Les derniers soubresauts électoraux du président Trump

Denis Lacorne

Les résultats des élections présidentielles américaines sont rarement contestés, avec deux exceptions notables : l’élection de 1876 et celle de 2000.
En 1876, aucun des deux candidats, le républicain Hayes et le démocrate Tilden (qui l’emportait en nombre de votes populaires) ne disposait d’une majorité de grands électeurs. Trois États, la Louisiane, la Floride et la Caroline du Sud présentaient des listes rivales de grands électeurs. Le Congrès restait dans l’incapacité de trancher puisque la Chambre des représentants, contrôlée par les Démocrates, préférait Tilden alors que le Sénat, contrôlé par les Républicains, choisissait Hayes. Un compromis fut trouvé in extremis avec la mise en place d’une commission bipartisane qui donnait la présidence à Hayes et offrait à Tilden, comme lot de consolation, une extraordinaire victoire politique : le rétablissement de l’autonomie politique des États du Sud, fondée sur le départ des troupes fédérales, et la mise en place rapide et brutale d’un système de dépossession du droit de vote des Noirs — citoyens théoriquement libres — mais subjugués jusqu’au vote de deux grandes lois libératrices, votées sous l’administration Johnson (le Civil Rights Act de 1964 et le Voting Rights Act de 1965). Le deuxième exemple, mieux connu, est celui de l’élection de 2000, qui se termina avec une intervention de la Cour Suprême, interrompant le recomptage des voix de la Floride, le 12 décembre. Les Républicains l’emportaient alors avec une majorité de 537 voix.  

L’objet du débat actuel est inséparable des effets d’annonce des résultats de l’élection. Aux États-Unis comme en France, les résultats des élections présidentielles, depuis les années 1970, sont officieusement annoncés par un consortium d’agences de presse et de grandes chaînes de télévision (AP, Reuters, Fow News, CBS, ABC, CNN...). Ce consortium s’appuie sur des decision desks qui font le point du décompte des voix à partir de données collectées au niveau des comtés des différents États décisifs (battle-ground states ou swing states). Des armées de statisticiens anticipent les résultats finaux, à partir de projections fondées sur les résultats déjà acquis et de ceux recueillis dans le passé lors d’élections comparables. Lorsque ces projections sont « sûres », les médias annoncent la « victoire » de tel ou tel État par tel ou tel candidat. Ainsi, le samedi 7 novembre, à 17h 30, heure française, CNN, AP, CBS et d’autres médias annoncèrent la victoire de Biden en Pennsylvanie, à l’issue du comptage de plus de 95% des votes. Biden l’emportait avec une avance (encore provisoire) de 49 064 voix sur son rival. Cette victoire lui permettait de franchir la barre de la majorité absolue des grands électeurs, avec 270 grands électeurs (sur un total de 538). Son élection était donc acquise. 

Il n’y a pas aux États-Unis, comme en France, de ministère de l’Intérieur qui centralise tous les résultats et officialise rapidement les résultats annoncés par les médias le soir même du vote. Les résultats officiels résultent d’un lent processus de certification dont les étapes varient selon les États. Par exemple, les dates de certification sont le 20 novembre pour la Géorgie, le 23 novembre pour le Michigan et la Pennsylvanie, le 30 novembre pour l’Arizona, le 11 décembre pour la Californie... Tous les litiges en cours doivent être résolus au plus tard le 8 décembre. Les grands électeurs se réunissent et votent dans chacun des Etats le 14 décembre. Ces votes sont ensuite placés dans des enveloppes scellées et envoyées à Washington D.C. pour y être reçues, au plus tard le 23 décembre. Le 6 janvier 2021 marque l’inauguration d’un nouveau Congrès où les deux chambres réunies comptent les votes et déterminent officiellement le nom du prochain président. 

Lorsque Trump feint de croire qu’il a gagné l’élection, il utilise une ruse classique consistant à dire : attention les résultats officieux n’ont pas encore été certifiés comme exacts. Attendons les résultats qui seront officiellement annoncés le 14 décembre ou le 6 janvier. Et pour faire durer le plaisir et l’incertitude, Trump et ses avocats, emmenés par l’ancien procureur général du Southern District de New York, Rudolph Giuliani, ont choisi de multiplier les procès, dans l’espoir de démontrer qu’il y a eu maldonne ou tricherie systématique. Toutes les erreurs et bavures, inévitables dans un pays-continent sont recensées par l’équipe de Giuliani avec un soin d’entomologiste. Le seul problème est que les tribunaux sollicités, au niveau fédéral comme au niveau des États fédérés, n’interviennent que si l’erreur ou la fraude est suffisamment conséquente pour renverser l’issue de l’élection. La multiplication d’actions judiciaires intentées (plus de 300) n’a abouti à presque rien, au point même que de prestigieux cabinets d’avocats comme Porter, Wright et Morris de l’Ohio et Snell et Wilmer de l’Arizona se sont retirés des dossiers électoraux pourtant acceptés par eux. En Pennsylvanie, six avocats viennent de se désister, faute de disposer de preuves convaincantes. En fait, la plupart des dossiers d’accusation sont vides ou ne comportent que des points de détails sur une adresse manquante sur des enveloppes de vote, des signatures illisibles (sur les mêmes enveloppes), des corrections d’erreur de vote favorisant le camp démocrate, des bulletins de vote « perdus », l’absence de scrutateurs républicains ou leur trop grande distance vis-à-vis des opérations de dépouillement, des pannes ou des erreurs de calcul des machines à compter les votes, des réceptions de bulletins de vote postérieurs à la date de l’élection, des enveloppes reçues sans cachet de la poste, ou des enveloppes anti-datées, etc.  La rumeur de la perte de plus de 2,7 millions de votes, à l’échelle nationale, a été formellement démentie par une direction du ministère de l’Intérieur (Department of Homeland Security), la Cybersecurity and Infrastructure Security Agency. Cette administration a précisé dans une déclaration du 12 novembre adressée à l’Association nationale des secrétaires d’État (fédéré) : « Il n’existe pas de preuve que des systèmes de comptage de votes aient perdu, supprimé ou modifié des votes, ou encore subi des manipulations compromettantes ». La thèse conspirationniste colportée par Giuliani, selon laquelle Smartamatic, une société de comptage de votes utilisée par certains comtés du Michigan et de Géorgie, aurait été fondée par Hugo Chavez (pour truquer les élections d’Amérique latine) et financée par George Soros s’avérait être dénuée de tout fondement.  

La seule arme de poids pour défaire une élection repose sur le recomptage des bulletins de vote des États et l’espoir que celui-ci fasse émerger une majorité contraire. Ce recomptage peut être exigé par les tribunaux. Mais il est le plus souvent automatique. Il dépend de l’écart existant entre les deux finalistes, démocrate et républicain. En Pennsylvanie, par exemple, le seuil de recomptage automatique est fixé par la loi à 0,5% des voix. L’écart constaté à l’issue de l’élection, de 0,8% environ, est trop large pour lancer une telle opération. En Géorgie, à l’inverse, l’écart entre les finalistes est de 0,29% — ce qui implique un recompte automatique, toujours en cours. Mais les chances de succès d’une telle procédure sont quasi-nulles, comme l’a observé Karl Rove, l’un des principaux architectes des victoires électorales de George W. Bush dans une récente tribune du Wall Street Journal. Les seuls recomptes qui ont changé l’issue d’une élection dans les dernières cinquante années aux États-Unis concernaient une élection sénatoriale du New Hampshire en 1974 et l’élection d’un gouverneur dans l’État de Washington en 2004. Les écarts séparant les finalistes étaient infimes respectivement: 355 et 261 voix, sans commune mesure avec les écarts séparant aujourd’hui les votes de Biden et de Trump dans cinq swing states : 49 064 votes en faveur de Biden en  Pennsylvanie ; 20 540 dans le Wisconsin ; 146 123 au Michigan ; 14 108 en Géorgie ; 12 614 dans l’Arizona et 36 870 au Nevada1. Dans ces conditions, il est exclu que le moindre recompte ne renverse le résultat de l’élection de 2020. Il est aussi hors de question que la Cour suprême se lance dans une opération comparable à celle du recomptage des votes de Floride. La baudruche de « la plus grande fraude électorale du siècle » se dégonfle sous nos yeux, un peu plus chaque jour et Trump sera bientôt contraint d’admettre la victoire, officielle cette fois-ci, de Joe Biden, le 6 janvier 20212. Selon les derniers résultats disponibles, Biden dispose d’une majorité de 306 grands électeurs et d’une majorité absolue de votes populaires (51% des voix, contre 47,3% pour le président sortant). L’écart entre Biden et Trump dépasse les 6 millions de voix, soit 3 millions de plus que l’écart séparant Clinton de Trump en 2016. Fort de sa double majorité du pays légal (306 grands électeurs) et du pays réel (79 843 807 votes au 19 novembre), Biden devrait être l’un des présidents les mieux élus depuis l’élection de Ronald Reagan en 1980.  

  • 1. Karl Rove, « This Election Result Won’t be Overturned », 11 novembre 2020. Les résultats du recompte manuel de plus de 5 millions de votes en Géorgie, publiés le 19 novembre, ont légèrement modifié l’avance de Joe Biden qui obtient in fine 12 284 votes. Voir Richard Fausset, ”Hand Tally of Georgia Ballots Reaffirms Biden’s Win”, New York Times, 19 novembre 2020.
  • 2. Voir D. Lacorne, « Le vote par correspondance est la meilleure arme des démocrates pour défaire le trumpisme », Le Monde, 17 novembre 2020.
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