Regards sur l’Eurasie. L’année politique 2020

08/02/2021

A l'occasion de la parution de l'Etude n° 254-255 Regards sur l’Eurasie. L’année politique 2020 , Anne de Tinguy, qui a dirigé l'ouvrage, nous a accordé un entretien. Olga Belova, rédactrice d'un texte sur les relations entre le Bélarus et la Russie dans cette Etude, a également répondu à nos questions.

En 2020, l’espace postsoviétique a été l’une des régions du monde où les turbulences ont été les plus fortes. A la pandémie se sont ajoutées différentes formes de violence et plusieurs contestations populaires. Vous écrivez que ces phénomènes s’inscrivent dans un processus de sortie du post-soviétisme. Qu’entendez-vous par là ?

Anne de Tinguy : L’année 2020 a en effet été marquée par de fortes turbulences. Elle a été un moment de grande violence sanitaire, mais aussi interétatique (guerre du Karabakh), politique (répression au Bélarus, empoisonnement d’une figure majeure de l’opposition en Russie) et environnementale. Ces violences ont provoqué de vigoureuses réactions. Dans plusieurs des Etats de l’Eurasie, par la contestation de résultats électoraux ou de décisions prises par le pouvoir ou par l’affirmation dans les urnes de leur volonté de changement, les populations se sont montrées déterminées à se faire entendre. Ces événements mettent en évidence deux phénomènes qui ne sont pas nouveaux mais auxquels la pandémie a donné un nouvel élan : le poids des peuples ainsi que l’ouverture vers le monde extérieur et la fragmentation de la région. Ils témoignent de la présence au sein d’une partie des populations d’Eurasie d’une volonté de rompre avec les régimes autoritaires, oligarchiques et corrompus qui sont ceux de nombre des Etats de l’ex-URSS. Ces événements confirment par ailleurs que l’Eurasie n’est plus l’espace unifié qu’elle était encore au lendemain de l’effondrement de l’URSS et que la place de la Russie dans ce qu’elle considère être la zone de ses intérêts privilégiés est de plus en plus contestée.

Ces derniers mois les contestations ont été spectaculaires dans plusieurs Etats de la région et aujourd’hui les manifestations en soutien à Alekseï Navalny se multiplient en Russie. Quelle est la signification de ces phénomènes ?

L’impact de la crise politique au Bélarus sur ses relations avec la Russie

Entretien avec Olga Belova

A la veille de l’élection présidentielle d’août 2020, la relation de Minsk avec Moscou s’était détériorée. Loukachenko a fait campagne sur la question de la souveraineté et il a sans cesse présenté la Russie comme un ennemi du Bélarus. Pouvez-vous nous expliquer ce revirement exceptionnel du dirigeant bélarusse ?

Olga Belova : Ces dernières années, Loukachenko a réussi non seulement à améliorer ses relations avec les pays occidentaux grâce à l’instrumentalisation de la crise ukrainienne mais aussi à renforcer la coopération du Bélarus avec la Chine dans le cadre du projet des Nouvelles Routes de la soie. Le succès relatif de sa politique multivectorielle lui a donné l’illusion qu’il pouvait prendre ses distances avec Moscou d’autant que les bénéfices économiques directs et indirects retirés de sa coopération avec la Russie ne cessaient de diminuer. Ainsi, le président bélarusse a cru pouvoir s’affranchir définitivement de la tutelle de Moscou et il est allé jusqu’à adopter une rhétorique antirusse lors de sa dernière campagne présidentielle à l’été 2020. Par ce positionnement, il souhaitait rappeler aux dirigeants russes que la loyauté géopolitique du Bélarus ne leur était pas acquise ad vitam æternam afin de mieux la monnayer par la suite, notamment par des concessions économiques. A l’intérieur, cette rhétorique antirusse était supposée de lui permettre de couper court à la critique de l’opposition qui évoquait une éventuelle menace de la perte de la souveraineté bélarusse à cause de la politique favorable à Moscou que menait Loukachenko depuis plus de deux décennies.
 
L’attitude antirusse de Loukachenko peut-elle expliquer la réaction de Poutine devant la contestation des résultats de l’élection présidentielle et la mobilisation des Bélarusses ?

Olga Belova : Le soutien tardif de Poutine à Loukachenko peut être effectivement interprété comme une petite vengeance du maître du Kremlin à la suite des déclarations anti-russes de Loukachenko lors de sa campagne présidentielle. Néanmoins, la Russie est l’un des rares pays qui accorde ouvertement son soutien aux dirigeants autoritaires de la région qu’il considère comme des piliers de la stabilité régionale face à la menace des révolutions de couleur. Ainsi, Poutine ne pouvait pas se permettre d’abandonner son allié biélorusse, qui allait de surcroît devenir bien plus conciliant vis-à-vis de la Russie en raison de son isolement sur la scène internationale.
 
Vous écrivez : « la priorité du Kremlin aujourd’hui ne consiste plus à soutenir coûte que coûte une personnalité prorusse mais à mettre en place un ensemble de leviers qui permettent de protéger les intérêts russes ». Pouvez-vous développer cette idée ?

Olga Belova : Si les dirigeants russes parviennent à éviter toute alternance dans leur propre pays, ils ne peuvent faire de même à l’étranger. L’influence politique russe dans l’espace post-soviétique est régulièrement défiée par l’imprévisibilité des résultats électoraux dans de nombreux pays, et ce depuis l’élection en 2004 de Viktor Iouchtchenko à la présidence de l’Ukraine en dépit du soutien ouvertement accordé par Moscou à son rival Viktor Ianoukovitch. Le dernier exemple en date de la perte d’influence de Moscou est l’élection de Maia Sandu à la tête de la Moldavie contre le candidat pro-russe Igor Dodon en décembre 2020. La diplomatie russe est aujourd’hui obligée de s’adapter, ce qui la conduit à envisager des moyens de pression suffisants pour promouvoir ses intérêts quelle que soit la personne ou la force politique qui parvient à diriger un Etat de son proche voisinage.
 
Comment voyez-vous l’avenir de la relation entre la Russie et le Bélarus, y compris au-delà de l’ère Loukachenko ?

Olga Belova : Dans l’immédiat, la dépendance de Minsk vis-à-vis de Moscou risque de s’accroître de manière considérable et cela au détriment de l’intérêt national bélarusse qui consiste à maintenir une relation de coopération à la fois avec la Russie et avec l’Union européenne.

Propos recueillis par Corinne Deloy

Anne de Tinguy : Les mobilisations ont en effet été spectaculaires. Au Bélarus, au Kirghizstan, en Russie - cet été et cet automne à Khabarovsk, puis aujourd’hui à Moscou, à Saint-Pétersbourg et dans d’autres villes du pays -, des milliers de personnes sont descendues dans les rues. Le phénomène en lui-même n’est pas nouveau : depuis longtemps, dans plusieurs des Etats de la région, y compris en Russie, les gens manifestent, souvent avec des revendications concernant leur vie quotidienne ou l’environnement. Ce qui est aujourd’hui remarquable, c’est d’une part que les mouvements récents sont, dans certains Etats, notamment au Bélarus, d’une ampleur et d’une durée inédites et qu’ils sont (ou qu’ils sont devenus) politiques. C’est d’autre part que la détermination d’une partie des populations à devenir acteurs de leur destin est désormais une donnée de fond du paysage politique dans l’espace postsoviétique. Ces mouvements se situent dans la ligne des révolutions de couleur qui ont éclaté en Géorgie en 2003, en Ukraine en 2004 puis en 2013-14, au Kirghizstan en 2005 et en 2010, en Arménie en 2018 ainsi que des contestations qui ont eu lieu en Russie, notamment, mais pas seulement, en 2011-12. A ce stade, au Bélarus comme en Russie, les débouchés politiques des contestations actuelles sont incertains. La répétition des mobilisations citoyennes dans un nombre croissant d’Etats de la région montrent cependant que la résolution des peuples de vouloir prendre la place qu’ils estiment leur revenir ne peut plus être ignorée par les régimes en place.

Ces contestations sont-elles liées d’une façon ou d’une autre au coronavirus ?

Anne de Tinguy : La pandémie a sans aucun doute contribué au déclenchement de ces contestations. Les Etats de la région ont tous été, à des degrés divers, sévèrement touchés par le coronavirus, ce qui les a plongés dans des situations de crise. Ils ne sont certes pas les seuls à être dans ce cas mais leur situation n’est pas la nôtre. Ces pays possèdent des systèmes de santé qui sont, sauf exception, peu développés et donc souvent défaillants et des dispositifs de garanties sociales qui sont faibles. Les plus pauvres d’entre eux sont en outre largement dépendants des transferts financiers opérés par ceux qui travaillent ou plutôt travaillaient à l’étranger et qui se retrouvent depuis la pandémie sans travail. La chute de l’activité économique a donc provoqué dans tous ces pays des tensions socio-économiques qui exacerbent le mécontentement social. En outre, les politiques menées par les dirigeants de ces pays n’ont pas toutes été à la hauteur des enjeux. Au Bélarus, le président Loukachenko, qui a longtemps été dans le déni, a fait preuve face à la pandémie d’une inconséquence qui a ulcéré ses concitoyens qui voyaient bien que le discours officiel ne cadrait pas avec leur réalité quotidienne. Les mensonges véhiculés par les médias officiels mis en lumière par les réseaux sociaux ont attisé la colère populaire. En Russie, au printemps dernier, le pouvoir a semblé davantage intéressé par l’adoption de la réforme constitutionnelle qui permet à Vladimir Poutine de se représenter à la fin de son actuel mandat en 2024 que par la gestion de la pandémie. De plus, le soutien économique mis en place par Moscou a été limité alors que la Russie dispose d’un fonds de bien-être national qui lui aurait permis d’être généreuse.

La Russie a été malmenée par plusieurs de ces événements, notamment par les mobilisations au Bélarus, mais aussi par la Turquie qui a joué un rôle déterminant lors de la guerre du Karabagh. Quel regard Moscou porte-t-il sur ces événements ? 

Anne de Tinguy : Pour la Russie, ces événements représentent de nouveaux défis. Ils ont donné un nouvel élan aux concurrences auxquelles Moscou est confronté et à la fragmentation de l’espace postsoviétique. A la faveur du conflit du Karabakh, la Turquie s’est imposée dans le Caucase du sud : l’Azerbaïdjan lui doit sa victoire militaire. Déjà présente dans les Etats turcophones d’Asie centrale et dans une moindre mesure en Ukraine - le président turc Erdogan s’est rendu à Kiev en février 2020 et il a reçu deux fois le président ukrainien Zelensky à Ankara -, la Turquie est devenue en Eurasie un acteur stratégique incontournable qui entame encore davantage les positions de la Russie dans la zone. Celles-ci sont largement mises à mal depuis des années par l’attraction exercée par d’autres acteurs extérieurs, en particulier par la Chine, l’Union européenne et les Etats-Unis. Les évolutions du Bélarus, qui est le plus proche des alliés de la Russie,  sont-elles aussi de nature à transformer les équilibres régionaux. Un Bélarus démocratique serait davantage en phase avec ses voisins européens qu’avec la Russie poutinienne. Autre scénario que redoute par-dessus tout le Kremlin, c’est celui d’une contagion. Les enquêtes de terrain menées cet été et à l’automne montrent que les Russes ont suivi de très près les mobilisations au Bélarus et à Khabarovsk et qu’une partie d’entre eux ont porté un regard positif sur ces événements. Quant à Navalny, un tiers des personnes interrogées par le centre Levada fin septembre estimait qu’il avait été « délibérément empoisonné ». L’attitude des jeunes et les manifestations actuelles de soutien à Navalny confirment que les rapports gouvernants-gouvernés sont en train d’évoluer en Russie.

Comment la Russie a-t-elle réagi à la crise bélarusse et à la guerre du Karabakh ? Quelle stratégie a-t-elle adoptée dans cette région qu’elle considère comme son pré carré ?

Anne de Tinguy : Dans l’ensemble, ces derniers mois, la Russie s’est montrée prudente. Au Bélarus, elle a eu une attitude modérée, très différente de celle qui a été la sienne en Ukraine en 2014. Au Karabakh, elle s’est posée en médiatrice entre les belligérants et ne s’est pas opposée frontalement à la Turquie. Faut-il en conclure que la Russie a renoncé à ses ambitions dans cette région ? Si Moscou avait infléchi sa politique dans le Donbass et en Crimée, je me poserais la question. Ce n’est pas le cas, je reste donc prudente. En réalité, dans ces différentes crises qui sont complexes, Moscou disposait d’une marge de manœuvre limitée. A titre d’exemple, un soutien ouvertement prononcé à Alexandre Loukachenko aurait risqué de susciter la colère d’une population bélarusse qui jusqu’ici n’a pas été anti-russe. Gagner du temps en recherchant un compromis constitue donc une solution pragmatique qui relève non pas tant d’un changement d’objectif que d’un souci de définir une stratégie qui tienne davantage compte des risques encourus. Au Karabakh, la Russie n’a apparemment pas voulu compliquer le rapprochement qu’elle a opéré depuis un certain temps avec la Turquie dans un contexte fortement marqué par les tensions qui dominent les relations de l’une comme l’autre avec les pays occidentaux.

Propos recueillis par Corinne Deloy

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