’un chaudron de fabrication de djihadistes. Cette image est relayée par des ONG internationales agissant au niveau local. Mais elle ne fait pas l’unanimité des experts sur cette question difficile à évaluer tant les sources d’information sont contradictoires et incomplètes4.

Ainsi, on observe ces dernières années dans la région, une amplification croissante des phénomènes de radicalisation, du moins de leur médiatisation et de leur impact au sein des sociétés locales.
Ce phénomène se manifeste dans la région essentiellement à partir de sa périphérie,  notamment les grandes villes de la Fédération de Russie où vivent des millions de travailleurs migrants originaires d’Asie centrale (essentiellement ouzbeks, tadjiks, kirghizes), affaiblis économiquement et psychologiquement, marginalisés au sein de la société russe qui les rejettent. Ne s’identifiant plus à leur patrie originelle ni à l’islam national patriote modéré qu’elle prône, rejetant leurs élites politiques corrompues et égoïstes, ils constituent des proies faciles pour les recruteurs de Daech.

Ceci ouvre une grande brèche dans l’édifice social où ils se situent, dans une situation doublement périphérique : à la fois géographique et sociale, en marge de leur communauté d’origine et coupés de tout savoir religieux. Certains feront donc le choix de quitter leur vie difficile et non gratifiante afin de dépasser leur statut décrit par le sociologue Farhad Khosrokhavar5 de « quasi-musulmans » (ou quasi individu) en adoptant celui de « surmusulmans » selon la définition du psychanalyste Fethi Benslama6.

C’est pourquoi, on aboutit à un résultat identique à celui observé en Europe : le départ vers la Syrie et l’Irak de milliers de ressortissants d’Asie centrale, sachant que les causes ne sont pas forcément identiques à celles qui déclenchent ces phénomènes en Occident. Elles sont en effet largement attribuées à des ressorts économiques, de pauvreté, de déclassement. Les candidats au départ pour Daech venant de Russie le sont rarement par idéologie. A l’inverse, les rares qui parviennent à partir depuis l’Asie centrale le font plus par adhésion idéologique, ayant été convaincu (verbovka en russe), à la mosquée par l’imam lui-même (d’où les mesures récentes prises par les autorités, voir plus bas), en prison, dans leur salle de sport, etc…

Il faudrait d’ailleurs entreprendre une vaste étude sociologique en Asie centrale pour identifier quantitativement les processus qui déclenchent la radicalisation :

  • selon les pays, leur régime politique et la surveillance qui s’y exercent, mais aussi selon les régions (l’Ouest et le sud du Kazakhstan depuis les années 2003, le sud du Kirghizstan, le sud du Tadjikistan étant plus touchés par ce phénomène), ou selon les conditions économiques des individus (migration de travail), donc selon leur position sociale.
  • selon le degré de connexion de la population à internet et aux réseaux sociaux, sachant le goût immodéré pour les innovations technologiques dans la région. Dans les deux pays les plus pauvres, le Tadjikistan et le Turkménistan, le nombre de foyers connectés est plus faible que dans les autres où les enfants des classes moyennes urbanisées ont un portable avec la wifi dès l’école primaire.
  • selon l’impact de la communication informelle et de la rumeur qui se propage sur tel ou tel individu qui aurait quitté son quartier pour Daech, ou telle famille de Och (deuxième ville la plus peuplée au Sud du Kirghizstan) qui aurait reçu 1000 dollars pour payer le salaire d’un futur combattant de l’EI.

La radicalisation dans sa partie visible, présente également des modes opératoires similaires dans chaque pays, allant du retrait brutal de la société séculière, pour opérer un retour aux valeurs fondamentales de l’islam des origines, au départ vers « L’État islamique mythique » représenté par Daech, lequel échappe en général à la surveillance sociale exercée par les familles qui reste pourtant très forte en Asie centrale.
En comparant les causes de radicalisation et les trajectoires suivies, dans l’état actuel de nos connaissances, on peut considérer que les djihadistes d’Europe illustrent la théorie d’Olivier Roy  d’une « islamisation de la radicalité »7, alors que ceux provenant de l’ex-URSS, incarnent l’approche de Gilles Kepel, sur la « radicalisation de l’islam »8.

Les moyens utilisés pour penser et contrer la radicalisation

Dans un contexte de globalisation de l’information, les services de l’État, la sécurité nationale et les sociétés locales se sont emparés de ce problème ouvertement évoqué dans les médias (notamment au Kazakhstan, au Kirghizstan). Pourtant les apparences sont trompeuses, du moins dans les capitales :

  • au centre de Douchanbé, au Tadjikistan, on voit en réalité plus de foulards traditionnels que de foulards islamiques.
  • au Kazakhstan, le nombre de femmes portant le hijab est encore relativement faible à Almaty et Astana, sauf dans l’Ouest du pays où on a observé le port du niqab après les événements de 2011.
  • ils commencent à se multiplier à Bichkek9, au Kirghizstan.

La radicalisation n’est pas visible à l’œil nu. Certains experts locaux disent même que c’est une invention occidentale, instrumentalisée par les pouvoirs en place pour éradiquer toute protestation sociale.
La gestion étatique du fait religieux et de son contrôle est donc toujours à l’ordre du jour. Elle connaît une nette réactivation, en particulier au Tadjikistan, au Kirghizstan et en Ouzbékistan où la surveillance par les organes d’État des imams et des pratiquants se renforce depuis 2015.
Ainsi, l’héritage idéologique soviétique commun d’un « athéisme combattant » qui pesait sur la société (au moins jusqu’à la perestroïka) a laissé des traces qui ne sont pas totalement effacées dans les pratiques de gouvernance et dans les mentalités. La « boite à outil techno-politique » postsoviétique utilise des méthodes bien rodées dans les domaines suivants :

  • Une série de lois visant à réguler la pratique religieuse, surtout au Tadjikistan, république la plus ré-islamisée de la région.
  • la mise en place d’un discours de concorde sociale afin de gérer la diversité postsoviétique. Après « l’amitié entre les peuples », certains pays promeuvent le dialogue inter-ethnique et inter-religieux via une Assemblée des peuples (notamment au Kazakhstan et au Kirghizstan).
  • la surveillance sociale par les services de sécurité nationale, incluant la surveillance d’internet et des réseaux sociaux, la création dans chaque pays d’un Centre de lutte anti-terroriste relié au Centre anti-terroriste de la CEI.
  • la prophylaxie, par le cadrage des imams par l’Etat10, par des campagnes d’information, conférences, réunions dans les écoles, dans les universités qui sont organisées pour sensibiliser les jeunes aux dangers de la radicalisation, notamment depuis 2015. Au Tadjikistan, les enfants, les épouses et les mères des travailleurs migrants en Russie doivent leur téléphoner régulièrement pour les convaincre de ne pas partir au djihad11.
  • L’interdiction du port de la barbe islamique, des pantalons courts et du hijab au Tadjikistan et en Ouzbékistan, la polémique sur le hijab au Kazakhstan durant l’année 2016-2017 et la campagne d'affichage contre le hijab au Kirghizstan.
  • La chasse aux opposants islamistes politisés en Asie centrale dans les années 1970 s’est prolongée en Ouzbékistan par la confrontation directe entre le pouvoir et les partis islamistes apparus après l’indépendance (Mouvement islamique d’Ouzbékistan, Hizb ut-Tahrir). Au Tadjikistan, l’épisode de la guerre civile a introduit une « anomalie » post-soviétique avec l’entrée du Parti de la Renaissance Islamique dans une coalition de gouvernement en 1996 suivie de son éviction progressive jusqu’à son interdiction totale, en 2015, au motif d’être un « mouvement terroriste » ayant organisé un coup d’Etat.  

Chacune des républiques d’Asie centrale a produit une liste des organisations politico-religieuses interdites12, laissant présager la formation d’un islamisme clandestin plus ou moins important. Le Kirghizstan étant le pays qui a bénéficié d’une plus grande liberté religieuse et d’une plus grande ouverture politique, il se trouve être le seul qui n’ait pas interdit le mouvement de prédication piétiste originaire d’Inde, le Tablighi Djama’at. C’est celui dans lequel les ONG qui œuvrent ouvertement pour la réislamisation de la société sont les plus nombreuses (telle Mutakallim). Il est aussi le seul pays dans lequel le réseau güleniste, qui scolarise plus de 10 000 enfants, est encore en place, après le coup d’État manqué à Istanbul en juillet 2017. Il était très actif en Asie centrale, sauf en Ouzbékistan d’où il avait été évincé. La situation actuelle du Kirghizstan est de fait  préoccupante sachant, que les prochaines élections présidentielles ont lieu en octobre.

Un schéma de radicalisation « périphérique »

Ainsi, malgré un héritage idéologique soviétique encore prégnant et des pratiques de surveillance sociale communes, les États d’Asie centrale font face à des situations religieuses différentes. Cependant, on y observe un schéma de radicalisation identique, essentiellement « périphérique » car alimenté par l’existence de millions de centrasiatiques travailleurs migrants en Russie, d’où partent quelques milliers de recrues pour Daech (sauf les 300 ressortissants du Kazakhstan qui eux, quittent leur propre pays) dont les capacités de nuisance sont réelles.
Chaque pays d’Asie centrale est exposé à un risque politique et social, mais la part du risque de radicalisation varie selon les lieux. Plus importante au Tadjikistan où l’État renforce son emprise dans un contexte de grandes difficultés économiques et au Kirghizstan du fait de la liberté d’action des prédicateurs de tous bords, elle est fortement liée à la gouvernance politique en Ouzbékistan et est supplantée par les risques sociaux au Kazakhstan13.
Le recrutement des djihadistes d’Asie centrale en Russie, au cours de leur séjour en migration de travail reste un élément clé. Sur place, dans les républiques, le pouvoir tente de promouvoir un islam national modéré et patriotique, qui s’appuie sur une relecture de l’école juridique hanafite et des valeurs ancestrales. 
Les élites intellectuelles et politiques, héritières des valeurs de l’Etat séculier, sont intimement persuadées du dessein américain de réislamisation de l’Asie centrale pour la déstabiliser et mieux la contrôler. Elles attribuent aux États-Unis la responsabilité de l’émergence de Ben Laden puis de Daech. Certains experts tadjiks n’hésitent pas à taxer le gouvernement de « fondamentaliste » jouant un double jeu, agitant la menace de radicalisation pour garder le pouvoir.

Le reste de la population demeure très attaché aux pratiques de l’islam populaire, en totale contradiction avec la doctrine fondamentaliste de purification de l’islam, et s’insurge contre l’amalgame fait entre islam et terrorisme. Reste à savoir combien de temps cette situation pourrait perdurer.

  • 1. Un dossier complet sera publié dans les cahiers des IFRE consacré aux radicalisations.
  • 2. Poujol, C., « L’islam en Asie centrale : une visibilité accrue après un long confinement », Questions internationales, n°82, La Documentation française, novembre-décembre 2016, pp. 63-76. Il y a à ce jour 2100 mosquées au Kazakhstan, 2700, au Kirghizstan, 4500 au Tadjikistan, pour 1350 en Ouzbékistan, d’après le directeur du centre d’études islamiques près la présidence du Tadjikistan, Fajzullo Barotzoda, rencontré le 26 mai 2017. Selon une autre source tadjike, deux tiers des mosquées auraient été fermées ces dernières années, les mollahs remplacés par des jeunes de moins de trente ans, comme la plupart des fonctionnaires d’Etat.
  • 3. Selon le rapport du Soufan Group de 2015: on compte pour l’Ouzbékistan : 500 combattants dans les rangs de Daech ; pour le Tadjikistan : 386 ; pour le Kirghizstan : 500 ; pour le Kazakhstan : 300 ; pour le Turkménistan : 360. Selon le chef du Centre antiterroriste de la CEI, le général du corps d’armée de police Andrei Novikov (2015), il y a environ 5000 citoyens russes qui font le djihad en Syrie dans les rangs de Daech. URL : http://www.interfax.ru/interview/447811 (consulté le 09.05.17). Il s’agit à plus de 85% de citoyens originaires d’Asie centrale. Voir l’article d’Ahmad Rakhmonov, https://www.novastan.org/fr/ouzbekistan/terrorisme-pourquoi-voit-on-autant-douzbeks-dans-les-attentats/
  • 4. http://thediplomat.com/2017/01/understanding-islamic-radicalization-in-central-asia/
  • 5. Khosrokhavar, F., Radicalisation, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2014.
  • 6. Benslama, F., Un furieux désir de sacrifice, Le surmusulman, Paris, Seuil, 2016.
  • 7. Roy, O, Le djihad et la mort, Paris, Seuil, 2016
  • 8. Kepel, G., Terreur et martyre, Paris, Flammarion, 2008.
  • 9. Observations de l’auteur dans les villes mentionnées entre janvier et mai 2017. Notons l’action de l’Association Mutakallim qui est parvenue à faire passer un décret autorisant les petites filles kirghizes à porter le voile à l’école et à changer l’uniforme hérité de l’URSS.
  • 10. Cependant, d’après Bakytbek Osmomov, directeur de la commission d’Etat des affaires religieuses au Kirghizstan, sur 1300 religieux qui ont passé le test de certification par l’Administration spirituelle des musulmans du Kirghizstan, 800 ne l’ont pas obtenu, voir http://www.planet360.info/rapid-islamization-in-kyrgyzstan/, du 6/8/2016, consulté le 20 mai 2017.
  • 11. D’après un informateur à Douchanbé le 26 mai 2017.
  • 12. Liste des 16 mouvements qualifiés de terroristes au Kirghizstan, https://ru.sputnik.kg/spravka/20160216/1022458293.html
  • 13. En l’absence d’informations consistantes, nous évitons de nous prononcer sur le Turkménistan.
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