Quatre questions sur l'Inde
A quelques semaines des élections législatives en Inde, Christophe Jaffrelot, qui publie L'Inde de Modi : national-populisme et démocratie ethnique aux éditions Fayard et qui a dirigé l'ouvrage collectif L'Inde contemporaine (Fayard, Pluriel), répond à nos questions.
L’élargissement de la base sociale du BJP et sa victoire en 2014 ont été rendu possibles par les promesses de Modi en termes de développement. Ces promesses ont-elles été tenues ? La récente défaite du BJP aux élections régionales dans 3 Etats du nord ne montre-t-elle pas les limites du national-populisme ?
Christophe Jaffrelot : Les promesses que Modi avaient faites en 2014 n’ont en effet pas été tenues. L’une d’entre elles concernait les créations d’emplois qui sont particulièrement peu nombreuses aujourd’hui, au point que le gouvernement en est réduit à dissimuler les chiffres. Alors que l’investissement privé était déjà en panne, l’économie a été très affectée par la décision de Narendra Modi, en novembre 2016, de retirer de la circulation les billets de 500 et de 1000 roupies - soit 80% de la masse monétaire utilisée par les Indiens au quotidien. Cette opération dite de « démonétisation » qui devait permettre au pays de se débarrasser de la corruption, non seulement n’a pas eu d’effet significatif dans ce domaine, mais a mis à genoux l’économie et notamment le secteur informel - largement majoritaire - où les transactions se faisaient toutes en liquide.
Les campagnes ont beaucoup souffert, alors qu’elles étaient déjà victimes de la politique de Modi consistant à garder des prix agricoles à un bas niveau pour ménager les consommateurs urbains, qui constituent le coeur de son électorat. C’est d’ailleurs à cause du vote paysan que le BJP de Modi a enregistré un cinglant revers en décembre dernier, lorsqu’il a perdu - au bénéfice du Parti du Congrès - trois des Etats de l’Inde du nord qu’il gouvernait depuis quinze ans pour deux d'entre eux.
Narendra Modi a œuvré à empêcher le déclassement des élites sociales et son action au cours des cinq dernières années a rétabli la domination des hautes castes dans le pays. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur ce phénomène ?
Christophe Jaffrelot : On touche là aux « sous titres » du national-populisme de Modi - et d'autres hommes politiques oeuvrant dans ce registre. Si Trump marque la revanche des suprémacistes blancs après huit années d’une administration Obama perçue comme favorable aux Noirs et aux Hispaniques, Modi a surtout été porté au pouvoir par les hautes castes en réaction à dix ans d’un gouvernement dirigé par le Parti du Congrès qui avait mis en oeuvre des mesures de discrimination positive en faveur des bases castes (en particulier à l’université) et - de manière plus limitée - des musulmans.
Le national-populisme de Modi a été l’instrument d’une revanche sociale de la part de hautes castes menacées de déclassement, dans la mesure où Modi, en bon nationaliste hindou, a cherché à unir les hindous contre les musulmans indiens, voire contre le pays qui est de plus en plus associé à ces derniers, le Pakistan. Il a pu le faire sur le mode populiste parce qu’il s'est lui-même présenté comme un outsider, un homme de la plèbe luttant contre l’establishment, l’élite politique incarnée par la « dynastie » des Nehru/Gandhi. Résultat : il n’y a jamais eu autant de députés de haute caste au parlement depuis les années 1980 !
Centralisation du pouvoir, marginalisation des minorités, remise en cause du sécularisme, la démocratie indienne est-elle en péril ? Peut-on parler d’une dégradation de l’état de droit ? Quelles conséquences celle-ci peut-elle avoir ? Peut-on encore qualifier l’Inde de plus grande démocratie du monde ?
Christophe Jaffrelot : L’Etat de droit est en effet menacé en Inde et le pays dégringole d’ailleurs dans tous les classements internationaux qui évaluent la qualité des démocraties dans le monde. Les indicateurs de ce déclin sont multiples : les attaques contre les minorités (musulmane et chrétienne) par des milices nationalistes hindoues montrent que les forces de l’ordre ne protègent plus tous les citoyens de la même façon ; la nomination d’amis du pouvoir à la tête d’institutions aussi variées que le Central Bureau of Investigation (le FBI indien) et le NITI Aayog qui a remplacé la Commission au plan en passant par les universités conduit à douter de la neutralité de l’Etat ; l’impossibilité faite à des milliers d’ONG de recevoir des fonds de l’étranger a forcé une majorité d’entre elles à mettre la clé sous la porte. Aujourd’hui, c’est l’indépendance de Commission électorale, chargée d’organiser les scrutins nationaux, qui suscite de nouvelles interrogations étant donné les entorses répétées - et impunies - du pouvoir au code de bonne conduite qu’elle a elle-même défini.
Le processus électoral est d’ores et déjà dégradé du fait d’une décision très controversée du gouvernement Modi, la création de « bonds électoraux » qui permettent aux donateurs désireux de financer un parti politique de le faire de façon anonyme. Cette mesure renforce le rôle de l’argent dans la politique indienne et permet aux hommes d’affaires proches du pouvoir de continuer à l’influencer dans le cadre d’un capitalisme de connivence1 (crony capitalism) d’une redoutable opacité. Dans ce contexte, la Cour suprême, et le système judiciaire en général, offre une belle résistance, mais ses décisions ne sont plus nécessairement appliquées et bien des tribunaux semblent aujourd’hui sous influence.
Enfin, comment l’Inde se projette-t-elle dans un monde où on assiste au retour des Etats ?
Christophe Jaffrelot : L’Inde, qui n’apprécie plus guère le multilatéralisme, aspire à devenir une puissance reconnue sur la scène internationale. L’ampleur de ses investissements militaires en témoigne, comme l’activisme diplomatique de Modi. Celui-ci s’est surtout attaché à résister à la Chine et au programme One Belt, One Road de Xi Jiping dans lequel Modi voit un risque d’encerclement de l’Inde. De fait, après le Pakistan, des voisins autrefois proches de New Delhi comme le Sri Lanka et le Népal risquent de devenir des protectorats chinois. Conscient qu’il ne pourra pas résister seul à la Chine, Modi s’est mis en quête d’alliés, aux premiers rangs desquels figurent les Etats-Unis, le Japon et la France. La capacité de l’Inde à devenir une puissance régionale dépendra toutefois de sa capacité à monter en puissance au plan économique et, en particulier, à développer une industrie robuste. Paradoxalement, les Chinois sont ici mieux à même que d’autres de développer les infrastructures dont l’Inde a besoin ! Ils sont déjà omniprésents dans le secteur de la téléphonie...
Propos recueillis par Corinne Deloy
L'Inde de Modi : national-populisme et démocratie ethnique, livre du jour de BFM le 26 mars 2019.
Ecoutez l'entretien avec Christophe Jaffrelot
- 1. Voir Christophe Jaffrelot, Le capitalisme de connivence en Inde sous Narendra Modi, Les Etudes du CERI, n° 237, septembre 2018.