En Russie, quelle cohabitation entre les religions ?

Auteur(s): 

Kathy Rousselet, directrice de recherche – Sciences Po Ceri

Date de publication: 
Février 2019
Illustration

Les représentations sur la cohabitation des religions en Russie sont très diverses dans l’espace public russe. Si certains acteurs sociaux présentent la Fédération comme une nation majoritairement russe et orthodoxe avec des minorités non russes et non orthodoxes - la Russie étant présentée comme l’Etat national du peuple russe (au sens ethnique du terme)1, et si d’autres tentent timidement d’introduire la notion de multiculturalisme, d’autres encore mettent en avant la pluralité des nations et des religions et vantent une approche eurasienne qui assurerait la cohabitation harmonieuse et le dialogue des cultures et des religions2.

En 2012, Vladimir Poutine a signé un oukaze sur la « Stratégie de la politique nationale de la Russie jusqu’en 20253 ». Celle-ci insiste sur la nécessité de « conserver et développer la diversité ethno-culturelle des peuples du pays. » En 2016, le Président a appelé à la rédaction d’une loi sur la nation russienne4, mais devant la réaction particulièrement virulente de certaines nationalités craignant d’être écrasées par la nation russe, il a décidé de remettre la rédaction de cette loi à plus tard et de la faire adopter après l’élection présidentielle de 2018. En fait, Vladimir Poutine a préféré introduire des amendements dans la Stratégie de la politique nationale de la Russie jusqu’en 2025 par un oukaze signé le 6 décembre 2018. Celui-ci insiste sur la conscience civique des citoyens de Russie comme appartenance à un même « peuple » [narod], sur la nécessité de respecter les droits et les devoirs civiques, sur les valeurs de la société russe [entendue au sens de « russienne »] que sont le patriotisme, le service rendu à la patrie, la famille, le travail constructif, l’humanisme, la justice sociale, l’entraide et le collectivisme. Revenant à « l’expérience historique et culturelle multiséculaire de la naissance et du développement de l’Etat russe, fondé sur l’interaction et la collaboration des peuples composant la Fédération de Russie », le point 4 de la Stratégie de la politique nationale réaffirme le caractère plurinational du peuple russe et déclare inadmissible toute discrimination selon des critères sociaux, raciaux, nationaux, linguistiques ou religieux. Adoptée dans un contexte de fortes migrations et de hausse de la xénophobie, cette Stratégie amendée est présentée comme un rempart contre l’extrémisme et les conflits inter-religieux.

La politique de l’Etat à l’égard des religions autres que l’orthodoxie russe permet de saisir la portée de ces amendements. Elle s’inscrit dans un imaginaire fondé sur un principe ethno-religieux, qui classifie et hiérarchise les mouvements en fonction de leurs liens historiques avec les peuples qui composent la Russie. Dans son préambule, la loi sur la liberté de conscience de 1997 reconnaît « le rôle spécial de l'orthodoxie dans l'histoire de la Russie » et affirme de façon imprécise qu’elle respecte « le christianisme, l'islam, le bouddhisme, le judaïsme et d'autres religions qui constituent une partie intégrante du patrimoine historique des peuples de la Russie ». Dans la pratique, l’Etat distingue dans le cadre de ses politiques publiques (en particulier dans le cadre de l’enseignement des fondements de culture religieuse) quatre grandes religions dites traditionnelles : l’orthodoxie, l’islam, le bouddhisme et le judaïsme. Plus précisément, les autorités publiques opposent, au sein des religions, les groupes dits traditionnels aux groupes non traditionnels, les Eglises aux « sectes », les bons aux mauvais5 à partir de plusieurs critères plus ou moins précis : degré d’inscription historique sur le territoire de la Russie, ainsi que de loyauté à l’égard du pouvoir et de collaboration avec l’Etat, ou encore absence déclarée de relations avec l’étranger.

Cette classification se nourrit des représentations et des pratiques qui remontent à l’histoire de l’Union soviétique et de la Russie, mais s’appuie aussi sur une connaissance souvent fragile des mouvements. Soutenue par des membres de l’Eglise orthodoxe russe, la politique de l’Etat à l’égard des mouvements non traditionnels est bien mise en lumière dans le rapport publié par l’organisation non gouvernementale SOVA portant sur l’application du droit de la liberté de conscience en Russie pour l’année 20186. Les Témoins de Jéhovah ont été lourdement persécutés en vertu de l’article 282.2 contre les activités extrémistes : plus de cent d’entre eux ont été poursuivis en justice pour avoir continué leur activité religieuse malgré l’interdiction du mouvement en 2017 par la Cour suprême de Russie. Vingt-cinq se trouvent toujours derrière les barreaux et près de mille d’entre eux ont quitté le pays7. L’Eglise de la Scientologie étant elle aussi considérée comme une organisation extrémiste, deux de ses adeptes sont actuellement en détention et plusieurs ont été assignés à résidence. Les mouvements musulmans n’ont pas non plus été épargnés : le Tablighi Jamaat a été interdit et les disciples du théologien kurde Saïd Nursî (1878-1960) persécutés ; le parti islamiste Hizb-ut-Tahrir a été déclaré organisation terroriste et lui aussi interdit.

Alors que les mouvements pentecôtistes et charismatiques attirent de plus en plus, tout particulièrement au sein de la population ouvrière, et dans certaines régions comme l’Extrême-Orient russe, les missionnaires sont régulièrement inquiétés dans le cadre de la loi anti-terroriste « Iarovaia » (du nom de la députée de Russie unie qui a présenté le projet à la Douma en 2016). Le pouvoir cherche à garder le contrôle des groupes religieux venant d’Occident. Le traitement médiatique des baptistes-initsiativniki, qui défendent ardemment leur indépendance par rapport au pouvoir politique par l’objection de conscience et par le refus de s’enregistrer et de voter, diffère peu de celui subi en Union soviétique dans les années 1970-80. Mais le rapport de SOVA montre que les restrictions religieuses ne touchent pas uniquement les religions dites non traditionnelles, mais aussi les religions dites traditionnelles. L’ONG de défense des droits de l’homme mentionne ainsi le cas de six citoyens israéliens ayant été verbalisés pour avoir allumé des bougies de Hanouka dans le bureau du Centre de la Kabbale à Moscou ; des organisations musulmanes « traditionnelles » auraient également été inquiétées. Elle ajoute que « de nombreuses organisations préfèrent ne pas donner de publicité aux actions menées contre elles ». Ces quelques exemples montrent combien la pratique, marquée par le flou et l’arbitraire, reste aujourd’hui bien éloignée des principes énoncés dans la Stratégie de la politique nationale de la Russie jusqu’en 2025.

  • 1. Lors de l’ouverture de la Xème Assemblée du Monde russe (2016), c’est ainsi que le patriarche Kirill précisait la place de l’orthodoxie dans la formation de l’Etat plurinational : “Nous parlons de l’Eglise orthodoxe russe comme d’une force morale dominante qui a assuré les conditions d’existence du Monde russe. S’il n’y avait pas l’orthodoxie, la Russie, grande et multinationale, n’existerait pas, le Monde russe non plus, car dans ce Monde russe et en Russie les autres ne se sentiraient pas à l’aise et ils lutteraient contre un centre qui écraserait leur identité. (« Doklad svjatejšego Patriarha Kirilla na X Assamblee Fonda « Russkij mir », 3 novembre 2016, [URL : http://www.patriarchia.ru/db/text/4658869.html].
  • 2. Voir Valery Tichkov, « L'unité dans la diversité : la Russie comme État-nation », Revue internationale et stratégique, vol. 92, n° 4, 2013, p. 87-96.
  • 3. [URL : http://pravo.gov.ru/proxy/ips/?docbody&link_id=0&nd=102161949]
  • 4. « Russe » se dit dans la langue russe de deux façons : rousskiï et rossiïskiï. Depuis le début des années 1990, le pays, en recherche d’identité, se débat avec l’usage de ces deux termes pour la définition du « peuple » [narod] qui habite la Fédération de Russie. En fait, le premier terme renvoie à une définition ethnique du peuple, alors que le second, souvent traduit par russien, à une définition civique, étatique. A cela s’ajoutent une polysémie du terme narod, souvent confondu avec les notions de nation, ethnie ou population, mais aussi l’acception confuse du mot natsia. Comme le constate le socio-linguiste Sergueï Sakhno, si le terme de « rousskiï narod » et « rousskaia natsia » sont fréquents, ceux de rossiïskaia natsia ou natsia rossiian sont sources de polémiques. Voir Sergueï Sakhno, « « Peuple », « nation » et « ethnos » dans le discours russe », Strates, n°12, 2006, [ URL : http://journals.openedition.org/strates/1802].
  • 5. Voir le dossier "Bon" islam versus "mauvais" islam dans le Caucase du Nord : un jeu dangereux, [URL : /ceri/oir/bulletin?12]
  • 6. Olga Sibireva, « Problemy realizacii svobody sovesti v Rossii v 2018 godu », 14 mars 2019, [URL : https://www.sova-center.ru/religion/publications/2019/03/d40762/].
  • 7. Le procès du militant danois Dennis Christensen, condamné le 6 février 2019 à six ans de prison pour « activités dans une organisation extrémiste », a fait grand bruit.
Retour en haut de page