Emmanuel Macron au Vatican: note sur la République "catho-laïque"

Auteur(s): 

Philippe Portier, directeur d’études à l’EPHE & directeur du GSRL – Paris

Date de publication: 
Août 2018
Illustration

Discours accessible à l’adresse suivante : http://www.elysee.fr/videos/new-video-323/

Pour ce numéro 20, la Ressource(S) s’attaque au décryptage non pas d’une, mais deux allocutions, prononcées par le Président Emmanuel Macron lors de son déplacement à Rome. Fin juin dernier, le chef de l’Etat s’était en effet rendu au Vatican, afin d’y recevoir les insignes de la fonction de chanoine de la Basilique du Latran, ainsi que le veut la tradition française depuis Henri IV. A cette occasion, il a prononcé deux discours, l’un lors de la remise de ces insignes distinctifs, l’autre devant la communauté ecclésiale française du Vatican. Philippe Portier, spécialiste du fait religieux et directeur du Groupe Sociétés Religions et Laïcités à l’Ecole pratique des hautes études, analyse ces deux interventions en rendant saillant le caractère historiquement « catho-laïque » de notre régime républicain, et dont témoigne cette fonction honorifique attachée au chef de l’Etat français.

Allocution à la communauté ecclesiale française de Rome 

26 juin 2018

[…] Me trouver devant vous aujourd’hui, c’est acter un moment un peu à part et une visite un peu à part. Et pouvoir retrouver la communauté ecclésiastique française présente ici, au Vatican, c'est aussi partager un peu de cette singularité. Et je le fais à un moment, à l’issue de ce voyage, qui est peut-être – je ne le sous-estime pas – une torture pour quelques-uns d’entre vous puisque nous sommes au début du match de l’équipe de France dans ce Mondial, au moment où je commence à m’exprimer devant vous, la 19èmeminute était à peu près en train de s’ouvrir, il y avait toujours 0 à 0, et des mauvaises langues étaient en train de me dire « avec une légère domination danoise ». Sur ce sujet, il est permis d’avoir de la mauvaise foi. Nous serons donc qualifiés, mais, j’espère, dans les meilleures conditions, et dès après cette cérémonie, nous pourrons voir au moins la deuxième mi-temps. Je vous remercie en tout cas d’avoir été présents pour cette cérémonie, et d’être dans cette basilique dont les premières fondations remontent au IVème siècle, dont nous avons rappelé à l’instant, avec Son Excellence et le chanoine qui nous a fait l’amitié de ce tour, l’importance et le statut un peu à part dans l’Eglise.

Et c’était aussi l’occasion de rappeler le statut un peu à part, ou le lien un peu à part de la France avec l’Eglise catholique. Et je remercie l’ensemble de la délégation qui m’a accompagné, évidemment le ministre d’Etat, ministre de l’Intérieur, et donc en charge des Cultes, ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, nos parlementaires et l’ensemble de la délégation qui ont accepté, depuis ce matin, d’être à mes côtés.

Je tiens à ce lien un peu particulier. Et ce lien un peu particulier et tout à la fois le fruit de notre histoire, que nous avons eu l’occasion de rappeler tout à l’heure, est parfaitement compatible avec la France contemporaine que nous connaissons. Parce que l’histoire de la France fait que la République a construit son aventure un peu particulière avec l’ensemble des religions, mais je dirais, tout spécifiquement avec l’Eglise catholique. La séparation de l’Eglise et de l’Etat, c’est la reconnaissance d’un ordre temporel et d’un ordre spirituel. C’est la reconnaissance qu’il y a sur les affaires politiques, une spécificité complète, que l’ordre politique s’établit, que les lois ne sont décidées que par ceux qui représentent et ont la souveraineté du peuple ; mais c'est permettre à chacun, au sein de la Nation, de croire et de ne pas croire. Et donc c’est donner aussi la possibilité à chacun, en respectant les règles de la République dans sa vie de tous les jours, d’avoir ce rapport à la spiritualité.

Et donc la laïcité française, qui parfois, est un mystère – nous en avons longuement parlé ce matin avec Sa Sainteté le Pape François – ça n'est pas la lutte contre une religion ! C’est un contresens ! C'est une loi de liberté, la laïcité. C'est la liberté de croire et de ne pas croire, et c'est donc la possibilité pour chaque individu de croire résolument, absolument et je n’ai pas à la qualifier ni à en connaître, en tant que chef d’Etat. C’est d’être dans sa religion, à la condition que chacune et chacun, quelle que soit sa religion, sa conviction philosophique – ou pas – soit pleinement dans la République pour ce qui est des affaires de celle-ci. Et c'est pourquoi, je crois très profondément que ce lien particulier qu’a la France avec l’Eglise catholique est compatible, y compris la cérémonie que nous venons de vivre, avec la séparation de l’Eglise et de l’Etat.

La laïcité, ce ne serait pas une pudibonderie contemporaine qui consisterait à dire « ne me parlez pas de religion » ! « Cachez cette religion », ou « cette croyance que je ne saurais voir » ! Elle est partout dans la société ! Et nous en avons anthropologiquement, ontologiquement, métaphysiquement besoin. Certains comblent ce besoin dans des convictions philosophiques, d’autres, dans un agnosticisme revendiqué. Mais cela est là. Et donc la présence, ma présence ici avec l’ensemble des membres de la délégation, et le fait d’être présent à cette cérémonie et dans ce lieu multiséculaire avec vous témoigne de ce « en même temps revendiqué ».

La deuxième chose qui fait ma satisfaction de vous avoir à mes côtés et de m’exprimer devant vous aujourd’hui, c’est que je crois qu’on ne construit rien de solide dans un monde en bouleversement profond, où les changements sont radicaux, quels que soient les sujets, qu’ils soient technologiques, économiques, sociétaux, géopolitiques - regardez le monde dans lequel nous vivons : tout est bousculé , tout, les repères dans lesquels nous pensions vivre et que nous croyions intangibles sont profondément percutés -, nous ne pouvons pas avancer si nous ne savons pas d’où nous venons et quelles sont nos racines profondes, nos traditions, avec leurs histoires ! Et donc le lien particulier qu’il y a aussi entre la République française et le Vatican, c’est une part de cette histoire. C’est une part de l’histoire de la France, de ce qui l’a faite, de son socle, de ses origines, elle n’est pas exclusive ! Elle s’est modifiée à travers le temps, y compris à travers les combats politiques, les lois, celles que je rappelais à l’instant. Mais oublier ses racines ou ne pas vouloir les voir, c’est en tout cas s’assurer à peu près qu’on ne peut pas regarder le présent et ses tourments avec la force de ce qui nous a faits.

On peut accepter beaucoup de choses, on peut penser beaucoup de choses et avoir une action courageuse, à condition de savoir d’où l’on vient et ce qui nous a faits ; quels sont les fondements philosophiques, religieux de nos sociétés. Ils sont là. C’est une réalité. Des luttes et des histoires ont fait qu’on s’en est émancipé, et que le lien entre l’Etat français, la République et la religion catholique n’est pas celui qu’il fut il y a deux cents ou trois cents ans. Mais ces racines sont là. Et ne pas vouloir voir ces racines, les penser, les intégrer, pas simplement pour regarder un héritage, mais pour comprendre ce que nous sommes, c’est se priver de pouvoir, avec beaucoup de force et de calme, saisir les défis contemporains.

Et lorsqu’on parle de tous les sujets qui fâchent – ce que nous avons fait, ce matin, avec Sa Sainteté le Pape, des lois bioéthiques qui arrivent en France, des relations entre les religions, du sujet des migrants, des sujets géopolitiques qui nous préoccupent -, il faut à chaque fois le faire en tenant cette tension entre notre histoire contemporaine et nos traditions, en sachant aussi ce qui nous a constitués, en connaissant nos accords et nos désaccords, mais en cherchant ce qu’il y a de non négociable dans ce qui nous faits. Et ce qui est non-négociable nous est commun : la considération pour la personne et la dignité de chacun, la volonté de respecter les droits comme un absolu, et un certain goût de l’universel.

Il y a peu de lieux comme le Vatican où on pense le monde et où tout le monde est convoqué. Mais il y a peu de pays comme la France où on prétend penser le monde entier, et où le monde entier est aussi convoqué. Nous avons en commun ces quelques principes, et dans des moments où tout pourrait nous faire basculer vers le repli, le doute, le retranchement et le ressentiment, savoir ce qu’il y a de non négociable dans nos principes est je crois essentiel. Et je dis ça sans naïveté aucune et en connaissant le quotidien du pays que j’ai aujourd’hui à présider, et que le gouvernement administre. Sa Sainteté le Pape François, à plusieurs reprises, a d’ailleurs reconnu ce chemin difficultueux. Nous ne parlons pas de ces principes comme étant dans des éthers ! Non ! Ils sont évidemment difficiles chaque jour, parce qu’ils sont bousculés chaque jour par les violences contemporaines, les inégalités que nous vivons et c'est tout cet art de la précaution qui va avec l’art de gouverner.

L’art de la précaution dont il a parlé à plusieurs reprises, la prudence, ce n’est pas se calfeutrer dans le refus du monde, ou la volonté de ne pas voir ou de ne pas toucher : c’est l’inverse. C'est l’humilité qui consiste à savoir que, tout en étant profondément attachés à ses principes, nous savons qu’il faut accepter la part de réel, les peurs, les imperfections, les chemins plus difficultueux. Mais une chose est de vouloir et d’agir avec humilité en sachant que ça ne satisfait pas tout à fait tout le monde, mais en en connaissant le cap, une autre est de vouloir revenir sur ces principes. C’est aujourd’hui ce combat qui parcourt notre Europe.

Et donc en étant présent devant vous aujourd’hui, j’ai conscience d’être dans ce dialogue un peu... singulier qui a fait notre histoire et que nous avons eu ce matin avec Sa Sainteté le Pape François, celui qui est le fruit d’une série de tensions fécondes, d’un dialogue libre, franc que nous avons eu, et d’une amitié profonde. Cette tension entre la tradition et la modernité contemporaine, cette tension entre les principes auxquels nous croyons, et sur lesquels nous ne composerons jamais, qui unissent la France et le Vatican, et les difficultés contemporaines, les doutes, les peurs qui étreignent nos peuples.

Dans le moment que nous vivons, ne pas maintenir ces tensions, c’est commettre une erreur. Et c'est pourquoi ce dialogue est à mes yeux si important. C’est choisir les principes sans mains, la petite morale, ou c'est choisir la renonciation à nos valeurs, le cynisme ou la violence. Je crois qu’il y a un chemin qui, fort de nos valeurs, est celui qui consiste à embrasser le réel, le saisir, essayer de corriger chaque jour un peu, en étant conscient que cette correction de chaque jour n’est jamais suffisante, mais qu’il y a un chemin.

Et dans ce dialogue unique qu’il y a entre la République française, la France et le Vatican, c'est aussi le dialogue qu’il y a entre les imperfections quotidiennes de l’art de gouverner, et une spiritualité qui accompagne chaque catholique. Et nous avons besoin de ce dialogue-là ; qui n’est pas un dialogue de leçon de l’un à l’autre, qui ne doit jamais être un dialogue d’incompréhension ou de non-dits, mais qui impose en permanence l’échange, la compréhension, ce qui a fait notre histoire commune.

Nous sommes ici dans un lieu, et nous avons vu il y a quelques instants la statue d’Henri IV, qui a reconnu la conversion d’un roi et sa volonté de réconciliation à un moment où tout était fracturé en Europe, et en France tout particulièrement. Tout le monde en doutait, on lui disait que c’était impossible, ses plus proches conseillers lui disaient que c’était une imbécilité de le faire. Il l’a fait et au cœur même – au cœur même ! – de l’Eglise. Au cœur du cœur, dans non seulement la plus vieille mais la plus grande des églises d’Europe, on lui a donné ce titre, j’en ai rappelé l’histoire. Et on lui a donné ce titre à lui, qui n’était pas le meilleur des catholiques ! Qui n’était pas le meilleur exemple ! Dont les sobriquets ont accompagné la vie, qui manifestait quelque chose qui ne recouvre pas totalement l’idée qu’on peut se faire d’un tel statut ! Précisément parce qu’il a assumé cette tension au moment où il l’a fait. Parce qu’avec l’Edit de Nantes, avec le choix de cette réconciliation, il l’a fait pour la France et pour l’Europe à l’époque ! Le choix de reconnaître une part des traditions qui faisaient son royaume, et d’accepter le déséquilibre historique, éthique, personnel de sa situation.

Dans les moments tragiques de l’histoire, on ne vit qu’en déséquilibre, et dans le dialogue que nous avons à nouer, en particulier avec l’Eglise catholique, c’est un dialogue de déséquilibre fécond, d’instabilité aimée qu’il faut préserver. Ses deux jambes ne sont jamais tout à fait les mêmes ; peut-être que parfois, ça claudique, d’autre fois ça court, mais celui qui est stable n’avance plus. Celui qui accepte l’insécurité, l’intranquillité dans ces moments critiques, aide à avancer sans doute.

Nous aurons donc beaucoup de temps intranquilles devant nous, et nous ne l’avons pas choisi. L’évolution de la société est ainsi faite, ce qui en ce moment est un défi pour l’Europe, parce que c'est une crise politique et un défi pour l’Europe, la grande crise migratoire que nous connaissons à travers à la fois la Méditerranée, les Balkans et l’Espagne, c’est l’interrogation qui est faite à nous-mêmes de savoir comment nous nous pensons, comment nous pensons notre histoire et notre avenir, et quelle place nous voulons donner à l’autre dans ce projet. Ni plus ni moins.

Je passerai encore beaucoup de jours, de nuits et de mois à trouver des solutions techniques avec mes collègues pour ce problème, mais au fond, la question essentielle n’est que celle-ci : elle ne se résout ni dans la dilution absolue de ce que nous sommes, ni dans le rejet absolu de l’autre, mais dans un chemin qu’il nous faudra trouver si nous voulons que l’Europe tienne.

Les doutes que nos sociétés ont devant les changements technologiques, les transformations les plus sociétales, sont là. Et ils imposent d’une part de savoir quelle est la grammaire fondamentale que nous voulons continuer à faire respecter, et aussi de savoir reconnaître la part de chacun dans la société. Les changements climatiques, technologiques – je ne serai pas exhaustif – aujourd’hui, tous ces sujets sont des sujets que nous ne saurons traiter de manière simple, naïve, immédiate. Ils imposeront ce déséquilibre, de décentrement, cet inconfort.

Alors Mesdames et Messieurs, vous êtes ici avec une part de France, dans ce lieu un peu particulier du monde, et dans ces temps qui s’ouvrent, avec une responsabilité sans doute un peu particulière. Je souhaite que la France, dans ces moments de doute, joue son rôle, qu’elle joue sa part : celle d’être un pays qui avait toujours de rapport à l’universel que j’évoquais il y a un instant, et que nous essayons d’apporter notre réponse à ces défis contemporains. Parce que nous avons un peu le monde chez nous et que quand nous n’apportons pas ces réponses, nous ne savons pas vivre avec nous-mêmes. J’y mettrai toute mon énergie, le gouvernement, l’ensemble des parlementaires aussi, il faut regarder les choses avec humilité, nous ne réglerons pas tout, mais nous essaierons de trouver un chemin et d’avancer.

Dans ces moments-là, votre présence ici est tout particulièrement importante. D’abord pour porter un peu de ce message et de cette ambition française, ici, au Vatican, mais également pour poursuivre le dialogue, l’échange, la controverse, la discussion, le cheminement conjoint. Parce que nous ne pouvons, dans ces temps qui viennent, choisir le silence ou accepter les malentendus. Ça prend parfois un peu de temps, mais nous y arriverons ; et donc je vous donne cette double responsabilité : celle de porter un peu de ce projet français, mais celle aussi d’avoir cette responsabilité de dialogue, cette capacité à poursuivre ce chemin.

La France l’a vécu, ces derniers mois et ces dernières années. Les catholiques en France ont su poursuivre ce chemin difficultueux. Il suffit de ne pas tomber dans le doute ou le repli. Après le terrible attentat et l’assassinat du Père HAMEL, les catholiques ont été exemplaires ; ils seront sollicités à nouveau. Mais le dialogue que nous avons entre le Vatican et la France est dans cette période, indispensable. Si nous ne voulons pas céder aux peurs, et si nous ne voulons pas nous réfugier dans l’irénisme.

Voilà quelques convictions parcellaires, imparfaites, et au-delà du texte qui m’avait été fait mais que je n’ai pas du tout suivi, donc que je ne vais pas reprendre, mais que je voulais vous livrer après cette journée dense, très forte et pour moi très émouvante, et les échanges que j’ai pu avoir. Mais vous avez donc, chacune et chacun, un peu de ce mandat. Et ne le mésestimez pas. En plus de vos tâches, ici, dans vos qualités, vos fonctions, je vous demande un peu de porter ce message de la France et de poursuivre, d’entretenir ce dialogue indispensable entre nous. Je compte sur vous pour cela et je vous remercie d’être là et de poursuivre. Je reviendrai, vous l’avez compris, mais nous allons continuer à cheminer ensemble.

Je ne serai pas plus long, j’ai passé un temps avec vous et je veux à la fois vous remercier pour votre présence, remercier notre ambassadeur pour tout le travail effectué pour l’organisation de cette visite, merci également, Madame, et remercier l’ensemble de la délégation qui m’accompagnait et qui est venue à votre rencontre, mais aussi l’ensemble de ceux qui nous accueillent dans ce lieu chargé tout à la fois d’histoire et de spiritualité. Merci beaucoup !

Le Président Emmanuel Macron s’est rendu à Rome le mardi 26 juin 2018 à l’invitation de Mgr. Luca Brandolini, vicaire du chapitre de la basilique de Saint-Jean-de-Latran, qui est aussi la cathédrale de l’évêque de Rome. Il s’agissait pour lui, selon la formule consacrée, de « prendre possession de la stalle d’honneur du chapitre de la basilique » traditionnellement réservée au chef de l’Etat français. Ce moment lui a donné l’occasion de rencontrer le Pape François. C’était la première fois depuis son entrée en fonction.

En 1604, le roi Henri IV avait permis au chapitre de la basilique du Latran de recevoir une partie des revenus de l’abbaye de Clairac en Aquitaine. Il entendait le remercier pour le soutien que ses chanoines lui avaient apporté lorsqu’il avait entrepris d’expliquer au Pape sa politique de réconciliation entre catholiques et protestants. Le don avait été suivi d’un contre-don : outre la décision de faire dire une « messe pour la prospérité de la France » - pro felici statu Galliae - chaque treize décembre, jour anniversaire de la naissance d’Henri IV, le chapitre avait alors intégré à sa pieuse compagnie le généreux monarque en l’instituant « premier et unique chanoine honoraire ». Attribué perpétuellement, le titre, comme la messe pour la France (dite aussi « de Sainte-Luce ») d’ailleurs, a persisté à travers le temps. Rome, malgré les secousses de l’histoire, n’a jamais voulu le remiser. Quoique rompu, de facto, dans les premières décennies de la Troisième République, ce cérémonial a retrouvé progressivement son épaisseur. Après que l’ambassadeur de France près le Saint-Siège soit reparu en 1926 à la messe de Sainte Luce, le Président de la République René Coty, lors de son déplacement à Rome en 1957, s’est rendu au Latran pour y recevoir les insignes de sa fonction canoniale. Il a introduit là une pratique de la présence que reprendront plusieurs de ses successeurs. Le général de Gaulle, Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy feront également le voyage romain. Seul, à droite, Georges Pompidou déclinera l’invitation. On a interprété ce geste comme une trace persistante d’un anticléricalisme, lui-même lié à son ascendance familiale. On ne peut négliger non plus le fait que l’après Mai 68 ne se prêtait guère aux expressions de tradition. A gauche, l’honneur n’a pas été refusé, ni par François Mitterrand ni par François Hollande, même si aucun des deux cependant n’est allé le recevoir. Le premier sans doute pour ne pas troubler les équilibres au sein du Parti socialiste ; le second en raison, de surcroît, d’une indifférence à l’égard de la religion, dont il n’a, sauf peut-être à la fin de son mandat, jamais réellement perçu l’importance politique.

A plusieurs reprises durant la campagne présidentielle de 2017, Emmanuel Macron avait, tout à rebours de François Hollande, affirmé son lien avec l’Eglise, en visitant par exemple la basilique de Saint-Denis et un centre du Secours catholique. Son allocution au Collège des Bernardins en avril 2018 avait pareillement illustré cet attachement. On ne s’étonne donc pas qu’il ait, quant à lui, voulu aller en personne recevoir son titre. Trois raisons, surdéterminées peut-être par une biographie dans laquelle intervient sa conversion adolescente au collège jésuite d’Amiens, peuvent expliquer sa décision. La première est d’ordre philosophique. A la manière de Paul Ricoeur, le Président accorde une place centrale à la tradition : le progrès, explique-t-il souvent, suppose l’enracinement. On retrouve là le point de vue de l’incarnation qu’il met toujours en avant : la logique démocratique ne doit pas s’enfermer dans la circularité de l’immanence ; elle doit avouer sa dette à l’égard d’un passé qui la stabilise, d’autant qu’ici la tradition implique l’Eglise catholique. Est intervenue aussi une raison d’ordre diplomatique. Le Saint-Siège pèse sur la scène internationale. La France a tout intérêt à maintenir avec lui une relation de bonne entente. Le Président l’a dit ainsi dans l’adresse prononcée le 26 juin en la basilique du Latran : « La présence du chef de l’Etat français à Rome souligne la volonté de la France d’approfondir les relations d’amitié, de compréhension, de confiance, qu’elle entretient avec le Saint-Siège. Je souhaite que cette relation se développe encore pour nous permettre de travailler ensemble en faveur de la paix, au service du bien commun ». On peut y adjoindre enfin une raison stratégique : même si Emmanuel Macron a déclaré à Rome « ne pas croire au clientélisme religieux », il n’est pas impossible qu’il ait voulu là, pour asseoir son projet d’occuper durablement le centre de l’espace politique national, consolider le lien avec un électorat catholique qui, lors du premier tour des présidentielles, lui avait préféré François Fillon.

Le programme de la journée romaine a été très chargé. En début de matinée, le président a rencontré au Palais Farnèse les responsables de la communauté Sant Egidio. Créée en 1968 pour venir en aide aux pauvres de Rome, la communauté d’Andrea Riccardi s’est progressivement ouverte aux opérations de solidarité et de pacification internationales. On la trouve aujourd’hui très impliquée, comme le signale le protocole qu’elle a signé avec le gouvernement français en mars 2017, dans la constitution de « couloirs humanitaires » permettant aux familles réfugiées d’être accueillies en Europe dans de bonnes conditions de sécurité. Il est courant de la définir comme un service parallèle de la diplomatie vaticane. Les interlocuteurs ont fait le point sur le dossier des migrants (dans le contexte d’un durcissement de la politique italienne à leur égard). L’entretien privé avec le Pape François est venu ensuite. D’une longueur inaccoutumée, près d’une heure, il a été l’occasion d’un tour d’horizon sur les questions relatives aux enjeux migratoires, bioéthiques et environnementaux, sur le désarmement également et les crises internationales. Après une rencontre avec le cardinal Pietro Parolin, secrétaire d’Etat, prolongé par un déjeuner avec lui à la villa Bonaparte, le Président s’est rendu à la basilique du Latran. Nicolas Sarkozy avait, dans les mêmes circonstances, prononcé dans le Palais qui jouxte l’église, un discours-programme sur la laïcité française. Emmanuel Macron s’est satisfait, pour sa part, d’une simple adresse dans laquelle, comme on l’a vu, il a rappelé « la tradition de concorde et d'amitié entre la France et le Vatican ». Placée sous la présidence de Mgr. Angelo de Donatis, vicaire du Pape pour le diocèse de Rome, la cérémonie a comporté une prière d’intercession prononcée par l’épouse de l’ambassadeur près le Saint-Siège et l’épouse du ministre conseiller de l’ambassade. Cette symbolique de l’union de l’Eglise et de l’Etat a suscité, immédiatement, une vive critique de la part de toute une partie de la gauche, et notamment de la France insoumise.

Au cours de sa rencontre -- qui a suivi l’intronisation canoniale -- avec la communauté ecclésiale française installée à Rome, et de la conférence de presse qui a clôt le séjour, Emmanuel Macron est revenu certes sur la relation chaleureuse et profonde -- il a parlé d’une rencontre « philosophique » -- que le voyage romain lui a permis de nouer avec le Pape François. Il a évoqué surtout le lien qui unit la France et l’Eglise catholique. Inscrits dans la ligne de l’allocution prononcée aux Bernardins en avril 2018, ses propos à la communauté française se sont noués autour de deux points essentiels. Le Président a insisté, d’une part, sur l’héritage chrétien de la France : « nous ne pouvons pas avancer si nous ne savons pas d’où nous venons. Ne pas vouloir voir ces racines, c’est se priver de pouvoir saisir (…) les défis contemporains ». Cela l’a amené à défendre l’idée que les religions, et particulièrement l’Eglise catholique, avaient toute sa place dans le travail de « promotion du bien commun ». Une telle participation, a-t-il ajouté, est d’ailleurs compatible avec la laïcité française : « la laïcité française, ça n’est pas la lutte contre une religion, c’est un contresens, c’est la liberté de croire et de ne pas croire ». Emmanuel Macron a signalé, d’autre part, que cette dette à l’égard du catholicisme n’était ni exclusive ni injonctive. L’histoire avance : il convient, sachant que « les lois ne sont décidées que par ceux qui représentent et ont la souveraineté du peuple », que le pouvoir politique puisse l’accompagner, dans le respect certes de ces « principes non négociables », selon l’expression de Benoît XVI, qu’est « la considération pour la personne, pour la dignité de chacun et la volonté de respecter les droits comme un absolu ». Dans sa conférence de presse, le Président a fait application de cette dialectique à la question bioéthique. Tout en se montrant respectueux des convictions catholiques, notamment sur le « principe de vie » et la « filiation », l’Etat, a-t-il déclaré, doit faire droit, « en même temps », à la « liberté de la femme » et à son « projet parental » : « sur ces sujets, on doit accepter que la société évolue ».

La réception du titre canonial n’est pas un simple hommage rendu à la tradition. La liturgie a partie liée avec la politique. Elle a une double fonction pratique. Comme on l’a vu ici avec la question européenne et la question migratoire, elle permet au gouvernement français de conforter ses positions internationales, en leur apportant le soutien visible des ressources vaticanes. Elle lui donne aussi de pouvoir expliquer, sur ce que le Président lui-même a appelé les « sujets qui fâchent », sa politique intérieure et, en l’espèce, de désarmer les critiques catholiques qui pourraient s’exprimer, en France, contre sa politique libérale en matière bioéthique. Sans doute faut-il élargir le champ de l’analyse : bien qu’ils n’aient pas tous accepté de recevoir le titre du Latran, les Présidents de la Ve République -- à l’exception de Georges Pompidou -- ont tous rendu visite au Pape. C’est là, parmi tant d’autres signes, une expression du caractère « catho-laïque » de notre République.

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