Redéfinir l’humanité par son patrimoine. Entretien avec Mathilde Leloup

20/11/2020

Mathilde Leloup est post-doctorante Oxpo au sein du Department of Politics and International Relations (DPIR) de l’Université d’Oxford et docteure associée au Centre de recherches Internationales. Depuis 2018, elle est co-responsable du séminaire du Groupe de recherche sur l’action multilatérale (GRAM) avec Guillaume Devin et Sarah Tanke. Sa thèse, intitulée Redéfinir l’humanité par son patrimoine : l'intégration de la protection des sites culturels dans le mandat des opérations de paix onusiennes vient d’être récompensée par le Prix Dalloz.
Mathilde Leloup répond à nos questions à propos de sa recherche, passée et actuelle.

Votre travail de doctorat s’intitule « Redéfinir l’humanité par son patrimoine : l’intégration de la protection des sites culturels dans le mandat des opérations de paix onusiennes ». Quelle est la thèse de la thèse ? 

Mathilde Leloup : À partir de juin 2012, le nord du Mali est occupé par le groupe terroriste Ansar Dine qui détruit les mausolées et manuscrits de Tombouctou classés sur la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. En réaction à cet événement, le Conseil de sécurité de l’ONU adopte, le 25 avril 2013, la Résolution 2100 qui demande à la nouvelle opération de paix onusienne lancée au Mali (MINUSMA) de « protéger les sites culturels et historiques du pays contre toutes attaques ». En 2015, les sites classés de Mossoul, Hatra (Irak) et Palmyre (Syrie) font à leur tour l’objet de destructions par l’État islamique. L’exemple de la MINUSMA devient alors le cœur d’un fervent plaidoyer de l’UNESCO pour la systématisation de la protection du patrimoine culturel immobilier (c’est-à-dire les monuments et les sites archéologiques) par les opérations de paix de l’ONU. 

La thèse de cette recherche était donc la suivante : si l’exemple de la protection du patrimoine culturel par la MINUSMA est passé du statut d’événement isolé à celui de symbole international, c’est parce qu’il donne corps à l’humanité, une notion aussi complexe que séduisante pour les organisations internationales. L’humanité est traditionnellement pensée par le droit à la fois par ce qui la menace — ses ennemis — et par ce qu’elle possède — un patrimoine commun. Or le fait que la MINUSMA intervienne à la suite des attaques perpétrées par un groupe terroriste à l’encontre du patrimoine mondial au Mali en 2012 semble en faire l’exemple idéal de la défense de cette humanité. Afin de donner forme à ce schéma narratif agonistique, certains acteurs (l’UNESCO, sa Directrice générale et certains de ses États membres) ont procédé selon trois étapes : une première étape de criminalisation des coupables des atteintes envers le patrimoine culturel (les groupes terroristes), une deuxième de victimisation des populations qui ont vécu la destruction des sites (les communautés locales) et une dernière étape d’héroïsation des défenseurs du patrimoine de l’humanité (l’UNESCO et ses partenaires). Cette hypothèse est née du constat selon lequel la situation de crise de 2012 à 2015, lors de laquelle les sites culturels du patrimoine mondial ont été détruits, s’apparente aux atmosphères de « panique morale » et d’« euphorie morale » décrites par Matthew Flinders et Matthew Wood1. La panique morale permet l’émergence d’un « agent social (groupe, communauté, individu) qui est craint par la société du fait de la déviance morale présumée de son comportement »2. L’euphorie morale mène, pour sa part, à celle d’un « agent social (groupe, communauté, individu) qui est aimé et admiré par la société du fait de la force morale de son comportement3 ». Cette opposition m’a permis de parvenir au triptyque de la criminalisation/héroïsation/victimisation qui forme les trois parties de la thèse.  

Ce triple processus révèle une instrumentalisation de la notion d’humanité à des fins politiques de la part des défenseurs d’une protection systématique du patrimoine culturel par les opérations de paix, leur permettant de se repositionner dans la « hiérarchie du multilatéralisme » tout en recouvrant paradoxalement toutes leurs actions du « voile enchanté de l’apolitisme » décrit par Jacques Lagroye4. Il a ainsi permis à l’UNESCO qui souffrait depuis sa création en 1945 d’une absence de mandat opérationnel d’être reconnue comme un « acteur humanitaire » (au même titre que le PNUD ou l’UNICEF) lors du Sommet mondial sur l’action humanitaire d’Istanbul de 2016. Il a aussi donné la possibilité à sa Directrice générale Irina Bokova d’apparaître comme une candidate crédible à la succession de Ban Ki Moon au poste de Secrétaire générale de l’ONU lors de sa campagne de 2016. Enfin, il a facilité l’obtention d’un siège de non-permanent au Conseil de sécurité à certains États, comme l’Italie.

Cette thèse a été codirigée par Frédéric Ramel (Sciences Po/CERI) et Dacia Viejo-Rose (Université de Cambridge/McDonald Institute) et elle a été soutenue le 29 novembre 2019 devant un jury composé de Franck Petiteville, Frédéric Ramel, Bob Reinalda, Valérie Rosoux, Andy Smith et Dacia Viejo-Rose. Elle a également fait l’objet de plusieurs publications, dont l’article « Heritage protection as stabilization: the emergence of a new “mandated task” for UN Blue Helmet » paru dans la revue International Peacekeeping en mars 2019. Après l’obtention du prix des Éditions Dalloz, cette thèse fera l’objet d’une publication au printemps 2021 chez cet éditeur sous le titre Défendre l’humanité en protégeant son patrimoine, un nouveau mandat pour les opérations de paix onusiennes

Quels terrains particuliers avez-vous exploré dans le cadre de ce travail ? 

Mathilde Leloup : Ce travail de thèse repose sur trois types de sources : l’observation participante au sein des organisations internationales, les entretiens semi-directifs et l’analyse archivistique. Pendant sept mois, j’ai mené une observation participante au sein du Secrétariat de l’UNESCO à Paris, en tant que stagiaire au Département de l’information du public (DPI) puis comme consultante de l’Office de la Directrice générale (ODG). J’ai ensuite poursuivi cette observation pendant trois mois comme stagiaire au sein de l’Équipe des affaires civiles de la Division des politiques, de l’évaluation et de la formation (DPET) du Département des opérations de maintien de la paix de l’ONU (DOMP) à New York. J’ai complété ces deux observations par 80 entretiens semi-directifs avec des fonctionnaires de l’UNESCO et de l’ONU, travaillant dans les secrétariats et sur le terrain (notamment au Mali, en Irak et en Syrie) mais également des fonctionnaires d’autres organisations telles que l’OTAN et de certaines armées (française et américaine notamment). J’ai également procédé à une analyse des fonds archivistiques de l’ONU et de l’UNESCO afin de documenter l’existence d’opérations de paix antérieures à la MINUSMA, qui avaient pris en compte la protection des sites culturels (celle du Kosovo par exemple). 

Sur quoi portent  vos travaux actuels ?

Mathilde Leloup : Je mène actuellement une nouvelle recherche dans le cadre d’un postdoctorat au sein du Department of Politics and International Relations (DPIR) de l’Université d’Oxford intitulée « La signification symbolique du patrimoine culturel, un défi majeur dans la communication stratégique des militaires ». Cette recherche est supervisée par Richard Caplan (Université d’Oxford/DPIR). 

Entre 2012 et 2015, la destruction systématique du patrimoine culturel devient une partie intégrante de la « communication stratégique » de certains groupes terroristes, qu’il s’agisse d’Ansar Dine au Mali ou de l’État islamique en Irak et en Syrie. Pour faire face à cette nouvelle stratégie, de nombreuses armées régulières formant les contingents des opérations uni- ou multilatérales (sous commandement de l’OTAN ou de l’ONU) prennent des initiatives en matière de protection des biens culturels, ces dernières étant également diffusées par le biais de leur communication stratégique. 

Dans ce contexte, ma recherche vise à répondre aux questions suivantes : pourquoi le patrimoine culturel devient-il une composante essentielle de la communication stratégique des belligérants dans le contexte de guerres asymétriques ? Sous quelles conditions la valeur symbolique du patrimoine culturel peut-elle représenter un atout stratégique pour les institutions militaires ? 

Mon hypothèse est la suivante : le rôle du patrimoine culturel dans les situations de conflit est souvent réduit à celui de cible apolitique, qu’il soit victime de « dommages collatéraux » lorsqu’il s’agit d’armées régulières ou de « destructions intentionnelles » lorsqu’il est question de groupes terroristes. Or il s’agit en réalité d’un outil politique de délégitimation de l’adversaire et de légitimation de soi dans une logique d’othering : pour les uns par des actions de protection et pour les autres par des actions de destruction. À l’heure des « guerres hybrides » mêlant des caractéristiques propres aux guerres conventionnelles, aux guerres asymétriques et aux cyberguerres, cette instrumentalisation des sites culturels est d’autant plus prégnante du fait de leur dimension symbolique extrêmement puissante. En d’autres termes, ma recherche vise à penser le rapport des institutions militaires à la dimension culturelle de leurs théâtres d’opérations en tant qu’enjeu stratégique, opératique et tactique.  

Vous êtes docteure associée au CERI. Avez-vous des projets spécifiques dans le cadre de cette association ?

Mathilde Leloup : Depuis deux ans, je suis co-organisatrice du séminaire mensuel du Groupe de recherche sur l’action multilatérale (GRAM) au CERI avec Guillaume Devin et Sarah Tanke. Ce séminaire transdisciplinaire est ancré dans une perspective sociohistorique et vise à présenter les enjeux contemporains du multilatéralisme, par exemple l’environnement, la mondialisation ou encore la transnationalisation. Il a également pour objectif de favoriser le débat entre universitaires et praticiens issus des organisations internationales, des ambassades et des ONG. En février 2020, le GRAM est devenu un Groupement de recherche (GDR) et j’ai été chargée avec plusieurs collègues de la coordination du projet Observatoire du multilatéralisme qui visera à assurer une veille sur les thématiques traitées par les organisations internationales (notamment l’environnement, la culture, etc.) à partir du printemps prochain. Je piloterai l’axe « multilatéralisme culturel » qui proposera un suivi des questions culturelles dans les organisations internationales, qu’il s’agisse par exemple de la protection du patrimoine culturel contre la destruction et le trafic illicite dans les situations d’urgence, ou de la contribution des industries culturelles aux objectifs du développement durable (ODG). 

Propos recueillis par Miriam Périer

  • 1. Matthew Flinders et Matthew Wood « From folk devils to folk heroes : rethinking the theory of moral panics », Deviant behavior, Vol. 26, n°8, 2015.
  • 2. Ibid., 644.
  • 3. Ibid.
  • 4. Jacques Lagroye (dir.), La politisation, Paris : Belin, 2003, p. 371.
Retour en haut de page