Religions et classes sociales. Entretien avec Juliette Galonnier

02/05/2023

Juliette Galonnier, Assistant Professor au CERI à Sciences Po, nous parle de l'ouvrage Religions et classes sociales qu'elle a codirigé avec Anthony Favier, Yannick Fer et Ana Perrin-Heredia, paru à ENS Editions, collection Sociétés, Espaces, Temps, 2023.

Pouvez-nous nous parler de la façon dont est construit le livre et dont les différents chapitres s'articulent ?

Juliette Galonnier : Cet ouvrage réunit onze enquêtes qualitatives qui portent sur des traditions religieuses et des groupes sociaux très divers et qui mobilisent des entretiens, des observations ethnographiques, des archives ou de la cartographie. Par leur attention au détail et leur recours à la description dense, ces enquêtes explorent chacune de nombreuses facettes des liens entre religions et classes sociales, si bien qu’il n’a pas toujours été facile de les faire rentrer dans une table des matières ordonnée. Pourtant, trois lignes de force nous ont semblé se détacher, qui constituent autant d’étapes analytiques pour comprendre l’articulation entre religions et classes sociales, et qui nous ont donné les trois grandes parties de l’ouvrage. 

La première partie est ainsi consacrée à la fabrique des groupes sociaux et au rôle que jouent le religieux et la classe sociale dans la formation des frontières entre les groupes et au sein des groupes : on y découvre des superpositions intéressantes entre appartenance religieuse et appartenance de classe (des ouvriers catholiques et des patrons protestants dans une ville du sud de la France), mais aussi des réflexions sur les petites logiques de différenciation interne que permet le religieux au sein des classes sociales. 

La deuxième partie porte sur la manière dont l’articulation entre religions et classes sociales peut renforcer des mécanismes de domination ou au contraire favoriser des moments d’indistinction et de mise en suspens de l’ordre social. On y découvre notamment comment le dédain pour les pratiques religieuses populaires peut servir à renforcer des positions de classe dominantes (comme chez les élites argentines) ou comment la lutte pour la définition de la « bonne religion » recoupe souvent des luttes de classe (comme au sein de la jeunesse musulmane française). 

La troisième partie se concentre sur l’intersection du religieux et de la classe à l’échelle des destins individuels pour explorer de manière encore plus fine les mobilités sociales que permet le religieux (comme pour les officiers catholiques dans l’armée française) ainsi que les dissonances, les contradictions et les désajustements qui ne manquent pas d’apparaître dans les parcours.

Ces trois dimensions sont bien sûr toujours étroitement imbriquées dans la réalité du monde social et elles traversent chacune des enquêtes du livre, mais nous espérons que cette organisation permet aux lecteurs de mieux s’approprier la complexité des liens que nous mettons en lumière entre religions et classes sociales.

Comment expliquer la rareté des travaux, voire l’absence de travaux, sur les liens entre religions et classes sociales ?

Juliette Galonnier : On ne peut pas dire que ces travaux soient rares, car la question de l’articulation entre religion et classe sociale a longtemps été un grand classique des sciences sociales, de Marx à Weber, en passant par Durkheim, puis Bourdieu et d’autres, mais force est de constater que ces interrogations ont été délaissées au cours des dernières décennies. Il n’est pas toujours aisé de savoir pourquoi et comment des objets en viennent à disparaître des radars des chercheurs, mais on peut émettre plusieurs hypothèses, qui tiennent principalement à des logiques de spécialisations disciplinaires et à une absence de dialogue entre les chercheurs travaillant sur les religions et ceux officiant sur les classes sociales. Les premiers ont peut-être eu tendance à accorder trop d’importance aux processus d’individualisation du croire ou encore à l’irréductibilité du religieux, ce qui a pu conduire à négliger les déterminants sociaux de l’appartenance religieuse. Ils se sont aussi, à juste titre, concentrés sur l’interaction du religieux avec d’autres rapports et d’autres dynamiques sociales, comme le genre, la migration, l’ethnicité, la race – au détriment de la classe. Les seconds ont peut-être pâti d’un sentiment d’illégitimité ou d’inconfort à prendre à bras le corps les objets religieux qui surgissaient de façon impromptue sur leurs terrains, là où les théories de la sécularisation avaient plutôt prédit leur disparition. L’insuffisance des données quantitatives sur les appartenances et les pratiques religieuses contribue aussi sans doute à ce délaissement.

Quels sont les déterminants sociaux du religieux ? 

Juliette Galonnier :Cet ouvrage est une invitation à toujours réinscrire le religieux dans le social, c’est-à-dire à éviter une tendance bien actuelle qui est celle de survisibiliser le religieux ou d’interpréter le religieux uniquement par le religieux : la perception d’un religieux omnipotent qui serait la seule matrice explicative des visions du monde et des façons d’agir des fidèles ne nous satisfait pas. Cela peut paraître trivial mais il nous a paru nécessaire de rappeler que celles et ceux qui sont par exemple souvent désignés comme « musulmans » ne sont pas uniquement musulmans, mais aussi étudiants, ouvriers, avocats, employés, en situation de mobilité sociale ascendante ou descendante, etc., et que ces caractéristiques structurent tout autant, si ce n’est parfois davantage, leur rapport au monde que leur appartenance religieuse. De la même manière, le catholicisme n’a pas été le seul moteur de la Manif pour tous, qui a aussi été structurée par des principes plus classiques d’engagement (intérêts de classe, logiques de distinction, etc.). Certains chapitres de l’ouvrage montrent ainsi que des pratiques souvent comprises comme religieuses (comme le port du voile par exemple) s’expliquent aussi par la position des pratiquants et des pratiquantes dans la stratification sociale.

Pour autant, notre ouvrage n’adopte pas une vision déterministe du religieux, au sens où la classe sociale viendrait « prédire » de façon systématique des manières de croire ou de pratiquer le religieux. La finesse des enquêtes qualitatives met en lumière des désajustements, des zones de friction, des petites dissonances entre appartenance religieuse et appartenance de classe, qui montrent qu’il ne faut jamais céder à des interprétations trop simplistes des liens entre certaines positions sociales et certaines formes religieuses. La rencontre entre religion et classe sociale ne doit pas être prise pour argent comptant mais comme le résultat d’un travail d’ajustement. 

Comment la religion impacte-t-elle les trajectoires de mobilité sociale ?

Juliette Galonnier : Il s’agit d’une question empirique à laquelle on ne peut apporter de réponse générale et qui doit être explorée à l’échelle de chaque enquête de terrain. On voit dans l’ouvrage comment dans certains cas la religion accompagne les trajectoires de mobilité sociale. Par exemple, le chapitre consacré aux étudiantes musulmanes en situation d’ascension sociale montre comment elles en viennent à pratiquer un islam de plus en plus savant et livresque, qui les distingue de leurs coreligionnaires de milieu populaire. La religion peut aussi directement favoriser la mobilité sociale : ainsi, la réussite scolaire de ces mêmes étudiantes est aussi liée à l’incorporation précoce de dispositions religieuses (le goût de la lecture notamment) qui sont ensuite converties en ressources sociales, permettant l’investissement à l’école. Dans le chapitre consacré aux officiers de l’armée française, on observe aussi comment le fait d’avoir une culture religieuse ajustée (ici catholique) permet une meilleure intégration dans le corps professionnel et des formes de promotion. La religion peut aussi favoriser des carrières, comme le montre le chapitre sur le mouvement Gülen, au sein duquel des fidèles turcs issus des milieux ruraux d’Anatolie deviennent des cadres religieux internationaux qui partent vivre à l’étranger pour propager le message du mouvement. Cependant, tout devoir à l’institution religieuse expose à des risques : ainsi la répression du mouvement Gülen donne lieu à des formes de mobilité descendante brutales pour ces fidèles qui voient alors leur foi durement mise à l’épreuve du déclassement. Dans d’autres cas encore, comme dans le mouvement juif orthodoxe des Loubavitch, on voit comment le respect de règles religieuses strictes peut aussi empêcher des formes de mobilité sociale notamment en restreignant les horizons professionnels. Là encore, il n’y a donc pas de réponse univoque.


Quel rôle joue la religion dans la reproduction des inégalités de classe ? 

Juliette Galonnier : Sur ce point aussi, l’ouvrage fonctionne comme une sorte de guide pour la recherche, en rappelant qu’il faut porter une attention soutenue à ces questions au cours de l’enquête, car il n’est pas possible de déterminer a priori si la religion contribue au renforcement ou à l’atténuation des logiques de hiérarchisation sociale. Plusieurs chapitres mettent en évidence le rôle du religieux dans la naturalisation des inégalités de classe, comme la théologie de la prospérité au Guatemala, qui renforce le sentiment d’élection divine des classes supérieures, ou encore le message du Centre de la Kabbale, étudié dans un autre chapitre, qui vient conforter l’assurance statutaire des personnes en situation de réussite sociale (comme ce trader londonien qui s’émerveille chaque jour des portes qui s’ouvrent « miraculeusement » devant lui) alors qu’il inspire un discours de résignation aux autres. Le religieux peut à l’inverse avoir un rôle plus subversif (que l’on pense à la théologie de la libération ou aux formes de religion populaire) mais c’est souvent l’ambivalence qui l’emporte, ce que l’on voit très bien dans l’un des chapitres consacré à un village bulgare dans lequel se côtoient musulmans et orthodoxes : là où les rapports de domination, de classe et de genre peuvent se trouver renforcés par le religieux, il existe d’autres moments où des rituels religieux rassemblent tous les habitants, des temps de mise en suspens de l’ordre social. Toutes ces nuances sont travaillées dans l’ouvrage, qui ouvre un champ de recherche prometteur sur les conditions de production et de renforcement (ou non) des hiérarchies de classe par le religieux. 

Quels changements peut-on observer dans l’articulation entre religions et classes sociales ?

Juliette Galonnier : On l’a dit, l’ouvrage explore la façon dont le religieux participe à produire et à consolider des frontières sociales et celle dont les appartenances de classe influent sur la formation et la structuration des groupes religieux. Dans le chapitre consacré à des quartiers aisés de la région parisienne, on voit très bien comment l’appartenance aux classes supérieures se trouve comme cimentée par l’implication dans la paroisse catholique de la commune. L’ouvrage invite toutefois également à prêter attention à tous ces moments et ces situations où l’on peut voir les frontières bouger et évoluer, notamment quand des groupes religieux se diversifient socialement. Le chapitre consacré aux Loubavitch en France montre par exemple comment ce mouvement, qui a initialement recruté parmi les classes populaires, attire désormais des personnes de milieux de plus en plus aisés. En s’adaptant aux positions sociales de ses nouveaux adeptes, il reformule son message et, de ce fait, il se transforme. Là encore, cela ouvre un champ d’investigation très fécond : assiste-t-on à une orthodoxisation de nouveaux segments de la population ou à une édulcoration de l’orthodoxie à mesure qu’elle se répand au sein de nouveaux milieux sociaux ? On observe aussi des évolutions dans les luttes de classement par et pour le religieux. Ainsi, les façons de catégoriser des courants religieux de manière plus ou moins dépréciative évoluent en fonction de leur composition sociale. Dans le chapitre sur la Côte d’Ivoire, on voit comment dans ce pays, l’islam a longtemps été décrit comme la religion des pauvres avant que des cadres issus de l’élite francophone décident de réinvestir la tradition islamique et parviennent à lui conférer une nouvelle légitimité. Ce que la religion fait à la classe et ce que la classe fait à la religion n’est donc jamais totalement figé.

Propos recueillis par Corinne Deloy

Photo de couverture : Photo utilisée sur la cuverture de l'ouvrage.
Photo 1 : Couverture du livre Religions et classes sociales (Anthony Favier, Yannick Fer, Juliette Galonnier, Ana Perrin-Heredia, dir.), ENS Editions, collection Sociétés, Espaces, Temps, 2023.

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