Que veut dire "tisser le temps politique"? Entretien avec Béatrice Hibou et Mohamed Tozy

05/05/2025
Couverture de l'ouvrage Weaving Political Time in Morocco

À l’occasion de la traduction anglaise de l’ouvrage de Béatrice Hibou et Mohammed Tozy initialement paru chez Karthala,Weaving Political Time in Morocco. The Imaginary of the State in the Neoliberal Age chez Hurst, revenons avec les deux auteurs sur la notion centrale de cet ouvrage à l’ambition théorique forte : tisser le temps politique. Béatrice Hibou et Mohamed Tozy répondent à nos questions dans ce court entretien. L’entretien réalisé à l’occasion de la parution de l’ouvrage en français reste disponible ici.

Que veut dire « tisser le temps politique » ?

Cette expression entend restituer le fait que la pluralité des répertoires de représentation, de mise en scène, d’action, de rationalité, de compréhension… que nous mettons en évidence en décrivant le plus finement possible des pratiques gouvernementales et des technologies de pouvoir se réfère à différentes durées, et parfois même à un temps extrêmement long.

C’est la démonstration centrale de notre livre : à partir du cas marocain, nous montrons que l’État, ses modes de gouvernement, ses ingénieries, son imaginaire ne peuvent se comprendre qu’en prenant en compte ce travail d’imbrication, de superposition, de croisement de durées et de temporalités différentes. Le registre impérial n’est pas un registre passé, il ne renvoie pas à la période précoloniale, à l’empire chérifien ; il est présent aujourd’hui, au cœur de l’État moderne, même si sa cohabitation avec le registre stato-national lui confère une nouvelle signification. La pandémie de la Covid, par exemple, nous a donné raison quant à l’importance de certains personnages subalternes, souvent considérés avec mépris comme des traces d’un temps révolu. Le moqaddem, (auxiliaires d’autorité à l’échelle du quartier ou du douar; le moqaddem se situe en bas des échelons de l’administration locale) auquel nous avons consacré un long développement dans l’ouvrage, s’est trouvé au centre du dispositif de gestion de crise. C’est à lui qu’on s’est adressé pour bénéficier d’une autorisation de circulation, quelle que soit la position sociale occupée ; c’est encore lui qui a été en première ligne pour identifier les foyers de l’épidémie et faire respecter les quarantaines.

Cette attention à l’imbrication des durées, à la diversité des temporalités est directement issue de notre terrain, de notre attention à la diversité des références temporelles des acteurs que nous avons observés et avec lesquels nous avons élaboré notre questionnement ; mais elle a également été permise par nos échanges avec nos collègues. Ainsi, les travaux de Jean-François Bayart autour de Bergson [dans L’Énergie de l’État par exemple] nous ont aidé à approfondir notre questionnement, même si nous l’avons exprimé différemment. Nous avons préféré parler de « temps tissé », en nous inspirant de l’arabe. Le temps est tissé par la généalogie, par l’isnad (cette chaîne de garants d’une information liée au Prophète) et par la silsilat (la chaîne de transmission) qui relient le commandeur des croyants mais également le simple croyant à son ancêtre, le Prophète, effaçant par-là la durée. La notion de « temps tissé » nous permet de nous distancier d’un parti-pris de linéarité qui substitue l’État-nation à l’empire chérifien dans une négation de cette imbrication des durées.

La question de l’enchevêtrement de différents temps émane d’abord de notre volonté de dépasser des lieux communs sur l’envahissement du passé ou même sur l’invention continue de la tradition, et surtout, de notre insatisfaction quant à la manière dont est abordée la diversité des comportements et des représentations des élites comme des citoyens ordinaires face à l’État et au politique, par le seul biais de la dualité : tradition et modernité ou a fortiori par une approche référant au mode de production - féodal ou composite - et par l’incapacité de ces caractérisations théoriques à dépasser les idées de contradiction, de duplicité, voire parfois de paradoxes.

Comment avez-vous pris en compte la revendication des acteurs qui expriment cette nécessité – ou cet art – d’agencer des temporalités différentes ? Comment caractériser des attitudes, des comportements, des actions qui ont pu vous apparaître en tension, voire contradictoires ?

Notre intuition a été, dès le départ, qu’il ne s’agissait pas d’une confusion de temporalités, ni même d’un « éclatement » du temps entre instances ou niveaux de sociabilité hétérochrones, mais qu’il fallait comprendre la distinction et la simultanéité de ces différents temps par les acteurs eux-mêmes, qui sont les premiers à entretenir ces différences et leur cohabitation. Tel est le cas par exemple, de ce haut fonctionnaire, polytechnicien franco-marocain, qui vit avec fierté et tranquillité le fait de mener des réformes de management les plus sophistiquées dans les entreprises publiques qu’il a eu à gérer (notamment la compagnie aérienne, la RAM) et, simultanément, celui de trouver normal et naturel de se comporter comme un khadim (serviteur du prince) au point d’accompagner le roi pendant des mois dans sa tournée africaine, en immobilisant un avion, assumant d’être le « caïd des haras » (celui, dans la cour, qui s’occupe des chevaux du sultan). Tel est le cas, aussi, de la cohabitation du baisemain et de la revendication de la citoyenneté – un comportement incompréhensible pour nombre d’observateurs extérieurs. L’acceptation générale du baisemain se fait au nom d’un héritage revendiqué et légitimé par la profondeur historique de la famille royale (et son ascendance prophétique), par la culture marocaine marquée par le culte des saints (qui est un marqueur fort aussi bien face aux islamistes que face aux laïcs) et par un ethos familial (geste de respect envers le père). Cette pratique du passé mais aussi du présent se conjugue sans tension avec l’idée d’une citoyenneté « désamorcée », c’est-à-dire d’une citoyenneté qui s’exprime de façon détournée mais n’en est pas moins l’expression d’enjeux politiques. La cohabitation de ces deux registres, de ces deux temporalités révèle un nouveau sens du baisemain où le politique n’est pas évacué. Une ethnographie du moment permet de voir ce geste - le baisemain du Roi - sous l’angle de la diversité des statuts : qu’on effleure la main ou qu’on la mouille, qu’on se contente de toucher l’épaule ou au contraire d’embrasser la main des deux côtés, que le Roi la retire ou la laisse… tout cela ressort d’une grammaire très subtile qui révèle non seulement des niveaux de proximité mais aussi des points de vue sur le registre temporel choisi. Il ne s’agit pas de soumission ou de renonciation sans conditions au statut de citoyen.

L’idée du temps tissé a tout à la fois émergé des acteurs eux-mêmes et de leur compréhension des actions qu’ils menaient et de nos observations ethnographiques des situations a priori contradictoires où les acteurs se mettent en scène avec naturel et aisance. L’imaginaire est central pour rendre intelligible l’usage du concept de tissage. Il permet d’appréhender ce qu’on peut appeler la complicité cognitive des acteurs et nous offre la possibilité de rendre compte de la complexité des situations de co-construction du sens sans être obligé de passer par les concepts de contradiction, de dualité ou de schizophrénie.

Propos recueillis par Miriam Périer, CERI.

Retrouvez nos éléments de valorisation recueillis à l'occasion de la parution initiale de l'ouvrage en français en suivant ce lien

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