Travailler avec Max Weber

16/11/2022

Béatrice Hibou et Jean-Pierre Grossein viennent de publier un ouvrage collectif, intitulé Travailler avec Max Weber, dont l’un des objectifs est de contribuer à une meilleure compréhension de l’œuvre de Max Weber, en cédant notamment la parole à des chercheurs (sociologues, économistes, historiens...) qui travaillent véritablement avec l’œuvre de Max Weber et qui ne se contentent pas de céder à la tentation de la citation. Les deux directeurs de l’ouvrage nous présentent leur initiative et pourquoi la traduction joue un rôle si essentiel dans la postérité d’une œuvre. 

Vous fondez votre ouvrage collectif sur une spécificité de la perception française de l’œuvre de Max Weber, qui voudrait qu’il y ait un Weber théoricien d’une part, et un Weber empiriste, de l’autre. Pouvez-vous expliquer l’origine de cette « opposition » dans la perception française ?

Notre constat de départ était double. D’une part, l’œuvre de Max Weber est souvent, et de plus en plus, citée mais elle est très souvent mal citée, simplifiant les arguments et la méthodologie de l’auteur, parfois avec des contresens (comme c’est le cas avec l’argument de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme) ou bien elle est citée uniquement comme une incantation, dans une recherche de reconnaissance ou de légitimité. D’autre part, la réception des travaux de Max Weber en France a transité par le filtre de traductions et de lectures qui en ont orienté le sens. Indépendamment du problème de la traduction sur lequel nous reviendrons, il est indéniable que cette réception a été fortement entravée par le fait que le champ des sciences sociales a été durablement accaparé par deux « écoles » (l’école durkheimienne d’un côté, le marxisme de l’autre) qui ont laissé peu de place à une appropriation féconde de l’œuvre wébérienne. Il en est résulté une lecture très partielle et partiale de cette œuvre, avec en particulier une méconnaissance des travaux empiriques de Weber, qu’il s’agisse des vastes enquêtes sur les travailleurs agricoles à l’est de l’Elbe ou sur le travail industriel ou encore ses longues analyses politiques empiriques de la Russie ou de l’Allemagne. D’où la perception durable en France d’un Weber fondateur d’une « grande théorie », théorie du politique incluse, Raymond Aron a joué un rôle important dans cette perception. Or l’œuvre wébérienne suggère que la réalité sociale ne peut être appréhendée que par une élaboration intellectuelle qui en propose une compréhension dans un va-et-vient perpétuel entre empirie et construction de concepts. 

En quoi la traduction de l’œuvre de Weber fait-elle débat ?

Si l’on se restreint aux problèmes de la traduction de l’œuvre wébérienne en français, il faut distinguer plusieurs problèmes : le caractère tardif des traductions, leur caractère sélectif et la question de leur qualité.

Alors que Weber meurt en 1920, il faut attendre 1959 pour que paraissent ses premiers textes en français, en l’occurrence Le savant et le politique (chez Plon, dans la traduction de Julien Freund avec une introduction de Raymond Aron), 1964 pour la traduction de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (traduction de Jacques Chavy) et 1965 pour la parution de Essais sur la théorie de la science (traduction et introduction de Julien Freund). Et c’est seulement en 1971 que paraît une traduction partielle de Économie et société (toujours chez Plon, dans une traduction collective dirigée par Jacques Chavy et Éric de Dampierre). 

Outre leur caractère tardif, l’intitulé des traductions montre leur caractère très sélectif et partiel, lequel ne pouvait favoriser une réception globale de cette œuvre. En revanche, cet état de fait a eu pour effet de renforcer le rôle des traductions anglo-américaines et de leurs commentateurs, à commencer par Talcott Parsons. Or les traductions en anglais de l’œuvre de Weber ont introduit des biais qui n’ont pas été sans effets sur la réception de l’auteur, y compris en France. Pour ne prendre que quelques exemples, on peut penser à des expressions qui ont fait florès bien qu’étant des traductions inexactes : « le désenchantement du monde » ou la « cage d’acier ».

Sans avoir la naïveté de penser que la réception d’une œuvre aussi complexe que celle de Weber a été déterminée par la qualité des traductions, on ne peut pas, sauf à vouloir ménager certaines susceptibilités, ignorer le caractère problématique des traductions citées ci-dessus. Le fait de s’être dans un premier temps attelé à l’analyse critique de ces traductions, avant d’en concevoir de nouvelles, n’a pas valu à Jean-Pierre Grossein que des encouragements.

Aujourd’hui, un plus grand nombre de textes ont été traduits mais nous faisons face à une dispersion des publications et à une absence de coordination dans les choix de traduction, ce qui ne facilite pas le travail de compréhension et qui ajoute à la complexité intrinsèque du texte wébérien des incertitudes supplémentaires d’interprétation. Aussi la vigilance critique à l’endroit des traductions reste une attitude salutaire, s’il s’agit de prendre la juste mesure de la langue wébérienne, riche en subtilités et, du même coup, en difficultés.

Il s’agit dans cet ouvrage collectif, de « donner à voir comment la langue théorique wébérienne peut aujourd'hui féconder des analyses empiriques à partir d’une meilleure connaissance de la conceptualité wébérienne ». Comment avez-vous travaillé ? Quelle est la genèse de ce projet ?

Cet ouvrage résulte en partie d’un colloque que nous avons organisé en octobre 2017 au CERI et à l’Institut historique allemand. Notre point de départ était triple. D’abord, comme nous venons de l’évoquer, nous voulions rendre justice à une pensée souvent caricaturée et mal comprise, voire mal connue et, ce faisant, rendre justice aussi au renouveau des traductions et au désir de certains traducteurs d’expliciter de façon précise et cohérente des concepts, des problématisations et des démarches propres à Max Weber. Ensuite, nous souhaitions montrer en quoi l’œuvre de Max Weber peut gagner à ne pas rester cantonnée aux seuls commentaires et aux seules disputes entre « spécialistes » wébériens.  Enfin, nous désirions mieux faire connaître la richesse des thèses mais surtout de la méthodologie wébérienne en montrant sa complexité et son actualité. Aussi avons-nous décidé de réunir des chercheurs en sciences sociales principalement français et allemands qui « travaillent » concrètement avec Max Weber. Des historiens, des sociologues, des spécialistes de science politique ou d’économie politique, des anthropologues… Des collègues qui ne se connaissaient pas forcément mais qui ont comme point commun de prendre au sérieux la conceptualisation ou la méthodologie wébérienne et qui ne se contentent pas de citer Weber « pour faire bien ». 

L’ouvrage est organisé en quatre sections, chacune introduite par un extrait d’un texte de Max Weber, dont l’objectif, vous le rappelez dans l’introduction, est de proposer des « ouvertures problématiques ». Pouvez-vous nous en dire plus, à la fois sur le choix des quatre thématiques et sur l’objectif des textes cités en tête de sections ?

Très classiquement, nous avons choisi de grandes thématiques qui fondent l’architecture de l’œuvre wébérienne, même si elles sont loin de la résumer à elles seules : le droit ; la bureaucratie et le gouvernement du social ; la démagification du monde ; l’art et la technique. Il nous a paru intéressant de mettre en regard des travaux qui traitaient de situations historiques, de contextes géographiques, d’empiries et de configurations sociales totalement différentes (du Moyen-Âge à la situation actuelle, de la France à l’Afrique, de la musique à l’agriculture en passant par la police ou le travail). Ces thématiques reflètent, mais seulement en partie, des thèmes travaillés par Max Weber lui-même. Aussi avons-nous conçu les rapprochements entre ces approches hétérogènes en tenant compte à la fois de la façon dont nos collègues lisaient les travaux de Weber et de la façon dont Weber avait conceptualisé ou abordé ces thématiques. 

Les textes de Weber cités en tête de chacune de ces sections ont précisément pour objectif de rappeler la complexité de la pensée wébérienne et de remettre en cause la vulgate souvent prégnante, y compris dans les milieux scientifiques. Ils mettent aussi en exergue les façons de raisonner et de démontrer qu’a continuellement développé Max Weber, l’art de la nuance et ce va-et-vient permanent entre empirie et conceptualisation. Surtout, ces textes ou ces extraits de texte sont caractéristiques de l’œuvre wébérienne : il ne s’agit pas d’énoncés dogmatiques qui ouvriraient la voie à une réflexion, à une façon de conceptualiser, à un type de conclusions à déduire. Au contraire, ils permettent des interprétations plurielles, des cheminements intellectuels différents, voire opposés. C’est également cela que nous avons cherché à montrer dans cet ouvrage collectif : le fait que l’on peut différemment faire appel à Weber.

En quoi cet ouvrage montre-t-il la contemporanéité de l’œuvre de Max Weber pour la recherche en sciences humaines et sociales ?

Notre ouvrage témoigne de cette contemporanéité d’abord et avant tout par la publication de textes de chercheurs d’aujourd’hui qui s’inspirent de la conceptualisation wébérienne. Cette contemporanéité transparaît également dans l’usage actuel d’interrogations soulevées en son temps par Max Weber qui aident à problématiser de nouvelles configurations. Cette contemporanéité se lit enfin et peut-être surtout par l’accent mis dans toutes ces contributions non sur les « conclusions » des travaux de Weber mais sur sa démarche, le déroulé de sa démonstration, ses manières de raisonner. 

Propos recueillis par Miriam Périer

Sommaire de l'ouvrage

J.P. Grossein et B. Hibou – Présentation du volume

J.P. Grossein – Introduction : La sociologie wébérienne comme science interprétative

Droit
M. Weber – Science juridique et sociologie (Congrès de sociologie allemande de 1909)
F. Chazel – La sociologie wébérienne du droit sous la loupe d'Hubert Treiber
C. Didry – Weber et le droit du travail. Les voies d'une autre histoire sociale
R. Melot – Enquêter sur les usages du droit. L'apport de la réflexion wébérienne

Bureaucratie et Gouvernement du social
H. Tyrell – Le type de la bureaucratie est-il un type de justesse objective ?
H. Treiber – Max Weber et la réforme du management public: Qu'a réellement à voir « l'État néo-wébérien avec Max Weber?
L. Fourchard – Domination et action policière au Nigéria et en Afrique du Sud
J.P. Olivier de Sardan – Max Weber à l'épreuve des bureaucraties africaines, ou vice-versa
B. Hibou et M. Tozy – Bureaucratie et ordre public. Gouverner « en entente » au Maroc

La démagification du monde
M. Weber – L’ascèse protestante et la vie active moderne (conférence de 1905)
J. Weiss – La démagification du monde, la science moderne et l’avenir de la religion
P. Gruson – La dimension éthique de l’action : entre probabilités et normes
T. Kroll – Le type-idéal wébérien du « charisme » dans la pratique historiographique

L’art et la technique
M. Weber – L’art et la technique (Extrait de « Neutralité axiologique »)
E. Anheim – Max Weber et la musique médiévale
E. Pedler – Cultures visuelles et rationalité technique
G. Bastin – Le démon wébérien du journalisme. Ordre de vie, anonymat et personnalité dans le siècle de la presse

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